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27
décembre 2019: Perte de
mémoire
Le président brésilien, Jair Bolsonaro,
est tombé lundi dans sa baignoire et
s’est cogné la tête. Et il a raconté
avoir perdu la mémoire, ne sachant
plus ce qu’il avait fait la veille.
La perte de mémoire, comme on sait, est
l’un des symptômes de la maladie
d’Alzheimer, en particulier la perte
de la mémoire récente : on publie
des évènements récents mais on garde
la mémoire des choses anciennes. De ce
point de vue, Bolsonaro est donc dans
la norme. Il semble cependant avoir
retrouvé toute sa mémoire pour
amnistier, à l’occasion de Noël, les «agents
publics qui font partie du système
national de sécurité publique
(police fédérale, police civile et
militaire, pompiers ; entre
autres) qui, dans l’exercice de
leurs fonctions ou en raison de
leurs fonctions, ont commis des
crimes (…) sans intention » ainsi
que ceux qui ont commis le même
crime lors de leurs
périodes de repos pour « éliminer
un risque existant pour eux-mêmes ou
pour un tiers ».
Mais il a oublié de gracier les
agents publics somnambules qui
avaient tué pendant leur sommeil. Ce
qui prouve qu’il n’a pas vraiment
recouvré toute sa mémoire. Personne
n’est parfait…

19
décembre 2019: Phonologie
Certains trouvent que la phonologie,
l’analyse du fonctionnement des sons
de la langage, est une science
complexe. Pourtant la chose est
simple. Considérez par exemple ce deux
mots, bon et con. Ils
se différencient sémantiquement par
l’opposition entre deux phonèmes, b et
k, comme dans bout et cou,
bas et cas, brique
et crique, etc… C’est
donc sur l’opposition de phonèmes que
repose l’opposition de sens entre les
deux éléments de ces différentes
paires. Il en va de même des paires
comme pain et bain, pont
et bon, pas et
bas, dans lesquelles la
différence sémantique repose sur
l’opposition entre les phonèmes
p et b. Et parfois un phonème
peut s’opposer à son absence, à zéro.
C’est le cas dans
grève et rêve,
révolution et évolution.
Vous avez compris ? Alors passons à
des travaux pratiques. La presse a
parlé hier, à propos de la mise en
accusation de Trump par la chambre des
représentants, d’événement historique.
Le susdit Trump a écrit une longue
lettre à la dirigeante démocrate Nancy
Pelosi, dans laquelle il l’accuse de
fomenter un coup d’état.
Question :
trouvez un adjectif
s’opposant sémantiquement à historique
grâce
à l’opposition et phonème o et é et
caractérisant le président américain.

17
décembre 2019: Vin kasher
Il y a une vingtaine d’années, à
Buenos-Aires, j’avais été invité à un
concert de tango au « Club del
Vino ». Arrivé en avance, j’étais
entré dans la boutique qui donnait son
nom au bâtiment, pour voir les vins
qu’elle proposait, et j’étais tombé
sur un rayon intitulé « vins
casher ». Je connais assez bien
la nourriture kasher et je ne voyais
pas bien ce que le vin avait à voir
avec la kashrout. Je me suis donc
renseigné et on m’avait tendu une
brochure expliquant en gros qu’un vin
kasher était du début du processus
(vendanges) jusqu’à la fin (mise en
bouteille) fabriqué par des mains
juives. Et le texte se terminait par
un
trait d'humour un peu
lourdingue: « mais les non juifs
peuvent le consommer ». J’avais
été un peu choqué par cette forme de
racisme : Imaginez qu’on vous
propose du coton, des bananes ou du
cacao garantis récoltés par des mains
blanches…
Et puis j’avais oublié cette anecdote un
peu surréaliste lorsque je suis tombé
dans le dernier numéro du Journal
du dimanche sur un article
intitulé « le vin casher à la
fête ». On y explique qu’un
propriétaire du Bordelais s’est lancé
dans la production de vins kasher, et
on en détaille le processus. Le grand
rabbin de Bordeaux forme des étudiants
des écoles rabbiniques à la
vinification pour qu’ils puissent
ensuite travailler dans les chais.
Tout le matériel doit être
« purifié » avant les
vendanges, toutes les opérations
doivent être menées par des religieux
et le vin doit ensuite passer par un
négociant juif pour être
commercialisé. En outre un chimiste
est chargé d’analyser des échantillons
du vin pour vérifier les enzymes et
les levures utilisés. Il y a quand
même là, après réflexion, un vague
lien entre cette vinification et la
nourriture kasher : pendant la
fête de Pessa’h en effet les juifs ne
doivent pas manger de pain au levain
et on doit même détruire ceux qui
seraient dans la maison. Mais cela
n’enlève rien au fait que tout cela
paraît bien raciste
Bref, vous croyez peut-être rêver, mais
non, nous vivons réellement une époque
moderne.

16
décembre 2019: Que
fais-tu pour ta langue?
Jeudi j’aurais dû être au Louvre, où le
ministère de la culture fête le
soixantième anniversaire de sa
création, pour participer avec
Jean-Marie Klinkenberg, Rozenn, Milin
et Barbara Cassin à une table ronde
sur le thème de « droits
culturels et langues ». Je devais
prendre un train pour Paris mercredi
et repartir vendredi à l’aube pour
Casablanca où on m’attendait pour un
colloque sur l’arabe marocain, la
« darija ». La SNCF étant
dans l’incapacité de garantir le
premier voyage, j’ai décidé de changer
de plan, d’annuler ma présence à Paris
et de partir directement jeudi de
Marseille pour le Maroc.
Mais j’avais commencé à réfléchir sur le
thème de notre discussion et je vais
résumer ci-dessous l’état de mes
cogitations. J’avoue
que je ne savais pas trop
bien comment me situer, de quel point
de vue aborder le débat car, sans
avoir jamais eu le sentiment de
changer d’opinion je me suis trouvé,
au cours des 50 dernières années dans
des lieux d’intervention et de parole
variés. J’ai donc commencé à noter
quelques repères biographiques.
Je
suis rentré la semaine dernière du
Sénégal où, comme toujours en Afrique,
on m’accueille comme l’auteur de Linguistique
et colonialisme, un livre publié
en 1974, il y a 45 ans, dont j’ai
parfois l’impression qu’il fonctionne
comme un Petit livre rouge, ou
comme un évangile selon saint
Louis-Jean alors que j’attends depuis
longtemps que des linguistes
africains, au lien de m’encenser,
prennent la suite, me critiquent s’ils
le veulent et aillent plus loin. Dans
les années 1970 j’ai continûment
analysé dans les colonnes de
l’hebdomadaire Politique hebdo les
mouvements minoritaires, la chanson
bretonne, occitane ou alsacienne,
interviewant des militants basques ou
irlandais. J’ai même, en 1972, été
cité comme témoin de la défense lors
du procès du FLB devant la cour de
sûreté de l’état. Par ailleurs je
travaille depuis 40
ans sur l’analyse de
situations plurilingues, en
particulier par le biais d’enquêtes
sociolinguistiques sur les marchés
plurilingues en Afrique, en Chine et
en Amérique latine. Et enfin ma
principale activité depuis des années
concerne le domaine de la politique
linguistique, et j’ai travaillé
plusieurs fois avec l’Organisation
Internationale de la Francophone ou la
Délégation Générale à la Langue
Française et aux Langues de France…
Tout
cela fait un peu désordre et, face à
la table ronde à laquelle je devais
participer, « droits culturels et langues », je me sentais
tiraillé entre différentes options.
Si je considère d’une part quelques interventions législatives récentes
en France, l’ajout à l’article 2 de la
Constitution en 1992 d’une mention de
la langue (« la langue de la
république est le français »), la
loi d’août 1994, dite « loi
Toubon », l’existence de
commissions de terminologie dans
différents ministères et une partie de
l’action de la DGLF, la non
ratification de la charte européenne,
je me dis que la France est sans cesse
sur une position défensive, en
particulier face à l’anglais mais
aussi face aux langues régionales.
Si je considère d’autre part la transformation de la DGLF en DGLFLF, les
nombreuses publications de cette
DGLFLF dans sa série de documents
« langues et cités », je me
dis que la France intervient de plus
en plus de façon positive dans ce
domaine.
Si je considère enfin l’introduction en 2008 dans la Constitution d’un
article 75-1 (« les langues
régionales appartiennent au patrimoine
de la France »), je me dis que le
patrimoine et sa défense relève
toujours du passé, qu’il s’agisse du
patrimoine matériel, des monuments
historiques par exemple, ou du
patrimoine immatériel, comme les
langues ou la tradition orale, et que
les langues régionales semblent
considérées comme des espèces en
péril, qu’il faudrait protéger comme
les baleines ou les bébés phoques.
Mais mon travail de sociolinguiste, mes enquêtes, mes analyses, me
montrent que les langues
appartiennent à ceux qui les parlent,
dépendent de leurs pratiques
quotidiennes, et que ces pratiques
n’ont guère besoin de l’aide de
l’état. Je sais en outre que la force
des langues repose essentiellement sur
deux choses : les sentiments
identitaires qui nous lient à elles,
et leurs fonctions sociales. Je
sais aussi, parce que mes
enquêtes me l’ont montré, qu’il y a
deux façons de résister pour une
langues menacées : la
transmission familiale, d’une
génération à l’autre, et le
renforcement de leurs fonctions
sociales. Les travaux de l’INED nous
montrent qu’en France la transmission
est très faible.
Quant aux fonctions sociales, elles sont
limitées, sauf pour ce qui
concerne les situations frontalières
(la place de l’alsacien ou du mosellan
dans les rapports professionnels
quotidiens avec l’Allemagne ou le
Luxembourg). Il est une autre fonction
qui renforce les langues, la fonction
véhiculaire,
mais en France elle favorise
uniquement le français.
Et tout cela me mènerait donc en gros à paraphraser une citation de John
Kennedy, ne demande pas ce que ton
pays peut faire pour toi, demande ce
que tu peux faire pour lui, qui
deviendrait ici avant de te
demander ce que l’état fait pour ta
langue, demande-toi ce que tu fais
pour elle.
Mais je ne serai pas à Paris jeudi ne saurait
donc jamais ce qu’on m’aurait répondu
ou opposé…

14
décembre 2019: Deux
élections
En Grande-Bretagne les élections
viennent de donner à Boris Johnson les
coudées franches pour réaliser
définitivement le Brexit, sauf imprévu
bien sûr, puisque les parlementaires
britanniques nous ont habitués à des
rebondissements inattendus et
ridicules. Certains s’en désolent,
d’autres sont contents d’en finir avec
cette tragicomédie. Pour ma part il y
a longtemps que je considère que
lorsqu’on s’assied à une table de jeu
on en respecte les règles, ce qui
n’était pas vraiment le cas de
Britanniques. En Algérie, c’est un
apparatchik du FLN qui a été élu
président de la république au premier
tour, mais avec près de 60%
d’abstentions, ce qui est énorme. Les
Britanniques en avaient assez de voter
et ont mis fin à cette mascarade
électorale à répétition en
plébiscitant Johnson, les Algériens ne
voulaient pas voter dans un scrutin
arrangé d’avance.
Deux élections donc, qui toutes deux
pourraient sembler mettre fin à un
suspense. Les Britanniques
quitteront l’Europe et l’Algérie a un
président de la république. Pourtant…
Pourtant le spectacle n’est pas fini.
Pour Johnson, ne boudons pas notre
plaisir : fils de la high
society, passé par les meilleurs
écoles, il nous a donné un spectacle
hilarant, une caricature de l’homme
politique, prêt à tout pour arriver au
pouvoir, mentant sans cesse, se
contredisant. Et ceux qui avaient aimé
les Monty Python ont dû adorer cette
bouffonnerie
et sont sans doute prêts à
crier en chœur « Encore !
Encore ! ». Quant à
l’Algérie, elle a certes un président,
mais rien n’a vraiment changé. Cette
élection ne mettra sans doute pas fin
au Hirak, aux manifestations qui,
depuis des mois, regroupent chaque
vendredi des milliers d’Algériens.
Après avoir dégagé Bouteflika, ils
veulent un autre régime, avec des
militaires dans les casernes et des
hommes politiques d’un autre temps à
la retraite. En bref, ils pourraient
reprendre un slogan de la
« révolution »
égyptienne : Ech
cha’b
yourid isgat en nazam (le
peuple veut se débarasser du système).
Mais le système n’est sans doute pas
prêt à se laisser mettre à la porte.
29
novembre 2019: Succès ?

Depuis lundi, les chaînes de Radio
France sont en grève : sur France
Inter, France Culture, France Info ou
France Musique, à part des flashes
d’information et quelques rares
émissions, on a pu entendre des bandes
musicales. Et, le premier énervement
passé, on se dit que ce n’est pas mal,
mais pas mal du tout, ces plages
musicales. On découvre des chansons ou
des morceaux qu’on ne connaissaient
pas, et comme il n’y a pas d’annonces,
on se demande à qui appartient telle
ou telle voix, qui est ce compositeur
ou ce pianiste… Ils devraient pourtant
se méfier, les grévistes, car on
arrive parfois à se dire qu’il est
salutaire de se désintoxiquer de
certaines émissions pour écouter de la
musique, rien que de la musique.
Mais au fait, ils faisaient grève
pourquoi, les gens de France Inter,
France Culture, France Info ou France
Musique ? La direction a annoncé
la suppression d’ici 2022 de 203
postes, par le biais de départs à la
retraite ou de départs volontaires non
remplacés, et les grévistes
demandaient l’abandon pur et simple de
ce plan. Le problème est qu’ils n’ont
strictement rien obtenu à ce
jour : la direction reste droite
dans ses bottes, comme disait l’autre.
Alors les uns parlent d’un conflit sur
la durée, et le syndicat national des
journalistes annonce que la grève
reprendra plus tard, les autres, comme
la CGT, annoncent que la grève pourra
reprendre dès lundi. Mais tous ont
déclaré jeudi, lors d’une conférence
de presse, que la grève avait été
« un succès ». Un
succès ? Oui, un succès, car la
grève a été suivie, même si elle n’a
rien obtenu.
Il y a longtemps, bien longtemps, succès
signifiait « ce qui arrive
de bon ou de mauvais » à la fin
d’un acte ou d’une action. En
gros il y avait un lien entre le mot succès
et le verbe succéder. C’était
à l’époque de Rabelais. Mais
aujourd’hui succès signifie
quelque chose comme « fin
heureuse »,
« réussite ». Alors de deux
choses l’une. Soit les syndicats sont
linguistiquement très conservateurs,
soit ils sont très optimistes. A moins
que, bien sûr, le succès en question
soit celui des organisations
nationales, qui ont "réussi" leur
grève, mais pas celui des
travailleurs, qui ne voient rien
changer. Dans tous les
cas, cependant, la lutte continuera.
Ou pas…

27
novembre 2019: Elections
piède à cons?
En 1881 Léo Taxil écrivait La
Marseillaise anticléricale, dont le
refrain disait :
Aux
urnes, citoyens, contre les
cléricaux !
Votons, votons et que nos voix
Dispersent les corbeaux !
Je
n’ai
pour ma part pas toujours été chaud
partisan du système électoral, il
m’est même arrivé d’appeler à
l’abstention et beaucoup d’entre nous
scandions naguère élections
piège à cons. Mais ce qui vient
de se passer à Hong Kong constitue un
beau plaidoyer pour ce système
démocratique. On sentait déjà un
frémissement en observant les
inscriptions sur les listes
électorales : 400.000 nouveaux
inscrits ces derniers mois. La
participation est venue confirmé ce
mouvement : 71% de votants contre
47% en 2015, un taux record. Et les
résultats, eux, sont sans appel :
17 district sur 18 remportés par les
« anti-Pékin », une
véritable baffe pour le pouvoir
central. Avec la publication par le New
York Times de documents
concernant la répression au Xinjiang
dont j’ai déjà parlé ici (voir 19
novembre), cela fait deux grosses
épines dans le pied de Pékin.
Etrangement, au moment où j’écris, les
réactions sont plutôt discrètes en
Chine. Seul le ministre des affaires
étrangères a déclaré que Hong Kong
c’était la Chine et que peu importait
ce qui se passait dans ces élections.
D’accord, monsieur le ministre. Mais
il y a une chose que je ne comprends
pas. Puisque Hong Kong c’est la Chine,
pourquoi la première réaction
vient-elle des affaires
étrangères ? Parce que le peuple
chinois ne sera pas informé de ces
résultats et que seuls les étrangers
s'y intéressent?

23
novembre 2019: Une arme
secrète dans la culotte
J’ai longtemps conseillé à mes étudiants
de sémiologie d’analyser les
publicités télévisuelles Et nous
avions, il y a une quarantaine
d’années, dégagé une sorte de machisme
inhérent illustrant le statut qu’on
cherchait à imposer à la femme dans la
société, en particulier dans le
couple. Le plus intéressant, de ce
point de vue, était ce qu’on y disait
des produits pour la vaisselle ou la
lessive.
Roland Barthes avait, dans une de ses Mythologies
(« saponides et
détergents », article qui date de
1954) étudié la façon dont on
présentait les « qualités »
d’Omo, Paic, Persil
, Lux ou Crio, en
donnant une image euphorique de ces
produits censés laver plus blanc, en
profondeur et sans attaquer
les tissus, et il terminait par une
flèche assassine :
« Euphorie qui ne doit d’ailleurs
pas faire oublier qu’il y un plan ou Persil
et Omo c’est tout
comme : le plan du trust
anglo-hollandais Unilever ».
Mais il ne s’intéressait pas aux
utilisatrices de ces produits. Or les
publicités que nous avions étudiées
avec mes étudiants étaient
caricaturales. Je n’en donnerai qu’un
exemple, que je décris de mémoire. On
voit, par la porte ouverte d’une salle
de bain, un homme sortant de sa douche
ou de son bain en train de se sécher
la peau avec une serviette. Au premier
plan, hors de sa vue, une femme
l’observe, l’air un peu inquiète, et
on entend sa voix :
« va-t-il se rendre compte que
j’ai lavé sa serviette avec (Omo ou
Persil ou Lux, je ne
me souviens plus de la marque) ».
Mais je vous parle là de temps anciens,
et personne aujourd’hui n’oserait
afficher un tel machisme, une telle
assignation de leur rôle domestique
aux femmes. Il y a même une marque, Ariel,
qui fait pénitence avec une pub sur le
partage des tâches dans le foyer. Tout
cela est donc fini. Encore que…
Encore que, chassez le machisme par la
porte il revient par la fenêtre. Pas
pour vendre de la lessive cette fois
mais des protections contre les pertes
urinaires. Frappé par une de ces
publicités j’en ai cherché d’autres
et, surprise, il n’y a que des femmes.
Une femme mince, élancée, explique que
son slip anti-pertes est non seulement
joli mais très efficace. Une autre
explique que grâce à sa serviette
spéciale elle peut vivre sans soucis.
Tiens donc, il n’y a que des
femmes ? Les hommes n’ont-ils pas
de fuites urinaires ? Je me suis
renseigné : oui, ils en ont
aussi. Et pourtant !
Un dernier exemple, la marque Tena
discreet. Elle nous montre une
femme en survêtement, dans une salle
de sport, qui lève des haltères et
lance : « Pertes
urinaires ? J’ai une arme secrète
dans ma culotte ». On appréciera
l’élégance de la formule. Aux
dernières nouvelles, la même marque
préparerait une campagne « pleine
d’humour » en direction des
hommes. On peut lui faire confiance.

19
novembre 2019: Virus
Il y a en Chine moins de 2% de musulmans
(ce qui fait quand même une vingtaine
de millions de personnes) et, en
trente-cinq ans de séjours réguliers
dans ce pays, je n’en ai réellement
rencontrés qu’à Xian, capitale de la
province du Shaanxi, qui était le
départ de la route de la soie. On les
appelle les Huis, et ils occupent au
centre de la ville tout un quartier
(le « quartier musulman »)
très touristique. On y trouve des
mosquées, des boutiques de toutes
sortes, mais ces musulmans ne se
distinguent guère, physiquement, des
Hans (les Chinois), même s’ils sont
sans doute d’une lointaine ascendance
perse
ou arabe. Mais ils ne parlent pas
arabe (du moins je n’en ai jamais
entendu parler arabe, et ceux auxquels
j’ai parlé arabe ne comprenaient rien)
et les inscriptions indiquant les
restaurants musulmans sont toutes
écrites de la même façon, avec la même
calligraphie arabe, une sorte de
copié-collé, comme un logo halal.
Il y a dans le pays une dizaine de
millions de Huis, mais il y a
également dans le nord-est environ
neuf millions d’autres musulmans, en
particulier les Ouïghours, dans le
Xinjiang, qui eux parlent turc. Et,
depuis des années, des bruits
couraient sur le sort que leur réserve
le pouvoir central. On disait qu’on
séparait les parents de leurs enfants,
pour bourrer le crâne de ces derniers
et leur apprendre le mandarin et les
empêcher de parler turc, que la police
était partout, que l’on traquait ceux
qui ne boivent pas d’alcool ou portent
la barbe, qu’il s’agissait d’un
véritable génocide culturel, on
racontait des tas de choses, mais
essentiellement sur la base de
« on dit » ou de « ouï
dire ».
Les choses ont changé lorsque, samedi
dernier, le New York Times a
publié des documents que l’on pourrait
appeler les Ouïghourleaks, qui
comporte selon Libération « 96
pages de discours inédits du président
Xi Jinping, 102 pages de discours de
cadres du parti, 161 pages de
directives et de rapports sur la
surveillance des citoyens et 44 pages
d’enquêtes internes », bref une
véritable mine. Derrière ces fuites il
y a bien sûr un lanceur, ou une
lanceuse, d’alerte, et l’on peut
supposer que le pouvoir le, ou la,
recherche activement. Mais cela prouve
que, dans les hautes sphères du
pouvoir, il y a quelques opposants.
On apprend dans ces documents que les
fonctionnaires disposent d’une guide
bourré d’éléments de langage, pour
apprendre par exemple à répondre aux
questions des étudiants qui, rentrant
chez eux pour les vacances, de
retrouvent pas leurs parents. On leur
explique qu’ils doivent être
reconnaissants aux autorités, car
« quel que soit l’âge, tous ceux
qui ont été infectés par le virus de
l’extrémisme religieux doivent être
soignés et mis en quarantaine avant
que la maladie se répande ».
Moi qui suis athée de chez athée, qui me
fous des religions comme de ma
première chemise mais qui ne supporte
pas les dérives terroristes de
certains musulmans, je me sens assez
libre pour exprimer mon aversion face
à ces pratiques chinoises. Le
vocabulaire utilisé (infectés, virus,
soignés, quarantaine, maladie) n’est
pas innocent. Le religion est l’opium
du peuple, disait Marx, et je suis
assez d’accord avec lui. Mais de là à
considérer les religions comme des
maladies ou des virus, il y a un large
pas. En outre, nous avons tous entendu
les mêmes termes, dans d’autres pays,
en particulier mais pas seulement
arabes, à propos de l’homosexualité.
Et pourquoi pas, demain, pour les non
communistes, pour les manifestants de
Hong Kong (qui sont déjà traités de
terroristes) ou pour tout autre groupe
social qui gêne le pouvoir.
Nous vivons décidément une époque
moderne, qui risque de nous ramener à
l’usage de la psychiatrie que faisait
la Russie stalinienne.

15
novembre 2019: Une deux, une
deux....
Les professionnels de santé étaient hier
dans la rue et j’ai noté en écoutant
la télévision un de leurs slogans, Hôpital
en
colère, y’en a marre de la galère. Il
y a très longtemps que je travaille,
dans diverses langues, sur les
slogans, ces formes que les
manifestants scandent en défilant et
sur la façon dont, spontanément, ils
adaptent la structure de leur langue,
les contraintes parfois de l’accent
tonique ou des oppositions entre
longues et brèves au rythme de la
marche, qui est toujours à deux temps,
un pied puis l’autre, une deux, une
deux, une deux…. . Hôpital en
colère, y’en a marre de la galère en
est un nouvel exemple, qui illustre
parfaitement ce que j’ai pu décrire
par ailleurs.
Tout d’abord, et comme
très souvent, ce slogan rime
(colère galère) et cette rime
le découpe en deux segment. Mais ils
n’ont pas la même longueur (six pieds
pour le premier, sept pour le second).
Or la scansion va les ramener à deux
unités rythmiques semblables par une
jeu sur la longueur des syllabes. Le
premier, Hôpital en colère, est
scandé comme naguère Mitterand
président, lui
aussi composé de six syllabes, avec
une suite de deux brèves et une
longue, ou de deux croches et une
noire, répétée deux fois. Ainsi les
six syllabes sont ramenées à quatre
unités, ou à quatre temps, compatibles
avec le rythme de la marche.
Le traitement de y’en a marre de la
galère est plus complexe car
nous avons sept syllabes qu’il faut
donc ramener à quatre temps. Et la
solution est encore dans un jeu sur la
longueur. Si y’en a marre est
traité comme hôpital ou en
colère, deux brèves une longue,
ou deux croches une noire, de la
galère présente une difficulté
supplémentaire : comment ramener
ces quatre syllabes à deux
temps ? Et la solution passe
parce ce le solfège appelle un
triolet, une suite de trois notes
correspondant à un seul temps.
C’est-à-dire que les trois syllabes de
la ga ont la même longueur que
la syllabe lère. Et je suis
sûr que, si je me suis bien fait
comprendre, vous n’aurez aucune
difficulté à scander maintenant ce
slogan comme il l’était hier dans les
rues de Paris.
Derrière tout cela il y a ce que
j’appelle une compétence rythmique,
une façon d’imposer spontanément la
loi du corps (les deux temps de la
marche : on n’imagine pas une
troupe défiler sur un air de valse ou
de java) à la langue.

13
novembre 2019: Divers
Vous avez sans doute noté que j’ai dû
arrêter quelques temps mes billets. A
mon retour de Singapour j’ai découvert
des problèmes d’accès à mon site que
j’ai mis quelques jours à résoudre
(pour être honnête, avec l'aide de mon
copain Michel).
Je reviens donc à mes notes de voyage et
tout d’abord à une
information assez étonnante que j’ai
trouvée dans un quotidien local (The
strait times, 4 novembre 2019).
En Indonésie le ministre des affaires
religieuses a déclenché un débat en
annonçant que le gouvernement pourrait
interdire le port du tchador et du
voile dans les bâtiments
gouvernementaux. Et il a ajouté qu’il
faudrait aussi interdire aux hommes
fonctionnaires le port du pantalons
d’arrêtant milieu du mollet, qui a la
faveur des islamistes radicaux.
L’Indonésie est le plus grand pays
musulman du monde, et le ministre des
affaires religieuses annonce là des
décisions qui s’apparentent fort
à la laïcité française… Allez
comprendre.
Dans le même numéro le récit d’une
attaque au couteau à Hong Kong qui a
fait six blessés. Les témoins ont
déclaré que le suspect « parlait
mandarin ». Traduisez : il
ne parlait pas cantonais et il n’était
donc pas de Hong Kong. La lutte pour
la démocratie est en même temps un
combat culturel, une défense de la
langue locale ou un refus de se
laisser imposer la langue officielle
venue de Pékin (le cantonais est
toujours une des langues officielles
dans l’île).
Enfin, dans un autre numéro du même
journal local je suis tombé sur un mot
que je ne connaissais pas : netizen.
Il s’agit bien sûr d’un
néologisme, parallèle à citizen,
« citoyen », construit sur city,
pour désigner ce que nous appelons en
français internaute et non
pas netoyen. Le suffixe -naute
vient d’un mot grec désignant le
navigateur, qui a aussi donné nautique,
nautile et, bien sûr, le Nautilus
de Jules Vernes. L’internaute
navigue donc sur le Net comme
l’astronaute navigue dans les astres.
Et les deux mots, internaute et
netizen, on le même sens. Mais
je suis frappé par le fait qu’en
anglais on soit membre du Net (comme
le citoyen est membre de la cité)
tandis qu’en français on y passe, on y
navigue, ce qui implique l’existence
de ports où l’on peut s’arrêter.
Tirez-en ce que vous voulez.

8
novembre 2019: De Singapour
au Cameroun, et
des langues au caoutchouc

Je viens de passer quelques jours à Singapour, invité par le SWF
(Singapore Writers Festival) qui avait
cette année pour thème A language
of our own, thème qui convient
parfaitement à cette île-état
surpeuplée et plurilingue.
Singapour a une superficie de 721 km2,
douze fois moins que la Corse pour
vous donner une idée, et un nombre
d’habitants 17 fois plus grand que la
même Corse. Un rêve pour
sociolinguiste ! Et la
constitution rend en partie compte de
ce Babel asiatique : quatre
langues officielles (anglais,
mandarin, tamoul et malais) et une
langue nationale (le malais). Mais
l’anglais, langue héritée bien sûr de
l‘époque coloniale, est partout, dans
l’administration, le commerce,
l’environnement graphique (les plaques
des noms de rues par exemple ne sont
qu’en anglais) tandis que la langue
« nationale », le malais,
qui apparaît certes dans le texte de
l’hymne national, n’est utilisé que
dans l’armée, comme langue de
commandement.
Le système scolaire est entièrement bilingue,
tout le monde apprenant l’anglais et
une des trois autres langues, selon
l’origine ethnique de la famille. Les
« Malais » étudient
donc en anglais et malais, les
«Chinois »en anglais et mandarin
et les « Indiens »
en anglais et tamoul. Mais une bonne
partie de la population d’origine chinoise de
Singapour parle cantonais, hakka ou
teochew, et 60% seulement de celle
d’origine indienne parle tamoul.
C’est-à-dire qu’il y a, dans ce
domaine comme dans d’autres, un
autoritarisme de l’état qui
assigne
(ou impose) à certains
citoyens une identité linguistique
passant parfois par une langue qui
n’est pas la leur.
Et
en
fait, l’anglais semble s’imposer
jusque dans les familles. Ainsi, une
enquête du ministère de l’éducation
publiée en octobre et menée auprès des
parents d’élèves montre que 70% en
moyennes des enfants d’origine
chinoise, malaise ou indienne parlent
surtout anglais à la maison. Le
système qui apparaît donc d’abord
comme très respectueux du
plurilinguisme est peut-être en train
de préparer en deux ou trois
générations la domination de
l’anglais. A moins que…
A
moins que l’anglais lui-même ne soit à
terme menacé par le singlish (l’anglais
de
Singapour) que certains considèrent comme un créole et contre lequel
le gouvernement lutte avec
acharnement, demandant aux citoyens
d’utiliser l’anglais standard. Mais
le singlisj est parlé
partout, dans les rues, entre amis,
et on commence même à écrire dans
cette langue des romans ou de la
poésie. La situation est donc à
suivre avec intérêt.
J’ai participé, au festival des écrivains, à
deux tables rondes, l’une sur Language
death et l’autre sur The
future of language. Woody Allen
a dit un jour qu’il est très difficile
de faire des prévisions, surtout
lorsqu’il s’agit de l’avenir, et tout
ce qui précède montre qu’il avait
raison. Mais l’investissement de
Singapour dans la défense du
plurilinguisme a peut-être ses
limites.
Il existe en effet une grosse société
singapourienne, Halcyon Agri,
géant du caoutchouc qui possède de
nombreuses filiales à travers le
monde, en particulier, au Cameroun,
l’entreprise Sud Cameroun Hévéa.
Celle-ci a obtenu d’une façon douteuse
(on parle de diverses corruptions) le
droit de raser 10.000 hectares de
forêt primaire pour y planter des
hévéas, l’arbre à caoutchouc, afin de
fournir les fabricants de pneus,
Michelin, Goodyear ou Bridgestone.
Bien sûr cet immense territoire était
peuplé, essentiellement par des
pygmées, qui sont obligés de dégager.
Et ils finiront sans doute dans une
ville, où ils
perdront en une ou deux générations
leur langue. En outre, le territoire
en question, la réserve du Dja, est
classé au patrimoine mondial de
l’UNESCO. Ce qui signifie qu’aux yeux
de la société Halcyon Agri le
caoutchouc importe plus que le
patrimoine mondial de l’UNESCO, plus
qu’une population de pygmées, plus que
leur langue.
J’ai bien sûr raconté cette histoire à la
table ronde sur Language Death,
mais cela n’a pas eu l’air d’étonner
spécialement la soixantaine de
personnes qui y assistait. Comme quoi
la défense du plurilinguisme est à
dimension variable.

27
octobre 2019: Promotion et
école hôtelière

Je
me
suis, cette année, fait piéger au
moins trois fois en allant voir des
films dont les media disaient le plus
grand bien et que j’ai trouvé nuls.
Bien sûr, mon opinion n’est pas
raison, mais cela m’avait tout de même
mis la puce à l’oreille.
Or,
dans
la semaine qui s’achève, les choses
sont allées très loin, trop loin
peut-être. Mon chien stupide,
un film d’Yvan Attal, dans lequel il
joue avec son épouse, Charlotte
Gainsbourg, est sur toutes les ondes.
Invité jusqu’à trois fois dans la
semaine sur la même chaîne de radio,
dans deux émissions en trois jours sur
la même chaîne de télé, le couple est
partout. Au point que le pauvre Attal
ne trouve plus rien de nouveau à dire
et se répète d’émission en émission,
joue pareillement la même partition
avec sa femme, on s’engueule un peu,
on fait rire, on se duplique de medium
en medium. Une vraie
indigestion ! Et ce qu’ils disent
me laisse une fois de plus penser,
peut-être à tort, que le film sera
indigeste. Bien sûr, il y a là une
belle opération de promotion. Des
coups de téléphones, des attachées (ou
des attachés, mais c’est plus rare)
convaincants ou complices, la flemme
ou le j’m’en foutisme ou le copinage
de certains journalistes, bref tout
cela débouche sur un insupportable
bourrage de crâne. Le résultat est que
(encore une fois peut-être à tort) je
n’irai pas voir ce film. Mais tout
cela me met en rage, car j’ai le
sentiment, une fois de plus, que
certains animateurs ont appris leur
métier à l’école hôtelière et qu’ils
posent leurs questions comme on passe
les plats, qu’ils remettent le couvert
dès qu’un copain se produit quelque
part. Certains pourraient penser qu’il
y a quelque part des retours
d’ascenseur, que les animateurs ou les
journalistes s’y retrouvent quelque
part, mais je ne me livrerai pas
à de telles insinuations. Simplement,
je trouve que la déontologie
professionnelle est parfois battue en
brèche.
Je
sais,
il y a pire. Juste un exemple, pour
vous couper définitivement l’appétit
(décidément ce billet donne dans la
gastronomie) : CNews et le
Figaro
Magazine continuent
à faire une place en or à Eric
Zemmour, Beurk !

25
octobre 2019: Lecture

Ma
vie
est, depuis quelques semaines,
bouleversée et je me rends compte que
j’ai complètement oublié d’annoncer un
livre que j’ai publié en septembre.
Il
s’appelle
My Tailor is still rich, les
glottotropies à travers l’histoire
de la méthode Assimil, et il est
publié aux CNRS éditions. Le titre
peut paraître étrange (rassurez-vous,
le livre est écrit en français) mais
je suis persuadé que vous comprendrez
aisément le clin d’œil en anglais et
le néologisme hellénisant.
18
octobre 2019:
Prestidigitation

Il y a bien
longtemps (en 2004 pour être précis)
je publiais dans Libération une
tribune libre dont je vous donne
ci-dessous le texte intégral.
QU’EST-CE QU’UN SIGNE ?
(ostentatoire, ostensible ou
visible)
La France politique discute aujourd’hui sur
l’adjectif qui conviendrait le mieux
dans une loi visant à interdire les
signes d’appartenance religieuse à
l’école : faut-il interdire les
signes ostentatoires (montrés de façon excessive, indiscrète) ostensibles
(portés avec l’intention d’être
remarqués) ou visibles
(qui peuvent être vus). On voit
bien sûr immédiatement que les deux
premiers adjectifs sont problématiques
et que seul le troisième ne prête pas
à discussion : quelque chose est
visible ou invisible, sans possibilité
intermédiaire, tandis qu’il n’y a pas
solution de continuité avec
ostentatoire ou ostensible, qu’il sera
toujours possible d’arguer à
longueur de journée.
On imagine déjà les débats
portant sur le fait que tel ou tel
signe serait plus ou moins
ostentatoire, plus ou moins
ostensible, et ce choix mènerait à des
arguties sans fin, au coup par coup,
assorties de manifestations diverses,
sur la dimension d’un bandana, sur la
longueur d’une croix voire même sur la
possibilité de porter en classe une
casquette qui recouvrirait la kippa.
La République entrerait dans le plus
grand ridicule puisque la Loi serait
incapable de s’auto-interpréter.
Mais
il y a dans ce débat, du moins aux
yeux du linguiste et du sémiologue que
je suis, une chose étrange :
personne ne semble se demander ce
qu’est un signe. Tous les intervenants
citent le voile, la kippa et la croix
(avec ici une restriction : elle
ne doit pas être trop grande),
c’est-à-dire les manifestations de ce
que l’on considère actuellement comme
attentatoire à la laïcité.
Mais demain ? Ne
risque-t-on pas d’assister à des
discussions sans fin sur d’autres
façons d’afficher son appartenance qui
pourraient apparaître, d’autres
religions ou sectes bien sûr,
mais aussi les nouvelles
façons que les musulmans, les juifs ou
les chrétiens pourraient inventer pour
se manifester.
Mon propos n’est pas ici d’intervenir dans ce
débat, mais de souligner d’abord que
la différence entre les adjectifs visible et ostensible ou
ostentatoire
est, bien sûr, que le premier
entretient une opposition digitale
avec non visible ou invisible
tandis que les deux autres relèvent de
l’analogique. Cependant ce problème
n’est pas sans lien avec la notion de
signe, oubliée dans cette discussion,
et l’on peut se demander si ce n’est
pas sur elle que devrait porter le
débat, si le problème du digital et de
l’analogique ne se pose pas au sein
même du signe.
On
sait
que l’ancêtre de la linguistique
structurale, Ferdinand de Saussure,
considérait que le signifiant et le
signifié, étaient aussi indissociables
que les deux faces d’une feuille de
papier, qu’en coupant dans l’un on
coupait dans l’autre. Jacques Lacan a
mis un peu désordre dans cette vision
euclidienne (la feuille de Saussure ne
peut se concevoir que dans un espace à
deux dimensions) en donnant au
signifiant une place prépondérante.
C’est à partir de lui qu’on cherche à
atteindre le signifié, en tenant de
franchir la « barre ». Or ce
que nos politiques veulent interdire
ce n’est pas un signe mais un signifié
(qui dit en gros « je revendique
mon appartenance à telle ou telle
religion ») et ils ne disposent
pour l’instant que de trois exemples
de signifiants, la kippa, le voile et
la croix. Mais une grande maison de
vente par correspondance vient de se
rendre compte qu’on lui avait fourgué
des T-shirts sur lesquels
s’inscrivait, en arabe, un passage du
Qoran : personne n’avait perçu le
signifié derrière ce signifiant.
L’anecdote est intéressante car elle
préfigure de futurs débats et de
futurs conflits. Pour renvoyer au
signifié que veut proscrire la loi des
petits malins vont s’ingénier à
produire du signifiant à la pelle ou,
si l’on préfère, inventeront des
formes nouvelles pour le même contenu.
Que faire si les chrétiens se mettent
à porter un poisson ? Si les
musulmans exhibe une sourate du
Qoran ?
La
sémiologie
pose parfois des questions
embarrassantes et l’on peut se
demander si la meilleure façon
d’interdire ce signifié anti-laïque
n’est pas d’imposer un signifiant
unique. L’uniforme à l’école ?
Cela fait bien sûr un peu rétro, un
peu réac. Mais le signe ainsi émis ne
poserait plus de problème.
Je
ne suis plus exactement sur les mêmes
positions en ce qui concerne la
théorie du signe linguistique, et ma
conclusion, que je voulais ironique,
n’a peut-être pas été perçue comme
telle à l’époque, mais le
problème général n’a guère
changé aujourd’hui. Voici que l’on
s’interroge sur la gradation des
signes (ou des indices) de
radicalisation . Vous vous
souvenez sans doute du feuilleton
télévisé Columbo dont le
principe était très simple. Dans
chaque épisode, le spectateur avait vu
le crime, en connaissait le meurtrier
et disposait d’un certain nombre de
preuves, avant même que l’inspecteur
Columbo apparaisse. La question qu’il
se posait n’était donc pas « qui
est l’assassin ? » ou
« comment a-t-il commis son
crime ? » mais
« comment et quand Columbo
va-t-il découvrir ce que je sais
déjà» ?
L’avantage
de
l’enquêteur n’avait cependant pas pour
autant disparu puisque, le plus
souvent, le criminel allait être
démasqué grâce à d’autres indices, et
c’était là toute la spécificité de la
série. Elle
s’apparentait en fait, dans sa
technique d’exposition des faits, à la
prestidigitation. De façon peut-être
paradoxale, malgré son étymologie
(« agilité des doigts »), la
prestidigitation est une affaire de
pieds. Une des techniques du
prestidigitateur
consiste en effet à détourner
l’attention du spectateur
en se mettant, grâce au
déplacement de ses pieds, dans une
position lui permettant de diriger les
regards vers un point de l’espace où
il ne se passe rien d’important pour
effectuer une manipulation dans un
autre point de l’espace. Or, dans les
épisodes de Columbo c’est la
caméra qui jouait le rôle des pieds du
prestidigitateur. En choisissant
certains plans, certains points de
vue, on montrait certaines choses au
spectateur et on en omettait d’autres,
celles qui allaient servir à
l’enquêteur.
Les
autorités chinoises viennent
d’inaugurer un nouveau discours à
propos de ce qui se passe à Hong Kong.
Je passe du coq à l’âne ? Vous
allez voir que non. Le nouveau
discours consiste à dire que les
milliardaires de Hong Kong, qui
contrôlent très largement le marché
immobilier, sont les premiers
responsables de la crise : les
prix sont trop élevés et les jeunes ne
trouvent pas à se loger. On voit la
ruse de la raison qui se profile
derrière cette interprétation :
les manifestants ne réclameraient pas
la démocratie mais un accès au
logement, et la Chine serait ainsi
blanchie. On voit tout de suite le
parallélisme avec le prestidigitateur
ou avec la caméra de Columbo :
on détourne le regard vers autre
chose, un autre objet ou une autre
interprétation, en faisant du même
coup oublier, ou ne pas voir, la chose
principale, l’interprétation
principale.
Le
débat sur le voile qui est en train de
s’enflammer à nouveau et de diviser
les familles politiques relèvent
peut-être du même principe du
prestidigitateur. On attire
l’attention sur un bout de chiffon
sensé être un symbole identitaire ou
religieux pour détourner les regards.
Mais se posent alors deux questions.
De quoi détourne-t-on les
regards ? Et qui est
« on »? Le problème est que
ces deux questions peuvent avoir des
réponses diverses, mais pas
nécessairement exclusives l’une de
l’autre. « On » peut par
exemple faire braquer les regards vers
une pauvre femme malmenée par un élu
d’extrême droite pour les détourner
des manœuvres de l’islam politique qui
cherche à noyauter la société
française. Mais « on » peut
aussi faire braquer les regards vers
une supposée atteinte à la laïcité
pour les détourner de positions
racistes. Comme le pouvoir chinois
tente de transformer des
revendications démocratiques en
revendications sociales ou
immobilières.
Et
c’est sur ce point que, depuis 2004,
j’ai un peu changé de position par
rapport à la théorie du signe. Les
signes ou les indices sont toujours
ambigus, un signifiant ne renvoie pas
à un signifié qui lui serait
consubstantiel, il
doit
toujours être interprété. Et l’on peut
parfois intervenir sur cette
interprétation, la truquer ou
l’influencer. Suivez mon regard. Et
regardez les pieds du
prestidigitateur.
11
octobre 2019: Terroristes et
radicalisés

L’étymologie
de terroriste est presque
transparente, venant de terreur,
qui lui-même vient du latin terror,
« terreur, effroi,
épouvante ». Le terroriste est
donc celui qui pratique ou inspire la
terreur.
Or,
depuis une poignée de semaines j’ai
successivement entendu à la télévision
chinoise les manifestants de Hong Kong
traités de terroristes (et,
accessoirement, des séparatistes), le
président turc Erdogan dire que les
Kurdes étaient des terroristes, la
presse allemande parler du
« terroriste d’extrême
droite » de Halle et le président
français parler des terroristes
islamistes. C’est-à-dire que ceux qui,
à Hong Kong, réclament la démocratie
ou ceux qui au Moyen-Orient ont lutté
contre le soit disant état islamique
et luttent pour leur identité sont mis
sur le même plan que ceux qui
assassinent de façon aveugle, tandis
que l’on oublie que l’armée turque
intervient dans un pays étranger, la
Syrie, et que la Chine ne respecte pas
un accord international découlant de
la formule de Deng Xiao Ping,
« un pays, deux systèmes ».
On voit ainsi qu’une définition, même
tirée des meilleurs dictionnaires, ne
nous dit pas grand-chose et que le
sens des mots vient de leurs usages,
qui peuvent être extrêmement
fluctuant.
Les
choses sont encore plus complexes pour
ce qui concerne le terme radicalisé,
dont l’étymologie peut également
paraître transparente. Venant bien sûr
de radical, qui lui-même vient
du latin radix, « racine »,
il
devrait signifier quelque chose comme
« qui remonte aux sources »
ou « qui est remonté aux
sources ». Mais
il y a eu là une sorte de
contamination par le mot arabe salafiya,
de salaf,
« ancêtre » ou
« prédécesseur », un
mouvement sunnite prétendant revenir
aux pratiques musulmanes à l’époque de
Mahomet (dont, par parenthèse, on ne
sait pas grand-chose). Il s’agit en
fait d’un mouvement prônant une
lecture littérale du Coran, qui s’est
d’abord manifesté par le quiétisme,
refusant de s’impliquer dans la vie
politique et se consacrant à la
doctrine. Mais le terme salafisme
a ensuite désigné l’islam politique
puis le jihadisme, ce qui nous
ramène au terrorisme et à l’état
islamique.
Il y a
donc là une nébuleuse sémantique alors
que plus que jamais nous avons besoin
de termes précis. Il
est clair que lorsque Pékin parle de
terrorisme à propos de Hong Kong il y
a une volonté de brouiller de carte,
ou de mentir si l’on préfère. Mais
lorsqu’ils appellent à lutter contre
la radicalisation, les responsables
politiques utilisent un terme flou,
qui désigne un processus dont on voit
mal les contours et les causes.
Comment reconnaître un radicalisé ?
On (c’est-à-dire en l’occurrence le
ministre français de l’intérieur,
Castaner) nous parle du port de la
barbe (il en porte lui-même une), du
refus de faire la bise aux femmes ou
de la zébiba, ce mot arabe qui
désigne à l’origine le « raison
sec » et aujourd’hui la trace
calleuse que portent ceux qui
prient frénétiquement en tapant
leur front contre le sol. Tout cela
n’est ni sémantique ni politique. La
radicalisation est un processus qui
vient sans doute d’un endoctrinement
(il ne semble pas que l’on puisse
naître radicalisé) qui passe en
particulier par certaines mosquées,
par certains réseaux sociaux, par
certaines chaînes de télévision, par
certaines écoles. Pour ne donner qu’un
exemple (que je m’emprunte à moi-même,
voir mon récent livre My tailor is
still rich, les glottotropie à
travers l’histoire de la méthode
Assimil), six
« écoles associatives »
d’île de France donnent des cours
d’arabe à 14.000 élèves, soit le
double des effectifs des élèves
arabisants de l’Education nationale.
Quel arabe ? Et quelle
idéologie ? C’est peut-être là
une des choses que les politiques
auraient intérêt à investiguer…

8
octobre 2019 : Geringonça

Je ne suis pas vraiment spécialiste du
portugais mais geringonça,
comme son équivalent espagnol jerigonza,
signifie d’abord « argot »,
« jargon », « chose
incompréhensible ». Il a pris en
outre en portugais le sens de
« construction improvisée »,
« mécanisme complexe »,
« engin », et désigne depuis
quelques années la coalition
improbable regroupant le les
socialistes, le communistes et le Bloco
de esquera (le « bloc de
gauche » comparable aux
Insoumis français), coalisation qui
gouverne le Portugal depuis 2015.
Cette nomination à l’origine
péjorative (la coalition apparaissait
comme une magouille politique) est en
train de changer de sens. Le premier
ministre, Antonio Costa, a d'ailleurs
déclaré que « les Portugais
aimaient la geringonça ». En
effet il vient de gagner les élections
et avec 106 députés socialistes il
frôle la majorité absolue, mais le
bloc avec ses 19 députés et les
communistes lui renouvellent leur
soutien.
Il est vrai qu’en trois ans les
socialistes et leurs alliés ont ramené
le déficit public de 11 à 0,5% tout en
augmentant les retraites et le salaire
minimum. Bref, comme le dit la sagesse
populaire, l’union fait la force, mais
elle peut en outre être efficace et
permettre de mener une politique
sociale de gauche.
Et l’on se prend à rêver : PS
plus PC plus France insoumise plus
éventuellement Verts (mais ils ont
pris en France la grosse tête),
n’est-ce pas possible ? Hélas, on
disait naguère que la droite française
était la plus bête du monde, mais on
peut appliquer le même diagnostic à la
gauche.

30
septembre 2019: Aveuglement ou
complaisance

Je
rentre de dix jours passés en Chine
et retrouve une France subitement
chiraquisée. Une sorte d’union
nationale autour de lui,
sympathique, proche du peuple, grand
politique… On croit rêver ! Ou
oublie qu’il fut poursuivi par les
affaires, celles des emplois
fictifs, des faux emplois, des HLM
de Paris, qu’il détournait des fonds
publics pour alimenter son parti,
qu’il laissera condamner à sa place
ses plus proches collaborateurs
(Alain Juppé, Michel Roussin,
Louise-Yvonne Cassetta), qu’il fut
d’ailleurs plus tard condamné à deux
ans de prison avec sursis pour
« prise illégale
d’intérêt », “détournement de
fonds publics », « abus de
confiance » et « délit
d’ingérence ». On oublie aussi
qu’en 1991, dans un discours à
Orléans, il caressait dans le sens
du poil son public un passage que Le
Pen aurait pu prononcer :
« Comment voulez-vous que le travailleur
français qui habite à la Goutte-d'or où je me promenais avec Alain Juppé
il y a trois ou quatre jours, qui
travaille avec sa femme et qui,
ensemble, gagnent environ 15 000
francs, et qui voit sur le palier à
côté de son HLM, entassée, une famille
avec un père de famille, trois ou
quatre épouses, et une vingtaine de
gosses, et qui gagne 50 000 francs de
prestations sociales, sans
naturellement travailler ! [applaudissements nourris] Si vous ajoutez à cela le
bruit
et l'odeur [rires nourris],
eh bien le travailleur français sur le
palier, il devient fou ».
Soit
les Français ont la mémoire courte,
soit ils trouvent normal de voler
l’argent public et de proférer des
propos racistes. Il est vrai que,
comme le chantait Brassens, « les
morts sont tous des braves
types », mais il y a des limites
à l’aveuglement ou à la complaisance.
Je reviens donc de Chine et, là-bas
aussi, on peut se demander où passe la
frontière entre aveuglement et
complaisance. On a beaucoup parlé en
Europe des cameras qui filmaient tout
dans les rues pour traquer les
« délinquants » mais les
choses commencent dès la douane.
Photo, prise d’empreintes de tous les
doigts des deux mains, photo encore à
l’hôtel, reconnaissance faciale à
l’entrée de différents bâtiments, etc.
Les gens que j’ai interrogés trouvent
cela normal. C’est, disent-ils, pour
assurer la sécurité. Quant à ce qui se
passe à Hong Kong, les gens sont
sous-informés par les media mais ils
répètent le plus souvent le discours
officiel : ce sont de
« terroristes » qui sont
dans les rues. Le territoire compte
environ sept millions d’habitants, il
y a eu trois millions de manifestants,
ce qui constitue effectivement un taux
important de terroristes. Bref, il
vaut mieux en rire. Et pour cela je
vous invite à aller à cette
adresse :
https://video.tudou.com/v/XMTk4MjY1NTcyOA==.html?__fr=oldtd
Vous
y trouverez un hilarant récit des
aventures d’un touriste italien à
Malte.

17
septembre 2019: Petite pause

Je viens de subir un
deuil cruel et je vais prendre un peu de
distance. Une pause, donc, pendant deux
ou trois semaines.

6
septembre 2019: Démographie et
langues

Michel
Feltin-Palas, journaliste à
l’Express, a mis en ligne le 3
septembre sur son site boutdeslangues
un texte intitulé « Paris n’est
plus la première ville francophone
du monde ». Son argumentation
était simple : selon un rapport
de l’ONU sur « les villes du
monde en 2016 », Kinshasa
compte 12,1 millions d’habitants tandis que Paris n’en compte
que 10,9. Il en concluait que
« dans
quelques
décennies, 70 % des locuteurs de notre
langue vivront en Afrique et moins de
20 % en Europe », tout en
reconnaissant que la notation de
locuteurs était floue. Le lendemain, sur France
Inter, dans l’émission Boomerang,
Augustin Trapenard reprenait
l’information, sans citer sa source.
Pour les deux journalistes, donc,
Kinshasa était le ville comprenant
le plus grand nombre de
francophones.
On
dit depuis longtemps que l’avenir du
français se joue en Afrique,
affirmation qui, sans être
totalement fausse, doit cependant
être largement nuancée. Il y a en
effet deux choses très différentes à
prendre en compte. D’une part la
démographie de l’Afrique, dont la
croissance galopante est
indiscutable, et d’autre part la
connaissance du français par les
population de pays africains membres
de la Francophonie, ou pour être
plus précis ayant le français comme
langue officielle. Et, sur ce
dernier point, il faut encore
distinguer entre la situation de
l’enseignement
(et l’école de la RDC, dont
Kinshasa est la capitale, est dans
un état lamentable) et la politique
linguistique des pays africains
(dont certains pourraient très bien
décider, un jour ou l’autre, de
changer de langue officielle). Il
faut donc prendre ces chiffres et
ces projections avec précaution car,
comme disait Woody Allen, il est
très difficile de faire des
prédictions, surtout quand il s’agit
de l’avenir.
Mais
restons sérieux : il ne faut
pas confondre le nombre d’habitants
des pays francophones et celui des locuteurs du français dans ces mêmes pays.
On estime (mais il s’agit d’une
estimation « à la
louche »), que 10% de ces
habitants ont une réelle
connaissance du français. Kinshasa,
avec ses 12 millions d’habitants,
aurait alors un peu plus d’un
million de francophones, ce qui la
mettrait loin derrière Paris. Et le
premier problème est, dans ce pays
comme dans d’autres, l’améliorer
l’enseignement, la formation,
nécessaires au développement. Que
cela soit en français dans une
langue africaine ou dans les deux.

1er
septembre 2019: Franchise

Les
cons, ça invente toujours de
nouvelles conneries, c’est même à ça
qu’on les reconnaît, aurait pu dire
Michel Audiard (dans le dialogue des
Tontons flingueurs il
écrivait en fait « ça vole en
escadrille »…). En 2003 la
France s’opposait devant l’ONU à
l’intervention militaire en Irak, ce
qui fut très mal pris aux USA où
certains politiques, soutenus par
des media populistes, lancèrent
l’idée de débaptiser les french
fries pour les appeler freedom
fries ou liberty fries. L’ambassadeur
de France à Washington s’était alors
contenté de faire remarquer que les
frites venaient en fait de Belgique.
Les choses se sont ensuite calmées,
et les frites s’appellent toujours
des french fries. Mais
pourtant, l’idée était belle et
pourrait être productive. Imaginons
que la France se fâche avec
l’Italie. L’Académie française
pourrait transformer la pizza
napolitaine en
pizza marseillaise, le tournedos
Rossini en tournedos
Michel Sardou, ou Johnny
Hallyday ou qui vous voudrez.
Si elle se fâchait avec la Chine, le
riz cantonais pourrait
devenir riz niçois ou lillois.
Et si les Américains avaient
des problèmes avec l’Allemagne, il
pourraient décider d’appeler les hamburgers
(le plat préféré de Trump,
avec des french fries justement)
des newyorkers. Et s’ils
voulaient encore viser la France,
que feraient-ils du frenc kiss
ou de french letter (« préservatif »).
Bref
les cons ne sont jamais à cours de
conneries.
Le
président brésilien vient d’en
donner un bel exemple. Depuis son
élection, il insiste sur sa
simplicité en se faisant
photographier, lorsqu’il signe un
document officiel, avec dans la main
un stylo à bille Bic. Il
vient de se rendre compte qu’il
s’agissait d’une marque française et
a décidé d’utiliser dorénavant un
stylo à bille portugais. Il a
raison, Bolsonaro, Macron a déclaré
qu’il avait menti alors que, bien
sûr, il ne ment jamais.
Il
y a cependant un petit problème. Le
président brésilien pourrait
déclarer qu’il ne ment pas, qu’il
est franc (franco en
portugais). Mais cet adjectif, qui
vient du francique frank, a
d’abord désigné un peuple (les
Francs, puis les Français) avant de
signifier libre puis
franc (celui qui dit la
vérité). En affirmant sa franchise,
Bolsonaro se classerait donc du même
coup dans le clan des Francs et, par
extension, des Français.
Mais
je le laisse avec ce grave dilemme,
qu’il se débrouille.

30
août 2019:
Expropriation
ou spoliation?

Il m’a fallu relire plusieurs fois les différentes sources que
j’ai consultées pour me convaincre que
je n’avais pas la berlue. Dans un
tract distribué depuis le 26 août, Corsica
Libera, le parti du président de
l‘Assemblée corse, Jean-Guy Talamoni,
explique que les « étrangers à la
Corse » doivent prendre
garde : « Nous
prévenons
solennellement les acheteurs
étrangers à la Corse :
n’écoutez pas ceux qui vous disent
que l’acquisition est sûre en
l’état du cadre légal
actuel », et « nous
engagerons
dès que nous en aurons la
possibilité une démarche
d’expropriation de tous les biens
immobiliers acquis en Corse depuis
le 24 avril 2014 par des
personnes physiques ou morales ne
remplissant les conditions
posées par la délibération de
l’Assemblée de Corse ». On
croit rêver ! La date citée
est celle d’une délibération au
cours de laquelle a été adopté
le texte suivant (29 voix
pour, 18 contre, 4
abstentions) : « l’accès
à la propriété foncière et
immobilière ne devrait pouvoir être
exercé,
de manière automatique, que par les
personnes physiques et morales
considérées comme ayant le statut de
résident, à savoir :
les personnes physiques
pouvant justifier de l’occupation
effective et continue d’une résidence
principale située en Corse, durant
une période minimale de cinq années
etc. » Ce « statut de
résident », qui avait ensuite été
adopté par quatre communes, a été
annulé pour « abus de
pouvoir » par le tribunal
administratif en février 2016. En
fait, et Corsica Libera le
sait très bien, il faudrait une
modification de la constitution pour
que l’on puisse appliquer cette
décision, pour l’instant illégale
donc.
Mais
le
problème est ailleurs. Le texte parle
d’expropriation et d’étrangers
à
la Corse. Pour ce qui concerne
l’expropriation elle est,
juridiquement, une dérogation au droit
de propriété, qui est ainsi défini à
l’article 544 du Code civil : «La propriété est le droit de jouir et
disposer des choses de la manière la
plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse
pas un usage prohibé par les lois ou
par les règlements ». Et un
expropriation doit
reposer
sur une déclaration d’utilité
publique, à laquelle il n’est fait
mention
ni dans le tract ni dans le
texte d’avril 2014 (si je l’ai bien
lu). Quant
aux étrangers à la Corse, il
s’agit bien sûr d’abord des Français.
Ce
projet,
inapplicable en l’état de la loi et
qui nécessiterait une improbable
modification de la Constitution,
ressemble donc plutôt à une spoliation,
terme qui a de sinistres connotations
remontant au sort que connurent les
juifs pendant la dernière guerre, et à
une discrimination, tout cela
ayant bien sûr de forts relents
racistes.
Il
y
a cependant derrière cette position
une tentative de justification :
le prix de l’immobilier augmenterait
sans cesse en Corse, ce qui
entrainerait une discrimination par
l’argent, et il s’agirait d’une
défense du patrimoine. Habile, mais
légèrement faux-cul. Imaginons que
pour lutter contre la montée des prix
du logement à Paris (ou à Nice, ou à
Cannes) on décide que seuls les gens
vivant à Paris (ou à Nice, ou à
Cannes) depuis au moins cinq ans
puissent y acquérir des biens. On
entendrait hurler des dizaines de
milliers de Français, parmi lesquels
sans doute des Corses. Autre
proposition avancée par Corsica
libera: « appliquer une fiscalité plus
lourde aux seules résidences
secondaires spéculatives et pas aux
résidences secondaires patrimoniales
et familiales que les Corses
possèdent dans leurs villages ».
Autrement dit, les résidences
secondaires possédées par des Corses
seraient moins taxées que celles
possédées par des non corses, ce qui
est à la fois contraire au principe
d’égalité de tous devant la loi (et
l’impôt) et, répétons-le, raciste.
Imaginons encore que ces principe soit
appliqué à Paris
(ou à Nice, ou à Cannes ou n’importe
où ailleurs !) En outre, le passage de
la délibération de 2014, disant que
seules peuvent acquérir des biens
immobiliers les personnes
« pouvant
justifier de l’occupation effective et
continue d’une résidence principale
située en Corse, durant une période
minimale de cinq années »,
laisse entendre si on le rapproche du
texte ci-dessus que seuls les
résidents pourraient acquérir une
résidence secondaire, ce qui est
légèrement baroque. Vous imaginez un
résident à la Martinique, pour rester
dans un contexte insulaire, voulant en
outre acheter une résidence secondaire
à la Martinique.
Bref,
mieux
vaut en rire. Un petit rappel,
peut-être. Spoliation vient
du latin
spoliare, qui lui-même vient
de spolium, dont le sens
premier est la « dépouille d’un
animal » mais aussi le
« butin ». Tout est dit.
Nous vivons vraiment une époque moderne…

29
août 2019: Y'a d'la joie

Charles Trenet,
« le fou chantant » comme on
l’appelait à ses débuts, avait entre
autres dingueries imaginé ceci dans Y’a
d’la joie :
La tour Eiffel part
en balade comme
une folle
Elle saute la Seine à
pieds joint puis elle dit:
"
Tant pis pour moi si j'suis
malade
J'm'ennuyais
tout' seule dans mon coin"
Julien Prévost et
Sylvain Mérol l’ont pris au pied
de la lettre, faisant de cette
fiction une fiction au carré dans
Mademoiselle Tour Eiffel,
racontant justement que la Tour
Eiffel décide de prendre des
vacances pour aller voir la mer.
Et elle rencontre toutes les
difficultés d’une évadée, toutes
les solidarités aussi, arrivera à
la mer comme elle le voulait, sans
qu’on sache vraiment si elle
retournera à Paris.
J’oubliais : il
s’agit d’une bande dessinée. Je
sais, je ne parle pas de BD dans
ces billets, mais pourquoi ne pas
faire exception à ce qui n’est pas
vraiment une règle. Car cette
œuvre, destinée à des enfants,
regorge de références discrètes à
une pléiade d’auteurs qui me sont
chers : outre Trenet, on y
trouve l'écho de Lavilliers,
Renaud, Sempé, San Antonio, Hugo
Pratt, Boris Vian, Brassens et
d’autres encore. Qui me sont
chers, donc, mais que les jeunes
ne connaissent sans doute pas.
Alors, si vous avez des enfants ou
des petits enfants, faites-leur
lire Mademoiselle Tour Eiffel
et, à l’occasion,
expliquez-leur ces références,
histoire de transmettre votre
univers culturel ou affectif.
C’est publié aux Editions Clair de
Lune et cela devrait se trouver
dans toutes les bonnes librairies.

18
août 2019: Basta!

Une photo du ministre de l’agriculture, Didier Guillaume, et de
celle de la cohésion des territoires,
Jacqueline Gourault, assistant à une
corrida à Bayonne circule depuis
quelques jours. Et les réactions se
succèdent. Le porte-parole D’Europe
écologie-Les Verts y voit « un
soutien clair et net à un massacre, à
un spectacle lugubre », la
fondation Brigitte Bardot enchaîne que
c’est « au-delà du
scandaleux et de l’écœurement »,
des associations de défense des
animaux comme L.214 ou 30 millions
d’amis joignent leurs voix au chœur…
De nos jours où tout se photographie,
tout se filme, tout s’enregistre et
tout se diffuse, ces deux ministres
ont sans doute fait la preuve de leur
bêtise. Mais rien ne leur interdit
d’aller à une manifestation que la loi
autorise.
Il fut un temps où j’assistais
aux
corridas jusqu’au jour, ou plutôt
jusqu’à une nuit d’insomnie où,
passant d’une chaîne à l’autre, je
suis tombé sur un documentaire taurin.
Je me souviens d’un gros plan sur
l’œil du taureau auquel on plantait
des banderilles et qui semblait dire
« mais qu’est-ce que je fais
là ? », « je ne vous ai
rien fait… ». Bref ma vie
d’afficionado s’est arrêtée
brusquement. J’ai assisté en Équateur
à un combat de coqs. Les propriétaires
se remplissaient la bouche d’une
gorgée d’alcool qu’ils pulvérisaient
dans les yeux de leurs volatiles pour
les exciter avant de les jeter dans
l’arène où ils devaient s'entretuer.
En Chine j’ai vu un spectacle de
mangeurs de serpents, de serpents tout
crus tout vifs. J’ai donc vu, puis je
me suis abstenu. Mais je n’ai jamais
pensé un seul instant à exiger qu’on
banisse ces spectacles. Les gens font
ce qu’ils veulent si rien ne
l’interdit. Et, dans une démocratie,
ceux qui désapprouvent peuvent militer
pour qu’on change la loi.
Pour ma part je mange de la viande, bœuf, porc, volaille, je mange
du poisson et des crustacés, dans
certains pays je mange du crocodile,
du serpent, du singe, du cobaye ou du
rat palmiste, dans d’autres des
scorpions ou des méduses, et je ne
force personne à faire de même. Mais
j’ai de plus en plus de mal à
supporter cette dictature de
bien-pensants autoproclamés qui
attaquent des boucheries ou des
abattoirs et veulent imposer à tous
leur idéologie.
L’histoire nous montre que les églises, mosquées, synagogues ou
sectes bouddhistes massacrent ou ont
massacré. Je considère en outre, mais
cela n’engage que moi, qu’elles sont
dangereuses pour la santé mentale des
citoyens. Faut-il les interdire ?
Et, pour protéger les animaux, faut-il
interdire aux musulmans la fête du
mouton, aux juifs la carpe farcie, aux
catholiques l’agneau pascal ?
Viendra peut-être un jour ou d’autres
illuminés décideront que les légumes
souffrent quand on les arrache à la
terre ou quand on les fait cuire,
voire que les arbres souffrent quand
on les taille pour qu’ils produisent
de meilleurs fruits, que les raisins
souffrent quand on les presse.
Faudra-t-il alors interdire la
consommation de légumes et de
fruits ?
Faudra-t-il condamner alors les
végétariens ? Et interdire le
vin ?
Bien sûr les paysans, qu’ils produisent du porc ou du maïs, polluent
sans vergogne. Bien sûr l’abus de
viande, d’alcool, de frites…ou de
religion n’est bon ni pour la santé
physique ni pour la santé morale. Mais
il y a une frontière entre modération
et prohibition. Nous vivons dans un
monde de fous où des idéologues
illustrent dans leurs délires la
formule de Michel Foucault,
« surveiller et punir ». Il
parlait de la prison, il s’agit
dorénavant de la société entière. Il
ne s'agit plus d'une «écologie
punitive », comme disent
certains, mais d'une dérive
dictatoriale de groupes minoritaires
qui veulent imposer à tous leurs
opinions. Vous ne croyez pas que ça
suffit ? Basta !

5
août 2019: Les paradis extérieurs

J’ai depuis longtemps le
sentiment que la gauche et l’extrême
gauche françaises ont a le plus
souvent cherché leurs modèles et leurs
raisons d’espérer ou de se mobiliser
dans des « paradis
extérieurs ». L’URSS a jusqu’au
bout été la référence des communistes,
la « patrie du socialisme »
dont le bilan était, selon Georges
Marchais, « globalement
positif ». Cuba et la Chine ont
pris la relève, avec d’un côté le
mythe de Guevara et la théorie du
« foco », du foyer
révolutionnaire, de l’autre la
révolution culturelle qui fera des
millions de morts, sans oublier la
guerre de libération du Vietnam. Puis ce fut le Chili d’Allende, le Venezuela de Chavez et plus
près de nous Syriza en Grèce et
Podemos en Espagne. Et que dire de
ceux qui trouveront un temps
admirables Kadhafi ou Khomeiny, ou de
ceux qui, aujourd’hui, se situent sur
des positions
« islamo-gauchistes » ?
Ces allégeances, lorsque le
«modèle» était au pouvoir, poussaient
d’abord à une absence totale d’esprit
critique, et à une rhétorique un peu
lourdingue, opposant par exemple la
démocratie « formelle »,
celle des régimes bourgeois, à la
démocratie « réelle », des
pays socialistes. Je garde moi-même
une sorte de tendresse pour le régime
cubain alors que je sais parfaitement
qu’il emprisonnait à tour de bras ses
opposants, et que ces opposants
n’étaient pas nécessairement
réactionnaires.
Parmi ces suivistes, les
trotskystes ont toujours tenu une
place à part, puisqu’ils ne
soutenaient aucun régime (sauf, un
temps, celui de Tito) mais plutôt un
proscrit, Léon Trotski, poursuivi par
les sbires de Staline, qui finiront
par avoir sa peau. Mélenchon, issu du
courant le plus sectaire du trotskysme
(l’Organisation Communiste
Internationale), après avoir tenté de
se « blanchir » au PS, a
repris cette voie de fascination pour
ce qui se passe ailleurs. Il a
longtemps soutenu la « révolution
bolivarienne » de Chavez au
Vénézuela, mais la façon dont son
successeur, Maduro, a ruiné ce pays,
le plus riche en pétrole du monde, et
gouverne de
façon dictatoriale, a rendu ce soutien
désormais délicat. Puis il a tenté de
se rapprocher de Yanis Varoufakis, le
ministre de l’économie du gouvernement
de Tsipras, et du parti espagnol Podemos,
sans beaucoup de succès, et il vient
récemment de changer de paradis :
c’est aujourd’hui le Mexique qui a ses
faveurs. AMLO (Andrès Manuel Lopez
Obrador), élu président de la
République en décembre 2018 après deux
tentatives infructueuses, n’est
pourtant pas un ultra. Mais il a pris
des décisions symboliques (diminuer
son salaire de 60%, limiter celui des
fonctionnaires, augmenter le salaire
minimum) et annoncé des mesures de
lutte contre les narcotrafiquants et
la corruption. A suivre, donc.
Mais,
visiblement,
Mélenchon s’imagine comme un possible
AMLO français. Il a, lui aussi, été
battu deux fois à l’élection
présidentielle et songe peut-être au
troisième round. Cette phrase
prononcée sur
son
blog vidéo est d’ailleurs
significative : « Ici, on
a gagné l'élection présidentielle
avec 54 % dès le premier tour,
ils ont fait 30 millions
d'électeurs… C'était sa troisième
candidature, il lui a fallu une
constance et une force de caractère
absolument géantes pour faire ces
trois campagnes ». On
remarquera le on dans
« on a gagné »… Et il a
déclaré à un journal local
« Je suis venu pour
respirer, connaître ce monsieur AMLO
qui m'intéresse tant, apprendre de ce
processus mexicain, qui va sûrement
donner une nouvelle impulsion en
Amérique latine et en Europe. Je viens
chercher l'inspiration et un peu
d'optimisme. »
Mélenchon
a
donc trouvé un nouveau « paradis
extérieur ». Il a bien sûr rendu
visite au président mexicain, a été
reçu au Sénat, il s’est rendu sur la
frontière avec les Etats Unis… Ah oui,
petit détail, il est aussi allé à
Coyoacan pour visiter la maison de
Trotski.
27
juillet 2019 : Trio

Dans
le grand cirque de la politique
mondiale on distingue diverses tribus,
le plus souvent géographiques, dans
les intégrations régionales regroupant
des pays voisins (l’Union Européenne,
le Mercosur, l’Unions africaine,
etc…). Mais on pourrait imaginer
d’autres types de regroupements
tribaux. Par exemple l’union des pays
présidés par des femmes (la liste en
serait limitée), l’union des pays
défendant la laïcité (la liste en
serait encore plus limitée), etc. On
pourrait aussi penser aux pays
gouvernés par des fous, des idiots,
des clowns. Je sais que la liste en
serait peu scientifique, mais
amusons-nous un peu. J’ai sous les
yeux une photo de la vitrine d’une
librairie de Rio de Janeiro, dans
laquelle deux livres sont mis en
valeur. A gauche, un livre consacré à
Bolsonaro, Mito ou Veridade et
à droite l’œuvre de Dostoieski, O
idiota. Le hasard (s'il s'agit
du hasaed, j'en doute) fait bien les
choses ! Un peu plus au Nord du
continent, Trump serait aussi un bon
candidat. Et plus à l’Est, en
Grande-Bretagne, le nouveau premier
ministre, Boris Johnson (à propos,
Dominic Cummings, le nouveau
conseiller de Boris Johnson était
considéré par
l’ex premier ministre David
Cameron comme un « psychopathe de
carrière »), mérite également de
monter sur le podium. La tribus des
idiots dirigeants ? L’adjectif
est discutable, mais puisqu’ils nous
font tous les trois à la fois rire et
pleurer, je propose de baptiser ce
trio le groupe des clowns.
Reste
à savoir qui sera le « clown
blanc », autoritaire et se
drapant de dignité, le « clown
rouge » (ou Auguste), le plus
bouffon, et le
« contre-pitre », le plus
gaffeur, qui ne comprend jamais rien
et oublie très vite les rares choses
qui a réussi à comprendre. Choix
difficile ? J’ai mon idée mais je
suis démocrate. Alors nous pourrions
proposer à Bolsonaro, Johnson et Trump
(ici soigneusement classés par ordre
alphabétique) de choisir leur rôle.
Vous voulez élargir ce trio ?
Restons français et ajoutons-y
Guignol. Je vous laisse décider de qui
jouera ce rôle. Je vous rappelle
simplement que Guignol a toujours en
main une tavelle, une sorte de
matraque avec laquelle il frappe les
méchants. Mais, comme idiot, méchant
est un terme peu précis, à
dimensions sémantiques variables. Un
manifestant à Hong Kong est-il un
méchant ? Un journaliste
russe ? Un gilet jaune ? Un
opposant hongrois ou polonais ?
Bref, je pourrais allonger la liste,
mais le pauvre Guignol risquerait de
se vexer. Il sait, lui, qui sont les
méchants, et le public est d’accord
avec lui. L’ennui est que de nos jours
le public élit en général
triomphalement les
« méchants » ou les
« clowns » du cirque de la
politique mondiale. C'est sans doute
la modernité.

25
juillet 2019: Referendum
d'Initiative Partagée

Il
existe en France depuis 2008 un
référendum d’initiative partagée,
processus qui débute par le dépôt d’un
projet de loi par au moins un
cinquième des parlementaires, se
poursuit par la validation du Conseil
Constitutionnel et doit être ensuite
mis en place par le ministère de
l’intérieur. Tous les électeurs
peuvent ensuite apporter leur soutien
à la proposition de loi pendant neuf
mois, et elle doit obtenir au moins un
dixième des électeurs inscrits (soit,
aujourd’hui, 4.717.000 électeurs). Et
la proposition de loi revient alors au
parlement.
Cette
procédure
a été activée en avril 2019 par 248
parlementaires (Républicains,
Socialistes, Communistes, Insoumis)
qui ont déposé une proposition de loi
afin que le groupe aéroports de Paris
soit considéré comme un service
public, alors que le gouvernement a
l’intention de le privatiser. On peut
donc voter depuis le 13 juin et
jusqu’au 12 mars 2020 à 23 heures 59.
Maintenant
vous
savez tout… ou presque. Car, pour
voter, il faut aller sur un site mis
en place par le ministère de
l’intérieur (c’est-à-dire qu’il faut
trouver ce site). Et l’Intérieur ne
fait aucune publicité sur cette
initiative. Silence radio.
Tiens ! Tiens ! Imaginez que
vous deviez voter pour l’élection du
président de la république ou de votre
député et qu’on ne vous dise ni à
quelle date ni dans quel bureau de
vote il vous faut aller. C’est à peu
près ce qui se passe actuellement. Il
semblerait que le ministre de
l’intérieur, très actif lorsqu’il
s’agit d’envoyer la police taper sur
des manifestants, ne soit guère
efficace lorsqu’il s’agit de
renseigner les citoyens sur leurs
droits. A moins qu’il n’applique les
conseils de silence de son patron.
La
procédure
a aujourd’hui obtenu un peu plus de
560. 000 signatures (rappel : il
en faut 4.717.000). Alors si vous êtes
opposés à la privation des aéroports
parisiens, remuez-vous. J’ai fait les
recherches pour vous. Il faut aller
sur ce site, https://www.referendum.interieur.gouv.fr,
en vous munissant de votre carte
d’électeur et de votre carte
d’identité (ou de votre passeport). Et
cela vous prendra quelques minutes.
Faute de quoi le RIP ne signifiera pas
Référendum d’Initiative Partagée mais
Requiem In Pace, « repose en
paix ».

23
juillet 2019: Philippe Meyer

Lundi,
au festival d’Avignon, Philippe Meyer
présentait un spectacle, Ma radio,
retraçant ses rapports depuis son
enfance à cet invité permanent dans
les foyers. Il parle, il chante, émeut
ou fait grincer les dents et nous
rappelle des tas de souvenirs et
d’émotions qui
somnolent
dans le dortoir de nos mémoires.
Présent sur France Inter pendant près
de vingt ans (une chronique
quotidienne : Nous vivons une
époque moderne, puis une
émission hebdomadaire consacrée à la
chanson, La prochaine fois je vous
le chanterai ), collaborant à
France musique et à France culture (il
a annoncé en direct le 29 mai 2017 son
limogeage de cette chaîne) il a donc
été pendant de longues années dans le
paysage audio-visuel auquel il
apportait son esprit critique, son
sens sociologique, sa culture, son
humour et son goût pour la chanson (il
m’avait il y a quelques années fait le
cadeau de préfacer mes Cent ans de
chanson française…).
Je
vous donne un petit aperçu de son
humour ravageur : à propos du
personnel politique qui retourne sa
veste ou change de bord (nous en avons
vu pas mal depuis l’arrivée de Macron
dans le paysage) il a cette
formule : Comme quoi quand on
change de trottoir on continue à
faire le même métier. Le plus
vieux métier du monde, comme on sait,
ou comme on dit, la prostitution.
Bref,
si son spectacle passe par chez vous,
courez-y !

15 juiillet 2019 : Calculer

Dans
Le canard enchaîné de cette
semaine un dessin a retenu mon
attention. On y voit le mathématicien
Cédric Villani déclarer :
« Le seul truc au monde que je ne
peux pas calculer, c’est
Griveaux ».
Rappelons
les faits. Le parti au pouvoir devait
choisir son candidat à Paris pour les
prochaines élections municipales, et
c’est Benjamin Griveaux qui fut
désigné, ou imposé, face à Villani qui
semblait avoir les faveurs de beaucoup
de militants. Mais ceci n’explique pas
la phrase que lui prête le
dessinateur : d’une part un
mathématicien devrait savoir calculer,
et d’autre part que peut bien
signifier calculer quelqu’un,
en l’occurrence Griveaux ?
Nous
sommes,
bien sûr, face à un jeu de mots. Le
verbe calculer signifie depuis le 14ème
siècle en français « déterminer
un nombre par une série d’opérations
sur d’autres nombres ». C’était
le sens du latin calculare,
lui-même venant de calculus,
« caillou, jeton, boule ».
Et ce point de vue, il est impossible
de donner un sens à la phrase prêtée à
Villani : on voit mal comment il
pourrait « déterminer Griveaux
par une série d’opérations… »
En
fait il s’est produit il y a une
vingtaine d’années un élargissement du
sens de ce verbe, qui signifie
également aujourd’hui « prendre
en considération, respecter »,
phénomène explicable par les
pérégrinations des francophones. Il y
avait en arabe classique deux verbes
ne se différenciant que par une
voyelle : hasaba et hasiba.
L’un avait le sens du latin calculare
et l’autre signifiait
« respecter, considérer ».
En arabe algérien, ces deux verbes ont
été confondus sous la forme haseb
qui a dès lors exprimer les deux
sens. Le double sens de haseb en
arabe algérien est passé au français
des pieds noirs, puis au français des
rappeurs marseillais et s’est ensuite
diffusé sur l’ensemble du territoire.
Cette évolution est comparable à celle
qui a mené des verbes latin locare
et laudare, dont le sens
perdure dans les mots location et
laudation, à la forme unique louer.
On peut ainsi aujourd’hui louer
une voiture ou louer dieu. Et l’on
comprend ainsi pourquoi Villani
n’arrive pas à calculer Griveaux.
Rien
de très nouveau dans tout cela,
direz-vous : la langue change
sans cesse. Mais encore faut-il
calculer ses changements.

13
juillet 2019: Une
affaire chasse l'autre, de
Benalla au homardgate

Il y a un an, le feuilleton Benalla battait son plein, et il
reviendra sans doute. Nous eûmes
ensuite celui des gilets jaunes, celui
de Carlos Ghosn et, dans les trous
laissés par ceux-ci, le feuilleton
comique à rallonge du Brexit et celui
de l’affaire Lambert, qui semble, lui,
toucher à sa fin. Et puis, subitement,
télescopage : le
déremboursement de l’homéopathie, vite
détrôné par le début de l’affaire de
Rugy.
Nous avons entendu, à propos de l’homéopathie, tous les arguments
possibles, pour ou contre le
déremboursement. Le plus sain
(s’agissant de santé, l’adjectif me
paraît bienvenu) m’a semblé être celui
selon lequel, si l’homéopathie est une
médication, alors, comme tous les
médicaments, elle doit
faire la preuve de son
efficacité. Et le plus spécieux est
sans doute celui selon lequel le
déremboursement mènerait à la
disparition des homéopathes et au
danger de voir n’importe qui prescrire
ces petites pilules, alors qu’il ne
s’agit nullement d’interdire
l’homéopathie et qu’il y a en
pharmacie des centaines de produits
non remboursés que les pharmaciens
peuvent conseiller et vendre (des
antalgiques, des sirops…), ce qu’ils
font d’ailleurs aussi pour
l’homéopathie. Mais bref, un sujet
chasse autre et l’homéopathie a donc
été détrônée dans les media par de
Rugy, n’ayant plus aujourd’hui qu’une
place…homéopathique.
Début septembre 2018, commentant le remplacement du populaire
Nicolas Hulot par le pâlot François de
Rugy je citais sur ce blog un article
de Libération selon
lequel ce remplacement ne changerait
rien : « Qu’il s’agisse de
Hulot, d’une plante verte, de François
de Rugy, d’un bigorneau ou du pape, le
résultat sera le même ». et
j’ajoutais qu’en fait, bigorneau
pour bigorneau, Hulot était un
bigorneau vivant, frais, alors que
Rugy était plutôt un bigorneau
surcuit. Mais je ne me doutais pas
qu’il avait à ce point du goût pour
les gros homards frais et cuits à
point. Je m’étonne d’ailleurs du
silence des animalistes, qui devraient
protester à grands cris car, pour bien
faire cuire un homard, il faut le
jeter vivant dans de l’eau bouillante.
La pauvre bête ! Mais monsieur de
Rugy a assez de problèmes comme ça… Ces
homards
donc, et quelques bouteilles de grands
crus, pourraient
donc lui être fatals et, pour ceux qui
se souviennent de l’affaire Ghislaine
Marchal (« Omar m’a tuer »),
il pourrait lancer à son tour Homard
m’a tuer, le jour où ceux qui au
gouvernement feignent de le protéger
le pousseront vers la sortie et que,
comme Richard Nixon poussé à la
démission par l’affaire du watergate,
il soit victime du homardgate.
En attendant, puisqu’une affaire chasse l’autre dans le monde
médiatique, les paris sont ouverts
pour la suivante.

2
juillet 2019: 一國兩制

Il y avait quand j’étais jeune un jeu,
« chaud et froid », qui
existe peut-être encore aujourd’hui
mais j’en doute : il n’en existe
pas de version numérique. On cachait
un objet qu’un des joueurs devait
découvrir et les autres, pour l’aider,
disaient « c’est tiède, chaud,
brûlant » au fur et à mesure
qu’il s’en rapprochait, ou
« c’est froid, glacé,
glacial » s’il s’en éloignait. En
ces temps de réchauffement climatique,
ce jeu prendrait une certaine saveur.
Mais, d’un point de vue
écolinguistique, il est bien possible
que les adjectifs glacial, glacé
et froid disparaissent
de notre vocabulaire. Ils pourraient
cependant perdurer dans les rêves et
viendraient rafraîchir les
psychanalystes auxquels les analysants
les raconteraient, ou du moins
rafraîchiraient leur mémoire : il
fut un temps où la glace existait…
Mais il n’y a pas que la glace qui est en
voie de disparition. Tenez, la formule
que Deng Xiaoping avait lancée avant
la rétrocession de Hong Kong à la
Chine, Yī
guó liǎng zhì, « un
pays de système » (一
国两制 en chinois
simplifié, et pour ceux qui préfèrent
le classique, 一
國兩制).
Elle avait bien sûr pour fonction de
rassurer la population de Hong Kong
(où elle se dit Yāt
gwok léuhng jai) mais
surtout celle de Taïwan, pour lui
signifier qu’elle pouvait être agrégée
à la Chine communiste en gardant son
système politique et économique
démocratique. Mais ce qui se passe en
ce moment pourrait bien mettre à bas
tout cet édifice, et la formule que je
viens de citer pourrait être
transformée en un seul pays, un
seul système.
Un pays deux systèmes, la formule semble
pourtant être revendiquée plus près de
vous. Hier soir, à Levallois-Perret,
Patrick Balkany est venu présider le
conseil municipal sous des
applaudissements nourris. On a requis
contre lui sept ans de prison ferme et
dix ans d’inéligibilité, il
est probable qu’il sera condamné, mais
ses administrés lui font un triomphe.
En France, la loi interdit un certain
nombre de pratiques et les tribunaux
condamnent ceux qui ne respectent pas
cette loi. La France est un
pays dont Levallois-Perret fait
partie, mais il semble que dans la
tête des Levalloisiens, ou du moins
dans la tête de certains d’entre eux,
ce
système juridique ne doive pas
s’appliquer à leurs édiles. Un pays
deux systèmes, donc, le système de
Levallois-Perret et celui du reste du
pays.
Alors, Hong-Kong et Levallois-Perret même
combat ? Pas vraiment. Hong-Kong
a une économie florissante : le
revenu par habitant est d’environ
61.000 dollars américains (contre
environ 16.000 pour la Chine
continentale). Celui des Levalloisiens
est d’environ 38.000 euros, mais la
commune est la plus endettée de
France : 544 millions d’euros de
dette, soit 7.000 euros par habitant.
Surtout, les millions de manifestants
qui défilent à Hong Kong se battent
pour la démocratie, tandis que
les Levalloisiens qui
applaudissent Balkany se battent pour
le maintien du droit aux prébendes, à
la corruption, à la fraude fiscale.
Ce que ces deux lieux ont en commun, ce
serait plutôt le système mafieux,
qu’on appelle là-bas les triades. Une triade est dirigée par un homme que peu de gens
connaissent et qu’on appelle « la
tête du dragon ». Il est entouré
de quatre adjoints : celui qui
s’occupe des finances
(« l’éventail de papier
blanc »), celui qui s’occupe de
la loi interne (« le bâton
rouge »), celui qui gère les
affaires extérieures (« la
sandale de paille ») et enfin
celui qui s’occupe du recrutement des
membres (« le maître des
encens »). Alors, à votre avis,
quel titre mériterait Balkany ?
Rien ne vous convient ? Passez à
la mafia : laquelle lui convient
le mieux, Camorra, Cosa nostra,
N’drangheta, Sacra corona unita ?
Lorsque vous aurez fait votre choix
(dans le paradigme de la mafia ou dans
celui des triades), demandez aux gens
de votre entourage à quel homme
politique français ce terme les fait
penser, en les guidant dans leur
recherche : « c’est tiède, chaud, brûlant »,
« c’est froid, glacé,
glacial ».

27
juin 2019: Politiquement correct
ou économiquement rentable?

J’ai reçu ce matin un message qui m’a fait
réfléchir :
« Monsieur CALVET, je me permets de vous
contacter car votre profil est en
lien direct avec notre programme de
formation diplômant : MASTER-MBA FINANCE IHFI option
"Blended" ou "Online". Ce
programme
vise à vous faire évoluer vers une
carrière dans la finance
internationale et accéder aux
différentes dimensions financières de
la décision stratégique. Donnez
un nouvel élan à votre carrière et
évoluez vers un poste de Directeur
financier, Directeur administratif et
financier, Responsable financier et
trésorier, Directeur général adjoint
en charge des finances... »
Mon rêve ! Etre directeur financier,
directeur administratif et financier,
directeur général adjoint (pourquoi
adjoint ?) en charge des
finances ! Cela est tout à fait
dans mes cordes !
Trêve de plaisanterie. Le hasard fait que
mardi, dans Libération, je
lisais un
billet
d’une « chercheuse à la Rennes
School of Business » intitulé Publicité :
les
lesbiennes frappées d’invisibilité.
L’article partait d’un
constat : les hommes gays
commencent à apparaître dans la
publicité (et les exemples étaient
Volvo, Evian, Mac Do) mais pas les
lesbiennes, alors qu’elles commencent
à apparaître dans « des séries
populaires comme Plus belle la vie,
Candice
Renoir ou Dix pour cent ».
Et la « chercheuse à la
Rennes School of Business »
s’interrogeait : « Comment
expliquer cette frilosité
spécifique ? ». Pour elle,
cela tenait à « l’écart de niveau
de vie entre les hommes et les femmes
homosexuels » : aux Etats
Unis les couples gays gagneraient près
de 30% de plus que les couples
lesbiens. Une fois cette constatation
posée, la conclusion était
évidente : « On peut penser
que (les marques) qui, les premières,
prendront le risque de s’adresser
explicitement à elles (aux lesbiennes)
bénéficieront ensuite
pour longtemps de leur reconnaissance
et loyauté. Plus encore, à l’heure où
les femmes balancent leurs porcs et
jouent au foot dans des stades de
prestige, on peut imaginer que le
grand public féminin pourrait être
attiré par des marques proposant
simultanément de petites robes et des
vêtements à la garçonne, s’appuyant
sur certains codes lesbiens ». On
prête à De Gaule la formule suivante,
« des chercheurs qui cherchent on
en trouve, des chercheurs qui
trouvent, on en cherche », mais à
la Rennes School of Business (au
fait, pourquoi pas l’école de commerce
de Rennes ?) les chercheurs
trouvent.
Je me suis frotté les yeux, j’ai lu et relu,
mais je ne m’étais pas trompé. J’ai
toujours été pour la parité mais pas
nécessairement pour les quota, et j’ai
toujours eu quelques réticences envers
le politiquement correct, mais je
n’avais pas pensé qu’on puisse
substituer aux arguments politiques ou
éthiques des arguments économiques. Le
politiquement correct serait-il
en train de se transformer en économiquement
rentable ? Et la lutte pour
la justice devrait-elle se transformer
en lutte pour le profit ?
La Rennes School of Business est un peu trop
éloignée de mon lieu de résidence pour
que je m’y inscrive, mais je vais
reconsidérer la proposition d’étudier
par correspondance pour devenir
Directeur financier, Directeur
administratif et financier,
Responsable financier et trésorier,
Directeur général adjoint en charge
des finances, s’ils me proposent une
formation adaptée aux métiers de la
publicité. J’imagine déjà des slogans
chocs : placez votre argent dans
l’accueil des migrants, augmentez vos
bénéfices grâce aux mal logés,
investissez dans Médecins du monde et
vous vendrez plus de médicaments, la
paix au Yémen (ou au Mali, en Syrie,
où vous voudrez) c’est bon pour le
tourisme…
Nous vivons une époque moderne, gouvernée
par le fric. Mais cela, nous le
savions déjà.
20
juin 2019: Thérapie

Ce
matin, au bistrot, deux hommes, jeunes
mais apparemment experts en économie
politique, commentent le titre du
journal du jour sur une possible
légalisation du cannabis :
« I-z-ont
raison ! Aux Pays-Bas i-z-ont
sauvé leur pays avec ça. I-z-ont pas
une dette de plusieurs
milliards »
J’avoue
que je n’avais pas vu cet aspect du
problème : le H venant au secours
de l’équilibre des comptes publics.
Alors, vous savez ce qu’il vous reste
à faire, messieurs-dames les
politiques. Madame Macron pourrait
cultiver de la beuh dans les jardins
de l’Elysée. Castaner pourrait
demander aux honorables membres des
forces de l’ordre de vendre du shit
sous le manteau (pardon, sous le
bouclier) afin qu’on puisse leur payer
les heures supplémentaires qui
s’accumulent. Et Sibeth Ndiaye, la
porte-parole du gouvernement, qui a
déjà l’air un peu allumée, pourrait
distribuer des joints lors de ses
conférences de presse. N’oublions
cependant pas que cette légalisation
serait à usage thérapeutique. Benjamin
Griveaux pourrait donc se préparer à
en consommer pour se consoler de son
échec aux élections municipales à
Paris. Et, en toute urgence, il
faudrait, pour d’évidentes raisons
humanitaires, en livrer quelques
kilogs à Mélenchon…
15
juin 2019:Baleines ou Galles?

Comme
vous le savez, l’inénarrable Trump a
fait une visite officielle en
Grande-Bretagne et, twittant comme à
son habitude, il a écrit qu’il avait
rencontré le Prince Charles, Prince de
Galles. Jusque-là, rien à signaler.
Sauf que, comme vous le savez aussi,
Trump s’exprime en anglais (enfin,
comme on va voir, dans un anglais
approximatif). En effet, en anglais,
Prince de Galles se dit «Prince of
Wales ». Or, selon son
texte, Trump a rencontré le Prince
of Whales, c’est-à-dire le
« prince des baleines ». Et,
comme il est peu probable que les USA
aient créé une nouvelle distinction,
il semble bien que leur président
confonde Wales et Whales. Ses
électeurs devraient se cotiser pour
lui offrir des cours d’anglais…
14
juin 2019: Obama en Avignon

Barack
Obama vient passer une semaine de
vacances à Avignon. La presse locale
s’en donne à cœur joie et un
généalogiste a même expliqué qu’ Obama
avait, du côté de sa mère, des
origines dans la région de Reims,
remontant à l’époque de Jeanne d’Arc.
Ouah ! Pourquoi du côté de sa
mère ? Parce qu’elle est blanche,
pardi. Et pourquoi ne descend-t-il pas
directement de Jeanne d’Arc ? Ces
généalogistes n’ont décidément aucune
imagination. Car Jeanne d’Arc était
noire, du moins l’a été à un certain
moment de sa vie, tout à la fin. Sur
son bûcher, avant de cramer
définitivement, elle aurait crié
« je veux descendre », ce
qui fait preuve chez elle d’un
remarquable sens de l’humour,
immédiatement saisi par le bourreau
british qui lui aurait
répondu : « t’en fais
pas, tu en auras, des cendres ».
Quoiqu’il
en soit, cela
aurait de la gueule que notre Jeanne
nationale, sainte patronne des femmes
au foyer comme on sait, soit la
lointaine aïeule d’Obama. Elle était
pucelle ? Elle ne peut pas avoir
de descendance ? Pourquoi
voulez-vous ternir les belles
histoires !
8
juin 2019: Les ble.u.e.s

Depuis
quelques jours les media français
parlent sans cesse de la coupe du
monde de football féminin. Et, bien
sûr, tout le monde (enfin presque tout
le monde) rêve aux chances de l’équipe
nationale. Le président de la
république est allé les encourager à
leur entraînement, on nous parle du
nombre de billets vendus, nous informe
qu’on devait jouer hier à guichets
fermés (mais il s’agit d’un stade à
dimensions réduites), du montant des
droits de transmission télévisuelle
attendus, etc. Mais l’événement
dépasse la sphère du sport et devient
un thème de revendication féministe.
En particulier, une autre question,
pécuniaire celle-ci, nous mène
lentement à l’une des vérités du
sport. Le salaire mensuel moyen d’une
footballeuse serait de 2.494 euros contre
100.00 euros pour les footballeurs.
Réclamer l’égalité des salaires peut
apparaître comme une juste
revendication, mais ce serait ignorer
les rouages financiers du football (et
d’autres sports d’ailleurs). Et les
footballeuses sont ainsi transformées,
volens nolens, en militantes ou
en ambassadrices de la cause des
femmes et de l’égalité.
Nous
sommes donc presque sommés d’être
partisans, de soutenir les femmes. Le
titre en une de Libération de
vendredi est sur ce point
explicite : « Les femmes
touchent au but ». Suivent sept
pages complètes, avec encore un titre
« à la Libé », « le
foot tout feu tout femmes ».
Pour leur part, les journalistes
audiovisuels font des acrobaties
phonétiques pour distinguer entres les
bleues, dont ils épellent la
finale (e.u.e.s) et les bleus
(e.u.s), ce qui est une façon de
mettre l’accent, sans qu’ils le
sachent sans doute, sur les
différences entre l’oral et l’écrit et
donc sur l’un des problèmes, parfois,
de
la féminisation du lexique.
Pour
ma part je dois dire que le football
masculin ne m’a jamais intéressé, au
contraire : je déteste ce monde
du fric, de la frime et de la
magouille et je ne vois pas pourquoi
le foot féminin m’intéresserait. Mais
je ne vois pas non plus pourquoi les
femmes ne feraient pas du foot, de la
boxe, du rugby ou tout autre
sport : c’est leur droit le plus
strict. Mais en faire une
revendication féministe me dépasse un
peu.

7
juin 2019: Soirée radamanesque

Je
l’ai déjà signalé ici : je
viens de faire un court séjour à
Tunis. Il s’agissait pour moi de faire
une conférence, mais dans un contexte
un peu particulier. L’institut
français avait en effet organisé ce
qu’on appelle en Tunisie une
« soirée radamanesque ».
Après le coucher du soleil, donc, une
conférence (la mienne), puis un poète,
mon ami Samir Marzouki, dit cinq de
ses poèmes, puis Wafa Ghorbel chante
cinq chansons, puis Marzouki revient
avec cinq poèmes et Ghorbel termine
avec cinq chansons. La conférence est
en français, les poèmes sont
majoritairement en français (l’un est
en arabe classique et l’autre,
savoureux, en tunisien) et les
chansons sont majoritairement des
chansons françaises en partie
traduites en arabe. Bref, si cela vous
intéresse, voici le lien pour
visionner le film de l'ensemble :
https://www.facebook.com/IFTunisie/videos/vb.159195794173874/1327611750713234/?type=2&theater
27
mai 2019: De Tunis à
Aix-en-Provencel

Je
viens de faire un court séjour à Tunis
et, dans la même journée, les deux
chauffeurs de taxi que j’ai pris
m’ont, après un court échange, posé la
même question, me demandant si j’étais
juif tunisien.
« Pourquoi ? »
« Parce que tu parles arabe. Les
français ne parlaient pas
arabe ». En fait se tenait à
Djerba le pèlerinage annuel de la
Ghriba, auquel se rendent des milliers
de juifs, et ceci explique cela, mais
ce n’est pas cette question qui m’a
frappé, plutôt son ton. Pendant de
longues années j’ai entendu des
Tunisiens prononcer le mot youdi comme
un crachat. Je me souviens même d’un
ami d’enfance qui, après l’avoir
prononcé, m’avait dit « je vais
me laver la bouche ». Or cette
question, « tu es juif
tunisien », sonnait presque comme
une bienvenue. Les temps changent, et
c’est à mettre au crédit de l’état
tunisien qui, plutôt que d’alimenter
l’antisémitisme, a même nommé un "juif
tunisien" ministre du tourisme. Mais
revenons à mes chauffeurs de taxi.
L’un des deux, au cours de notre
discussion, m’a posé une autre
question : « je sais que
c’est indiscret, mais vous allez voter
Le Pen ou Macron ? ». Macron
a tellement cherché à instrumentaliser
l’élection européenne en duel que pour
un taximan tunisois il s’agissait de
choisir entre les deux susdits.
Hier,
rentré en France, je suis allé voter
(ni pour Le Pen ni pour Macron
d’ailleurs) puis je suis allé au
bistrot prendre un café et lire la
presse. A la table d’à côté quatre
hommes, sortant eux aussi du bureau de
vote, discutaient. L’un d’entre eux
lance : « c’est quoi, cette
liste espéranto » ? Un
autre, très sûr de lui, rétorque
« c’est une langue qui est
arrivée il y a vingt ans ». Un
autre, sachant sans doute vaguement
qui je suis, m’interroge. Je réponds
« Plutôt en 1887 ».
« Ah, j’étais pas né »,
lance le premier, poursuivant
« c’est des missionnaires qui ont
trouvé cette langue en Amérique et
l’on ramenée en France ». On me
sollicite à nouveau, j’explique
rapidement que ce n’est pas tout à
fait ça et revient à mes journaux. Il
y avait 34 listes en France à cette
élection, ce qui paraît beaucoup, et
la liste Europe démocratie
espéranto a obtenu 0,08% des
voix. Venu d’Amérique du sud il y a
vingt ans ou inventé par Zamenhof en
1887, l’espéranto n’est pas vraiment
populaire. Plutôt que de gaspiller de
l’argent pour rien, ses promoteurs
auraient dû la baptiser Macron,
démocratie, espéranto, ou Le
Pen, fascisme, espéranto. Cela
leur aurait peut-être mieux réussi.

21
mai 2019: Ras le bol

Ce site était en panne lorsque
j'ai rédigé le billet ci-dessous, et je
n'ai donc pas pu le mettre en ligne.
Puis je me suis absenté trois jours, et
il m'a fallu deux jours pour tout
remettre en ordre. Le texte que vous
allez lire est donc peut-être dépassé.
Mais...
Nous
n’en avons pas fini avec l’affaire
Lambert, comme on dit. Il y a
longtemps que nous ne sommes plus dans
un débat médical, éthique ou juridique
mais en pleine idéologie, en pleine
hystérisation d’un débat grave qui est
porté sur la scène publique pour des
raisons troubles. Tous les experts se
sont accordés sur le fait que l’état
de ce pauvre homme était irréversible
mais ses parents accumulent depuis des
années les procédures. Pour le
bien-être de leur fils ou pour leur
idéologie ? Ils ont tourné hier
une vidéo immédiatement publiée sur
les réseaux sociaux. On y voit Vincent
Lambert, le visage immobile,
inexpressif, les yeux ouverts et les
paupières clignant parfois. Et on
entend la voix de sa mère :
« Vincent, ne pleure pas mon
petit, nous sommes là, ne pleure pas,
qu’est-ce qu’ils t’ont
dit ?… » J’ai regardé deux
fois cette vidéo, et il n’y a pas une
seule larme sur le visage. Cette
utilisation médiatique de ce pauvre
homme est proprement obscène. Comme on
sait, les parents Lambert sont proches
des milieux catholiques intégristes.
Pour être plus précis, le père de
Vincent Lambert « a été un
opposant actif à l’IVG », sa mère
« est proche de la fraternité
Saint-Pie-X » et leur avocat
« est un juriste bien connu des
milieux intégristes » (je cite Libération
d’aujourd’hui). Et tout est bon
pour jouer les cartes les plus
répugnantes afin de mobiliser leurs
troupes..
Tout
récemment, aux Etats-Unis, le sénat
d’Alabama a interdit l’IVG, vote
obtenu par vingt-cinq hommes blancs,
sous l’influence dit-on du mouvement Faith2action :
des chrétiens intégristes. Et les
religions commencent à nous casser
singulièrement les pieds. Les
intégristes musulmans, catholiques ou
juifs feraient mieux de rester dans
leurs mosquées, leurs églises ou leurs
synagogues plutôt que de vouloir
imposer à la société toute entière
leur croyance, leur idéologie, leurs
pulsions. Ils ont le droit d’y tenir,
mais pas celui de vouloir en faire une
loi séculière. La vie est un don de
Dieu a dit hier le pape François. Mais
alors la mort aussi, et entre ces deux
extrêmes, la vie, la mort, doit-on
prolonger une « obstination
déraisonnable », doit-on forcer
un homme à vivre une « vie »
invivable et artificiellement
maintenue pour le seul bénéfice d’une
idéologie ?
J’ai
parlé des Etats-Unis et ce n’est pas
par hasard, car les choses y sont bien
pires. Là-bas, les évangélistes
intégristes sont pratiquement au
pouvoir, ils ont largement participé à
l’élection de Trump qui leur renvoie
bien l’ascenseur. Alors ils tentent
d’imposer leur volonté médiévale au
pays tout entier. Remarquez, on les
comprend, ces évangélistes. On
comprend leur obstination à dénier aux
femmes le droit de disposer de leur
corps. Une hypothèse : si Marie
avait avorté (après tout elle était
fille mère, peut-être violée par un
certain Gabriel) il n’y aurait pas eu
de Christ, donc pas de chrétiens, et
encore moins de chrétiens intégristes.
Je blasphème, moi ? Peut-être ,
mais le droit au blasphème est encore
inscrit dans la loi, du moins en
France.

20
mai 2019: Vive Sarkozy

Je
sais, ce titre en surprendra plus
d’un. Depuis les longues années que je
m’intéresse à la politique, jamais un
responsable ne m’a semblé aussi
vulgaire, aussi inculte, jamais je
n’ai eu autant honte qu’en voyant la
majorité de mes concitoyens voter pour
lui. Pourtant il a, dans sa vie, fait
au moins une bonne chose. C’était le 8
janvier 2008, et à sa manière
habituelle, entre petite frappe et
gamin dans la cour de l’école, il
lançait sa bombe : la suppression
de la publicité sur les chaînes
publiques. Ni Christine Albanel,
ministre de la culture, ni
Georges-Marc Benamou, conseiller
chargé de l’audiovisuel à l’Elysée,
n’étaient au courant, et dans le monde
audiovisuel le service public s’affole
(comment compenser cette perte de
ressources ?) tandis que le
public se frotte les mains (nous
allons récupérer ces annonces
publicitaires). En fait l’idée ne
venait pas de
lui : Sarkozy n’a jamais
eu la moindre conviction, il cherchait
simplement à faire un coup parce qu’il
n’avait rien à dire de frappant en
cette conférence de presse du 8
janvier. On raconte que c’est Alain
Minc qui, un soir, à l’Elysée, lui
aurait soufflé : "Tu
dois continuer à jouer à
contre-emploi. Pourquoi pas sur la
télévision ? François Mitterrand
l'avait privatisée, tu peux être
celui qui va la nationaliser."
Il
n’empêche, le résultat en fut un vent
de fraîcheur. On pouvait enfin écouter
le journal, puis passer à une émission
ou à un film, sans être assailli par
cette pollution publicitaire qui
pourrit les neurones. Mais, dix ans
après, il nous faut déchanter. Avant
et après chaque émission il nous faut
supporter des annonces stupides :
Ecoutez
la météo avec (publicité
pour une marque de lavage
d’automobile)
C’était
la météo avec (marque
de jardinerie)
Evadez-vous
avec la météo (dessert
au lait de vache bio)
Vous
avez profité de votre fiction avec (marque
de prothèse auditive)
Accordez-vous
un bon moment avec (un
parc pour oiseaux)
C’était
votre série, votre soirée ou votre
fiction avec ,
etc.
Tout
y passe : produits de beauté,
marques de voitures, régimes
amaigrissant, crème épilatoire,
produit anti-moustiques, machine à
café, anti-inflammatoire, nourriture
pour chien, caisse d’épargne, boite
d’épargne en ligne, et j’en passe…
Boris Vian est battu, lui qui dans La
complainte du progrès énumérait
en 1956 :
Autrefois
pour faire sa cour, on
parlait d'amour, pour
mieux prouver son ardeur, on
offrait son cœur, maintenant c'est plus pareil, a change, ça change, pour
séduire le cher ange, on
lui glisse à l'oreille Ah,
Gudule! viens
m'embrasser et
je te donnerai :
Un
frigidaire, un joli scootaire, un atomixaire,
et du Dunlopillo, une
cuisinière avec un four en verre,
des
tas de couvaires, et des
pelles à gâteaux. Une tourniquette
pou faire la vinaigrette, un
bel aérateur pour
bouffer les odeurs, des draps qui
chauffent, un pistolet à gaufres,
un
avion pour deux et
nous serons heureux.
Je
ne sais pas par quel tour de
passe-passe les chaînes publiques ont
réussi, en douce tout d’abord, puis de
plus en plus ouvertement, à revenir à
cette pollution insupportable. Mais,
tout de même, Vive Sarkozy : de
son temps, c’était mieux !
Redevenons
sérieux. Il ne vous a pas échappé que
l’expression Vive X ou Y est
la forme abrégée d’un souhait, Que
vive X ou Y. Dès lors,
vraiment, que vive Sarkozy le temps de
passer devant les tribunaux pour
répondre des diverses casseroles qu’il
traîne aux fesses.

19
mai 2019: Nilda Fernandez

Nilda
Fernandez est mort cette nuit, à 61
ans. Il avait eu une carrière en dents
de scies, alternant les succès (Madrid
Madrid, Nos fiancailles, Mes
yeux dans ton regard, etc.) et
les quasi disparitions de la scène
française, chantant sous d’autres
cieux, le plus souvent hispanophones.
En 1999 il avait sorti un disque, Mes
hommages, dans lequel il
interprétait les chansons des autres,
Barbara (Dis quand
reviendras-tu ?), Ferrat (Ma
môme), Ferré (Les
anarchistes), Moustaki (En
Méditerranée), Béart (Il n’y
a plus d’après), Ferrer (La
maison près de la fontaine),
Christophe (Señorita) histoire
de marquer ses références françaises.
Mais il avait aussi consacré un disque
à Federico Garcia Lorca et chantait
souvent en espagnol, en particulier en
Argentine. Nous nous étions croisé
deux ou trois fois en vingt ans et
nous sommes retrouvés après la mort de
Georges Moustaki, en 2013. Il m’avait
confié un très long texte fait
d’échanges de mails avec Jo, pendant
deux ans, qu’il m’avait permis
d’utiliser pour la biographie que je
projetais de refaire. Je vous en cite
une partie du dernier, daté du 23 mai
2013 :
Georges,
je suis encore à Buenos Aires et tu
viens de mourir. Souviens-toi que
j'en revenais lorsque je suis passé
chez toi pour lancer l'idée de nos
correspondances. J'en revenais aussi
quand mon père a trépassé dans
mes bras à Barcelone, cette ville
où tu as chanté pour la toute
dernière fois et qui m'a vu naître.
Mon
séjour argentin a commencé hier
par un concert. A dix heures du
soir, j'ai démarré de manière
inhabituelle par un sonnet de Lorca
: Amor de mis entrañas, viva
muerte, En vano espero tu palabra
escrita. Une
heure
et demie plus tard, le poème de
Borges que tu me demandais chaque
fois que nous étions ensemble sur
scène : Manuel Flores va a morir
Eso es moneda corriente Morir es una
costumbre que sabe tener la gente.
Suivi par un très court poème de
Lorca : Cuando yo me muera
Enterradme con mi guitarra Sobre la
arena. Enfin,
une chanson presque jamais chantée
en public, qui commence par : Suite
à votre dernière lettre j'ai un
peu décroché... La
mort était tellement présente que
je me suis senti obligé de me
justifier en expliquant que les
chansons tristes ne sont pas faites
pour peiner, mais pour consoler. A
23:45, j'arrêtais de chanter. Plus
tard, dans un boliche encore ouvert
de Palermo, des amis ont entonné Ma
Liberté. Revenu
chez moi (j'habite un immeuble où
Lorca venait dire ses poèmes dans
la cour), je recevais un message de
Paris m'annonçant
qu'à 4:45, (23:45 de Buenos Aires
!), tu rendais le dernier souffle de
ces poumons qui te faisaient tant
souffrir, et depuis si longtemps.
Au
cours de l’hiver 2017, j’étais allé
l’écouter dans une salle de spectacle,
à Paris. Le lendemain il m’écrivait
(il savait que j’étais pari juste
avant la fin) : je
suis touché que tu aies été parmi
nous. En tout dernier (mais je pense
que tu étais déjà parti) on a chanté
Le Sud (public + nous), avec un
petit coup de fil à l'épouse de
Nino. Et puis, il y a
quelques mois, il me téléphonait,
pensant que j’étais à Paris alors que
j’étais à Aix, pour me dire en
gros : « je suis dans un
bistrot de la porte de Saint-Cloud, tu
viens me rejoindre ». Comme sa
carrière française, nos relations
étaient en dents de scie.
Son
prénom était Daniel, qu’il avait
changé en Nilda, comme pour le
féminiser en écho à sa voix, un peu
androgyne. J’ai écrit je ne sais où
qu’il était le Janus de la chanson
franco-espagnole. Janus, ce dieu à
deux têtes, dieu du passage, des
portes, tourné vers le passé et vers
l’avenir, qui marquait dans le
calendrier romain le commencement de
la fin de l’année. Nilda Fernandez a
passé sa dernière porte.

15
mai 2019 : Où est l'Europe?

Sur
les réseaux sociaux, plusieurs de mes
collègues notent que la question des
langues n’apparaît nulle part dans les
programmes des candidats français à
l’élection européenne. Une seule liste
en effet (Europe démocratie
espéranto) aborde ce problème: il
s’agit d’un mouvement politique assez
discret qui milite pour l’adoption de
l’espéranto comme langue commune des
citoyens européens. Mais il faut
souligner que dans leur programme
apparaît une référence à toutes les
langues européennes, y compris celles
des migrants :
« Pour
lutter contre les déséquilibres
actuels et permettre l’enseignement
des langues des pays voisins, des
langues minoritaires ou encore des
langues de l’immigration, l’Union
Européenne favorisera le
développement de la compréhension
passive et l’utilisation de
l’espéranto comme introduction aux
langues étrangères »
En
effet, la Charte européenne des
langues (issue du Conseil de
l’Europe et non pas de l’UE) exclut
formellement de son champ
d’intervention les langues issues de
l’immigration, qui sont pourtant plus
parlées que les langues régionales
(que pèsent le breton ou le picard
face à l’arabe en France ou au Turc en
Allemagne, même si cette remarque
n’enlève rien au droit des Bretons ou
des Picards à parler leur
langue ?).
Mais
le problème me paraît ailleurs. Nous
devons voter le 26 mai pour élire des
députés européens. Or la plupart des
partis français a commis l’erreur de
vouloir transformer cette élection en
élection franco-française. Macron
appelle à faire barrage au parti de Le
Pen, lequel parti, ainsi que la France
insoumise et les listes issues du
mouvement des gilets jaunes, veulent
le transformer en référendum
anti-Macron. Et tous ou presque
semblent se soucier comme de leur
premier bulletin de vote de l’élection
européenne : ils veulent pour
certains rejouer l’élection
présidentielle, pour d’autres
confirmer leur victoire, pour d’autres
encore conforter ou sauver leur parti.
Imaginons que la liste du
Rassemblement National obtienne plus
de voix que celle de la République en
marche : Macron perdrait tout à
la fois la face et son pari de faire
barrage au populisme fascisant.
Et,
devant ce dévoiement, l’électeur se
demande où est l’avenir de l’Europe
dans cette version française de
l’élection ?

4
mai 2019: Fake news

Peu après vingt heures, le 1er
mai, le ministre de l’intérieur
annonce qu’un hôpital a été attaqué
par desmanifestants. BFMTV annonce
alors que « la Pitié-Salpêtrière
a été attaquée », la directrice
de l’hôpital confirme qu’il y a eu une
tentatived’intrusion dans le service
de réanimation, l’AFP enchaîne avec
une dépêche expliquant que des
« dizaines de militants
anticapitalistes d’ultragaucheblack
bloc » ont attaqué l’hôpital. Il
s’agit d’une agence sérieuse,
mondialement reconnue, et tous les
media reprennent donc l’information.
L’AFPcorrigera très vite en indiquant
qu’il s’agissait simplement de
manifestants. Mais l’information a
poursuivi son chemin, relayée le jeudi
matin par lepremier ministre et par la
ministre de la santé, et ce n’est
qu’ en fin d’après-midi qu’on
diffusera une vidéo tournée par un des
membres de l’équipehospitalière
montrant que des gens voulant fuir les
gaz lacrymogènes et la police ont
tenté de trouver un abri, mais qu’ils
sont resté dehors.
C’est donc Christophe Castaner qui
est à l’origine de ce qu’il faut bien
appeler une infox. Le
« premier flic de France »
devrait être
l’homme le plus renseigné du
pays, et c’est lui qui a lancé une
fausse info, un mensonge, une
imbécillité, comme on voudra,mais qui
apparaît comme le premier
irresponsable du gouvernement, comme
quelqu’un d’incapable de parler sans
vérifier ses sources. On peut en rire
ouen pleurer, il faut bien constater,
une fois de plus, que le gouvernement
est en grande partie composé
d’amateurs. On pense à l’histoire de
l’enfant quicriait sans cesse au loup,
que personne ne croyait plus, et qui
le jour où il y avait vraiment un loup
fut dévoré…
Mais surtout, à l’heure où tout le
monde ou presque dénonce les fake
news, nous avons assisté à une
belle démonstration de leur mécanisme.
Les fake news sont réputées
être lancées par des complotistes ou
par des malveillants, puis avoir une
diffusionvirale, être reprises par
ceux qui veulent y croire ou ont
intérêt à y croire, illustrant le fait
qu’une vérité est souvent un mensonge
qui nous satisfait ouqui nous profite.
C’est exactement ce à quoi nous avons
assisté dans cette histoire de fausse
attaque d’un hôpital. La
seule différence, mais elle
est de taille, est que le complotiste
dedépart est une voix supposée
autorisée. Castaner, l’homme qui
semble parler sans savoir ce qu’il
dit…

29
avril 2019: Odonymie

Un
odonyme (du grec odos,
« route ») est un nom de
rue, de place, d’avenue, comme un
anthroponyme est un nom d’être humain.
Et ces noms ne sont jamais innocents.
Pour prendre un exemple simple, il y a
eu en France entre 1940 et 1944 de
nombreux bébés de sexe masculin
baptisés Philippe ou Charles, et ces
prénoms en disaient beaucoup sur les
parents de ces nouveaux nés, renvoyant
à Pétain ou à De Gaulle. Et, dans le
domaine des odonymes, il y a, toujours
en France, de nombreuses voies portant
le nom d’Adolphe Thiers. Faut-il le
rappeler, ce dernier fut un grand
massacreur devant l’éternel. En
février 1871, il est nommé « chef
du pouvoir exécutif »,
c’est-à-dire qu’il a tous les
pouvoirs. En mars, le peuple de Paris
se soulève, c’est la Commune, le
gouvernement se réfugie à Versailles
d’où il organise le siège de la
capitale puis la répression :
massacres (environ 20.000 morts),
condamnations à mort, exécutions (un
millier au cimetière du Père Lachaise,
d’où le célèbre mur des Fédérés)
bagne, déportation (en particulier en
Nouvelle Calédonie). Georges
Clémenceau, alors maire de Montmartre,
écrira : « Thiers, le type même du bourgeois cruel et borné, qui s’enfonce
sans broncher dans le sang ». Et
il y a aujourd’hui, en France, de
nombreuses rues ou Avenue
Thiers : on célèbre partout le massacreur
de la Commune.
Il
y a donc une rue Thiers à
Aix-en-Provence, ville dans laquelle
je vis et dans laquelle il est né. Ou,
du moins, il y avait, puisque samedi
dernier, le 27 avril, elle a été
rebaptisée rue « Josette et
Maurice Audin ». L’information
peut surprendre, lorsqu’on sait que la
municipalité aixoise est aux mains
d’une droite bien épaisse et bien
bête. Qu’est-ce qui leur est passé par
la tête ? Maurice Audin était une
jeune assistant de Mathématiques à
l’université d’Alger, membre du parti
communiste algérien, militant de
l’indépendance du pays, qui disparut
en 1957, à 25 ans, enlevé et
clandestinement exécuté par l’armée
française. Et nul ne sait où il
repose. Après un long combat de sa
femme Josette, le président Macron a
d'ailleurs reconnu le 13
septembre 2018
la responsabilité de l’État français
dans sa disparition. On se demande
donc comment une municipalité plus
proche des Pieds Noirs et de l’OAS que
de l’indépendance de l’Algérie a pu
prendre une telle décision.
Ne
laissons pas planer plus longtemps ce
mystère. En fait si les plaques ont
été remplacées, c’est à l’initiative
d’un certain nombre des partis et
d’associations (PCF, PS, CGT, Ligue
des droits de l’homme, Syndicat de la
magistrature, EELV, etc.) C’est ce
qu’on appelle le devoir de mémoire.
Reste
une question : combien de temps
ces plaques resteront-elles en
place ? J’irai voir demain matin
et vous tiendrai au courant.
17
avril 2019: Au feu !

Avec
Notre-Dame de Paris, le « plan
com » d’Emmanuel Macron est parti
en flammes. Depuis des jours tout le
monde supputait : Qu’allait-il
annoncer ? Saurait-il contenter
tout le monde et les gilets
jaunes ? Comment allait-il
prendre en compte les données du
« grand débat » ? Et,
lundi soir, alors que son allocution
était déjà enregistrée, les évènements
de l’île de la Cité ont renvoyé tout
cela à la poubelle, ou aux archives.
Pourtant
toute la macronie était sur la
sellette. L’hebdomadaire Le point
du 21mars mettait en couverture une
photo du ministre de l’intérieur,
Castaner, avec ce titre : Les
stagiaires : ce qui cloque en
macronie
Et début avril, Pauline
Théveniaud et Jérémy Marot publiaient
un livre, Les apprentis de
l’Elysée. Stagiaires,
apprentis : dans les deux cas,
une même constatation, ou une même
hypothèse : les ministres et ceux
qui les entourent n’étaient pas prêts,
pas formés. Et il est vrai qu’à de
rares expressions près, le
gouvernement est formé de gens qui ne
sont pas des élus, ne connaissent
guère le terrain politique. En bref,
ce sont des amateurs, et ils l’ont
montré avec brio, commettant bévues
sur bévues. L’affaire Benalla en a été
un exemple parmi d’autres : à
écouter les ministres faire des
déclarations divergentes ou
contradictoires, on avait l’impression
que l’idée de solidarité
gouvernementale leur était étrangère.
Même
chose pour le projet de cession des
aéroports de Paris. La chose était
bien cachée dans un coin obscurs de la
loi PACTE, un article sur 222, qui en
outre ne précisait pas grand-chose, en
particulier ne disait rien sur le
pourcentage que pensait garder l’Etat.
C’est Benjamin Griveaux qui, une fois
de plus, a gaffé le premier, déclarant
sur France Inter : « Ce
n’est pas une privatisation puisque,
vous le savez, l’Etat conservera à peu
près 20 % du capital ». Or
personne n’en savait rien, puisque le
taux de capital que voulait conserver
l’état était soigneusement tu. Encore
une fois, des amateurs…
Et
il en allait un peu de même des
députés de la République En
Marche : naïfs et tendres comme
des poulets de l’année. Vous me
répondrez que c’est pour cela qu’ils
ont été élus, par souci de changement,
de renouveau. Oui, mais faute de
bagage politique ils n’ont qu’une
boussole : le président. Après
la bévue de Griveaux, une coalition de
l’opposition de droite et de gauche
décide alors de se lancer dans une
opération de RIP (référendum
d’initiative partagée), procédure qui
existe dans la constitution, même si
elle est difficile à mettre en œuvre
(il faut la signature de plus de
quatre millions de citoyens).
Scandale du côté du pouvoir! Pour
les uns, proposer un RIP c’est
affaiblir la démocratie
représentative. Pour une députée LREM
de Paris c’est « un RIP
d’obstruction ». Pour la ministre
Gourault cette coalition est un
« drôle d’attelage ». En
fait, ils se savaient pas quoi dire,
étaient incapables d’avancer un
argument politique et, comme des
chiots se pressant vers les mamelles
pour téter le lait de leur mère, ils
attendent la parole présidentielle.
Une meute qui hurlait, mais sans
unisson, attendant que Jupiter leur
donne une direction.
Notre-Dame
de
Paris, donc. Finies les annonces,
Jupiter s’est lancé dans un discours
unificateur et reconstructif.
Notre-Dame c’est la France, le cœur du
pays, nous allons la reconstruire.
Mieux encore, nous allons la
reconstruire en cinq ans. Il pense
bien sûr aux Jeux Olympiques de Paris,
mais, en même temps, peut-être
pensait-il reconstruire la France
divisée. Nous verrons samedi ce qui se
passera dans les rues…
Pendant
ce
temps, cependant, fuitaient les
éléments de son discours
enregistré : dissolution de
l’ENA, indexation de quelques
retraites sur le coût de la vie,
baisse des impôts, RIC local, etc.,
nous savons désormais tout ce qu’il
allait dire, et certains ont commencé
à y réagir : c’est trop, ou ce
n’est pas assez, oui, non… Mais cette
séquence nous a donné comme une leçon
de choses : peu importe qu’il
parle puisque le contenu de son
discours est désormais public. Et cela
constitue une sorte de dévaluation du
corps et de la voix du Président,
devenus dérisoires. Au feu! ZT pas
seulement à Notre-Dame. Comment
va-t-il s’en tirer ? Nous le
verrons bien, mais la machine à
communiquer doit chauffer, dans les
bureaux de l’Elysée.

11
avril 2019: Syndromes...

Un
syndrome est, dans le vocabulaire
médical, un ensemble de symptômes
témoignant de certaines maladies ou de
certains écarts par rapports à une
norme. Et, en général, chacun de ces
syndromes porte le nom de celui ou
celle qui l’a décrit ou découvert. On
parle ainsi en neurologie du syndrome
d’Asperger, en génétique du syndrome
de Down, en génétique du syndrome
de Bloom. Parfois leur nom
vient d’un lieu où un comportement a
été relevé dans une situation
traumatisante, comme pour le syndrome
de Lima, le syndrome du
Vietnam ou
celui de Stockholm. Emprunté à
un mot grec signifiant
« ensemble », on pourrait
aussi le traduire par « même
chemin », ou « chemin
commun ».
Le
terme est parfois employé en
politique, comme dans syndrome
d’hubris, une maladie de la
démesure qui atteint certains hommes
politiques… Je voudrais en proposer un
autre, concernant à la fois les hommes
politiques et leurs électeurs, qui se
caractérise par différents
symptômes convergents: un homme
politique corrompu au vu et au su de
tout le monde, des électeurs
parfaitement au courant de ces écarts
amoraux, mais en même temps des
électeurs qui continuent malgré tout à
voter pour cet homme politique
corrompu (ou, bien sûr, pour cette
femme politique corrompue).
Le
plus simple pour définir ce syndrome
est cependant d’en développer un
exemple. J’aurais pu prendre celui du
syndrome Juppé, ou syndrome
du fusible, pour désigner une
personne condamnée à la place d’une
autre (et ici à la place de Jacques
Chirac). Mais l’exemple de Patrick
Balkany est plus clair encore. Elu en
1983 maire de Levallois-Perret, il
effectue deux mandats mais en 1996 il
est condamné, ainsi que son épouse,
pour prise illégale d’intérêts à
quinze mois de prison avec sursis,
200.000 francs d’amende et deux ans
d’inéligibilité. En gros ils avaient
piqué dans la caisse de la mairie pour
se payer (sous l’étiquette trompeuse
d’employés municipaux) du personnel
s’occupant de leur appartement et de
leur résidence secondaire. Or, en
2002, il est réélu député, puis maire
au premier tour. Depuis lors il a été
réélu à ces deux postes jusqu’en 2017,
alors que les affaires
s’accumulaient : déclarations
mensongères de patrimoine, blanchiment
de fraude fiscale, soupçons d’abus de
faiblesses. Les symptômes de ce
syndrome sont donc clairs : à la
fois un politique indélicat et un
corps électoral aveugle ou j’m’en
foutiste.
Mais
ce syndrome n’est pas seulement
franco-français. Prenons l’exemple de
Benjamin Netanyahou. Il est depuis
2016 soupconné de corruption par la
justice israélienne, pour des cadeaux
(cigares, bijoux, bouteilles de
champagnes) reçus entre 2007 et 2016
par lui et sa famille, de tentative
d’entente avec un journal (Yediot
Aharonot) afin d’obtenir des
articles favorables, de tentative de
favoritisme pour le groupe de
télécommunications Beseq
toujours pour obtenir une
couverture favorable par le journal
sur Internet Walla et enfin
d’avoir reçu de l’homme d’affaires
franco-israélien Arnaud Mimran un
million d’euros pour financer ses
campagnes électorales. Si tout cela
est vrai, c’est beaucoup pour un
honnête homme. Et pourtant, il y a
deux jours, il vient de remporter les
élections et pourrait être pour la
cinquième fois premier ministre alors
que tout le monde est au courant des
accusations que je viens d’énumérer.
La
France et Israël sont des démocraties,
mais dans les deux cas le corps
électoral se soucie comme de son
premier bulletin de vote des avanies
de leurs élus.
Je
propose donc de créer un nouveau
syndrome. Je suis trop modeste pour
lui donner mon nom, mais quel
autre ? Syndrome Balkany,
syndrome Netanyahou, syndrome
de Levallois-Perret, syndrome
d’Israël ? Nous
pourrions aussi songer à d’autres
lieux et d’autres patronymes :
Trump, Bongo, Erdogan, Bouteflika…
Allez,
je vous laisse juges. Mais nous vivons
une époque moderne, et des démocraties
avancées (comme un camembert?)

10
avril 2019 : Murakami, Ghosn,
fiction et réalité

Je
suis depuis longtemps un lecteur
assidu des romans d’Haruki Murakami,
dont les livres nous entraînent tous
aux frontières du merveilleux ou du
paranormal. Je viens de terminer les
deux tomes de sa dernière œuvre, Le
meurtre du commandeur, qui reste
dans la lignée des précédents.
Pourtant, la fiction puise souvent aux
sources de la réalité. Et le
narrateur, confronté à des évènements
qu’il ne contrôle pas, qu’il ne
comprend pas, face à un monde étrange
qui s’ouvre devant lui, relate en même
temps des détails étonnement
d’actualité.
Publié
au Japon en 2017, bien avant donc le
début de « l’affaire Carlos
Ghosn», le film relate cependant,
comme en passant, les ennuis d’un
personnage face à la justice
japonaise. Je ne sais rien bien sûr du
contenu du dossier Ghosn, comme tout
le monde je ne connais que ce que
relatent les media, qui n’en savent
pas beaucoup plus que nous. Mais le
passage ci-dessous sonne étrangement
comme un écho des ennuis de l’ancien
patron de Renault-Nissan.
« A
ce que j’en sais, le parquet de Tokyo,
c’est la crème des enquêteurs en ce
qui concerne les délits financiers.
Ils en sont aussi très fiers. Dès
qu’ils ont dépisté quelqu’un, ils
recueillent assez de preuves
irréfutables avant de le coincer, afin
d’être sûrs de pouvoir le poursuivre.
Le taux de condamnation est
extrêmement élevé. Et les
interrogatoires pendant la détention
sont impitoyables. Durant leur garde à
vue, la plupart des gens sont
tellement cassés psychologiquement
qu’ils finissent par signer le
procès-verbal qui convient aux
enquêteurs. Garder le silence tout en
résistant à une telle pression n’est
pas à la portée du commun des
mortels ».
Comme
quoi la fiction peut parfois donner
une image très réelle de la réalité.
PS.
Si vous n’avez jamais lu Murakami,
jetez-vous sur n’importe lequel de ses
romans.

4
avril 2019: Vendredire
Peut-être
vous souvenez-vous de cette chanson de
l’inimitable Boby Lapointe :
« Madame Mado m'a dit, Ne venez
pas mardi, Car il y a mon mari,
Qui revient mercredi, Venez donc
vendredi, Mais alors moi je dis,
Je viendrai si ça m'dit
dimanche… ». Je dis, ça m’dit,
cette revisite des noms des jours de
la semaine est sans doute inconnue des
Algériens qui, chaque vendredi,
manifestent. Mon amie la linguiste
Dalila Morsly a publié dans Le
soir d’Algérie du 2 avril un
article intitulé « un
plurilinguisme souriant pour une
révolution joyeuse » dans lequel
elle donne des nombreux exemples en
cinq langues (anglais, arabe algérien,
arabe standard, français, tamazight)
de la créativité lexicale des
manifestants. En voici quelques-un, en
français : Algerpleure,
Algercrie, Algervie…
Mais
elle ne cite pas un nouveau verbe
français qui vient d’être créé
dans les rues d’Alger: vendredire.
Un verbe qui se conjugue, bien
sûr, nous vendredirons, ils
vendredirent, etc. Ils
disent, ils crient, ils vivent en
plusieurs langues, plurilinguisme
souriant comme l’écrit Dalila. Parce
qu’ils ont des choses à dire, à crier,
à vivre, et qu’ils vivent plusieurs
langues.
Et
je ne peux pas ne pas relever que les
« gilets jaunes », qui
manifestent chaque samedi depuis 20
semaines, n’ont pas inventé samedire.
Parce
qu’ils n’ont rien à dire ?

1er
avril 2019: Pierre Encrevé

Il
y
a longtemps que j’aurais dû écrire ces
lignes, depuis le 13 février pour être
exact. Mais il est parfois difficiles
de parler de la disparition de ceux
qu’on aime. J’avais connu Pierre
Encrevé en 1966 ou 67. Il avait trois
ans de plus que moi, venait de
soutenir sa thèse sur le
« bilinguisme dialectal » de
son village natale,Foussais, en
Vendée, et Frédéric François nous
avait recrutés tous les deux pour
rédiger dans un centre de recherche,
le BELC, « un manuel de grammaire
programmé » pour la formation des
moniteurs africains destinés à devenir
instituteurs. Avant « d’entrer en
linguistique » il avait fait des
études de théologie protestante, ce
qui aurait dû nous séparer, moi qui
suis athée. Nous suivions également le
séminaire d’André Martinet, auquel
participaient également Claude Hagège
et Henriette Walter. Martinet était
alors le linguiste français,
du moins aimait-il à le penser, et
l’institut de linguistique qu’il
dirigeait à la Sorbonne était de toute
façon le seul de France. Mai 68 allait
changer tout cela. La multiplication
des universités lancée en 1969 par
Edgar Faure, alors ministre de
l’éducation nationale, entraîna la
création de nombreux instituts de
linguistique, et du même coup
l’éclatement de cette disciplines en
différentes tendances. Pierre partit à
l’université de Vincennes, je restai
pour ma part à la Sorbonne. Il avait
choisi résolument la grammaire
générative de Noam Chomsky, je tentais
pour ma part de développer une
sociolinguistique dans ce lieu où la
linguistique fonctionnelle régnait et
où l’aspect social de la langue est
ignoré.
Mais
l’éloignement
géographique et les choix théoriques
différents ne changèrent rien à notre
amitié. Lorsqu’en 1988 Michel Rocard
devint premier ministre, il prit
Pierre dans son cabinet, chargé des
affaires culturelles, de la langue
française et de la Francophonie. Et je
me retrouvai représentant de la France
dans cette organisation
internationale. Plus tard, en 1997, il
entra au cabinet de Catherine
Trautman, ministre de la culture, et
œuvra à la signature par la France de
la Charte européenne des langues
régionales. Il avait entre-temps
participé à la publication en français
des travaux de William Labov,
collaboré avec le sociologue Pierre
Bourdieu, et les étudiants que nous
formions l’un et l’autre
tentaient d’appliquer notre
enseignement dans leurs pays
respectifs, en nous opposant parfois.
Au Maroc par exemple il y eut des
débats sur la question de savoir
quelle sociolinguistique, celle
d’Encrevé ou de celle Calvet,
s’appliquait le mieux à leur
situation. Cela nous faisait un peu
rire et nous continuions à collaborer
de loin chaque fois qu’il était
question par exemple du statut des
langues régionales en France. Mais il
a lui-même raconté en partie tout cela
dans Les boites noires de
Louis-Jean Calvet.
En
fait,
Pierre avait choisi la politique
institutionnelle, celle des appareils,
des ministères, là où je me comportais
plutôt en franc-tireur, mais nous
avions en gros les mêmes visées et,
d’une certaine façon, nous nous
complétions. Surtout, nous avions
toujours plaisir à nous retrouver
autour d’un repas, à faire le point
sur notre vie, nos intérêts. Il me
parlait de Pierre Soulages, peintre
dont il était devenu le grand
spécialiste, je lui parlait des
situations linguistiques africaines ou
de la chanson française. Il y a un ou
deux ans il me dit comme en passant
que l’été, lorsqu’il retournait en
Vendée, il lui arrivait de prêcher au
temple. Je m’étonnais : « tu
crois encore en Dieu ? ».
Oui, me répondit-il avec un petit
sourire. Et nous passâmes à autre
chose, comme s’il s’agissait d’un
détail.
Ce
que
je retiendrai de lui, outre son
sourire presque permanent, c’est sa
grande ouverture d’esprit. Ferme sur
ses positions, il savait écouter les
autres. Il a peu publié, mais sa thèse
sur La liaison avec et sans
enchaînement ainsi que divers
articles sont une importante
contribution à l’analyse des liens
entre phonologie et société, et ses Conversations
sur la langue française, avec
Michel Braudeau, un ouvrage qui n’est
pas sans lien avec les politiques
linguistiques. Si l’on écrit un jour
l’histoire de la sociolinguistique
française, il devrait y trouver un
place de choix. Et j’étais été très
peiné, voire choqué, que le site du
RFS (réseau francophone de
sociolinguistique) n’ait donné aucun
écho à sa disparition. Comme si
certains répugnaient
à reconnaître la valeur de ceux dont
ils se sont largement inspirés. Si ce
petit billet pouvait contribuer à
réparer cet oubli…

24
mars 2019 : Retour au Mali

Je viens de passer quelques jours à Bamako, où
je vais régulièrement depuis 50 ans,
mais je n’y étais pas allé depuis cinq
ou six ans. C’est dire qu’à chacun de
mes voyages je mesure des changements,
des transformations, des reculs ou des
avancées. J’ai beaucoup de tendresse
pour ce pays, le premier d’Afrique
noire dans lequel j’ai travaillé, dont
je connais la plupart des régions.
J’ai toujours plaisir à y retrouver
des amis, à utiliser les bribes de la
langue bambara qui me restent et que
je réactive, à manger la cuisine
locale, les sauces au gombo ou à
l’arachide, le to. Et, en même temps,
je suis chaque fois frappé par les
évolutions que j’observe.
Dimanche dernier, à la veille de mon départ,
une attaque « terroriste »
attribuée au GSIM (groupe de soutien à
l’Islam et aux Musulmans) avait fait
23 morts dans le camp militaire de
Dioura, au centre du pays, alors
que c’est d’habitude dans le
Nord qu’évoluent ces forces. Guère
rassurant… Je remarque que la voiture
qui m’attend, un véhicule de fonction,
a des plaques d’immatriculation
blanches, alors qu’elles devraient
être bleues, comme tous les véhicules
de l’administration. J’interroge mon
chauffeur, il m’explique que les
étudiants caillassent volontiers les
véhicules de l’Etat, et que ces
plaques, réservées aux particuliers,
constituent une sorte de camouflage.
La voiture, parlons-en. Il s’agit d’un
4/4 Toyota diésel à moteur V8 qui
consomme plus de 30 litres aux cent
kilomètres. Et tous les ministères en
sont pourvus. Pas très économe pour un
pays qui a du mal à payer ses
fonctionnaires et surtout pas très écolo…
Et dans les champs que traverse la
route allant de l’aéroport vers le centre-ville
traînent des milliers de sacs en
plastique.
Mon hôtel (comme beaucoup d’autres je suppose)
est protégé par une entreprise de
sécurité privée. L’ accès est
contrôlé, on passe par un sas, deux
portes dont la seconde ne s’ouvre que
quand la première est fermée, comme
dans les prisons, on passe une miroir
sous les voitures, comme naguère aux
check points entre Berlin est et
ouest. Même genre de précautions à
l’Institut français, où je vais faire
une conférence. Bref Bamako semble en
état de siège.
Pourtant, dans les rues, la vie n’a guère
changé, il y a simplement toujours
plus de voitures et de mobylettes.
Le soir flotte une odeur de
charbon de bois sur lequel on fait la
cuisine, le marché central est
toujours aussi fréquenté, la foule s’y
bouscule, les gargotes dans lesquelles
on va se restaurer sont toujours aussi
fréquentées. Et, au moment où j’écris
ces lignes j’apprends que samedi, le
lendemain de mon retour, une centaine
de civils a été massacrée dans un
village peul par des chasseurs
dogons : au terrorisme islamique
s’ajoutent les conflits ethniques.
Étrange contraste entre une vie qui
semble se poursuivre normalement et un
état de guerre larvée .
Je me souviens qu’en 1969, moins d’un an après
le coup d’état qui avait renversé
Modibo Keita, héros de l’indépendance
et premier président de la république,
son nom était tabou. On savait
simplement qu’il était en prison dans
le Nord, du côté de Kidal. En 1977,
après sa mort suspecte, la radio
officielle avait annoncé sans beaucoup
de délicatesse : « Modibo
Keita, ancien instituteur à la
retraite, est décédé… ». J’étais
allé à son enterrement, suivi par des
milliers de personnes et réprimé par
la police.
L’aéroport porte aujourd’hui
son nom et il y a, à côté de mon
hôtel, un
mémorial Modibo Keita. Comme chantait
Dylan, Times they are changing.
Une des façons d’approcher la géopolitique
pourrait consister à s’intéresser aux
diverses formes de coopération. Ici,
les Chinois sont présents depuis
longtemps. Il ont construit un stade,
l’assemblée nationale, un pont et,
tout récemment, l’université. Mais ils
ne sont guère appréciés car ils
viennent avec leurs ouvriers et ne
donnent aucun travail aux locaux.
Parallèlement, et jusqu’à sa mort,
Kadhafi construisait des mosquées et
tous les bâtiments ministériels. On
raconte qu’il exportait en outre vers
la Libye des petits garçons et des
jeunes filles. Quant aux Chinois, ils
tiennent aujourd’hui toutes les
maisons de passe, qui portent
curieusement des noms de fleurs. Mais
je n’ai pas poussé l’esprit
scientifique jusqu’à aller enquêter
sur ce terrain. Deux types de
coopérations, donc. Et
la France ? Elle a laissé bien
sûr les premières routes, les
premières villes à l’occidentale, une
langue officielle, un modèle étatique,
un système judiciaire qui coexiste
avec le droit traditionnel. Et elle
participe aujourd’hui avec d’autres
pays à la lutte contre le terrorisme
islamique… L’étranger a ici plusieurs
visages, et l’on a du mal à savoir si
l’un d’entre eux s’imposera, ou si le
Mali trouvera sa propre voie.
Pour finir de façon plus gaie, deux petites
anecdotes.
D’une part une bière locale que j’ai toujours
consommée là-bas vient d’ajouter sur
ses étiquettes une formule qui sonne
bizarrement dans un pays
musulman : « tout
travail mérite sa bière ». J’ai
toujours aimé l’humour africain, en
particulier lorsqu’il joue sur la
langue française et se l’approprie.
J’ai par exemple noté depuis longtemps
une façon de détourner les sigles ou
de leur inventer une autre
signification. Par exemple, pour
rester dans la bière, à Brazzaville,
au Congo, où l’on consomme beaucoup de
Primus, on s’amuse à en faire
l’acronyme de « Papa rente
immédiatement à la maison, tu uses ta
santé »…
D’autre part, et depuis longtemps, on
m’appelle en Afrique de l’Ouest Koro,
un terme de respect bambara signifiant
« vieux, grand » mais qui
peut aussi vouloir dire « grand
frère ». J’ai hérité cette
fois-ci d’un nouveau titre. La femme
d’un de mes amis, considérant que
j’étais le grand frère de son mari,
s’est mise à m’appeler buranké,
« beau frère ». C’est ainsi
que s’agrandissent les familles. Je
vous l’ai dit, j’ai beaucoup de
tendresse pour ce pays.
15
mars 2019: Un peu d'humour

Bouteflika,
donc,
ne se représentera pas mais il reste
présent jusqu’à une date indéterminée.
C’est dommage, j’aurais aimé voir une
élection que j’aurais pu commenter
ainsi : Bouteflika réélu
comme dans un fauteuil.
Je
ne sais pas comment évoluera la
situation algérienne, mais elle paraît
bien simple comparée à la situation
britannique. Les parlementaires qui
avaient défendu le Brexit votent
désormais aux Communes de façon
imprévisible, ceux qui étaient contre
sont tout aussi incompréhensibles, de
scrutin en scrutin ils semblent se
contredire, bref, on n’y comprend
rien. On dit souvent que l’humour
britannique, ou le sens de l’absurde,
ne peut pas être défini. Mais les
pédagogues savent qu’un bon exemple
vaut toute les définitions. Et ces
débats parlementaires pourraient donc
être utilisés comme tel…
Pour
autant,
ils ne semblent pas avoir oublié leur
humour, les Britanniques. On a vu dans
une manif une dame d’âge mûr portant
une pancarte sur laquelle on lisait Pulling
out doesnot
work et, à côté d’elle une
jeune femme avec un pancarte indiquant
d’une flèche la précédente et disant My
mum (traduction : D’un
côté « se retirer, ça ne marche
pas » et de l’autre « c’est
ma mère ». Si vous ne comprenez
pas, pensez aux vieilles méthodes de
contraception)
Restons
dans
l’humour et dans la politique. Hier
soir, dans « L’Émission
politique »sur France 2 Marine Le
Pen a expliqué qu’il était impossible
d’avoir un Smic européen puisqu’il
était de 4,40 euros en Bulgarie et de
36 euros en France.Face à elle,
Nathalie Loiseau, ministre des
affaires européennes, semblait
ahurie : «Vous
êtes à 36 euros pour quelle durée du
Smic? C'est une heure, c'est quoi?
J'ai l'impression que la
fichen'était pas là». Et Le
Pen : « Mais ça ne change
rien Madame Loiseau, 4,40 la
Bulgarie. Donc je ne comprends pas
ce que vous voulez faire». Ceux
quine comprenaient pas, c’étaient
les travailleurs au Smic. Si le taux
horaire du Smic était de 36 euros,
multiplié par 35 heures
hebdomadaires cela donnerait
1260euros par semaine et, multiplié
par quatre semaines, cela donnerait
5040 euros par mois. A ce tarif,
beaucoup de Français aimeraient bien
être au Smic. Enfait, le Smic
français est à un peu plus de dix
euros l’heure.
Mais où Le Pen a-t-elle trouvé cette somme, ou plutôt ce chiffre,
36 ? Les commentateurs se
grattent la tête, ne parvenant pas à
expliquer cette énorme bourde.
Pourtant les choses seraient simples
si l’on cherchait du côté du lapsus.
On a beaucoup parlé des ennuis
judiciaires du FN (devenu RN, ce que
Loiseau a regretté, expliquant que FN
renvoyait à fake news), on a donc
parlé de ces ennuis judiciaires, y
compris dans cette émission, avant la
bévue que je viens de rappeler. Les Le
Pen père et fille ainsi que des
députés européens sont mis en examen
pour détournement de fonds, soupçonnés
d’avoir utilisé des assistants
parlementaires rémunérés par l’UE pour
travailler
dans leur parti. Ennuis judiciaire
égale police judiciaire, police
judiciaire égale 36, naguère 36 quai
des Orfèvres. La PJ a
aujourd’hui déménagé vers la porte de
Clichy mais, dans les nouveaux
bâtiments qui regroupe aussi le
nouveau tribunal, elle porte toujours
le numéro 36. CQFD ?

6
mars 2019: L'automne du
patriarche

On
racontait
en Espagne en 1975, alors que Franco,
âgé de 83 ans, malade depuis 1969,
grabataire ou presque, se refusait à
mourir (ou que son entourage refusait
de le débrancher), l’histoire
suivante. Au palais du Pardo où il
résidait, le dictateur parvient un
jour à se lever, s’approche de la
fenêtre et voit une foule d’Espagnols.
« Que font-ils là ? »
demande-t-il à son aide de camp.
“Caudillo, ils sont venus vous dire
adieu » répond l’autre.
« Pourquoi ? Où
vont-ils ? » enchaîne
Franco.
Ce
qui
est en train de se passer en Algérie
autour de Bouteflika rappelle
fortement cette fin à rallonge. Mais
on peut aussi penser au roman de
Gabriel Garcia Marquez, L’Automne
du patriarche. Dans
les trois cas en effet on lisait
l’isolement, le pouvoir auquel on
s’accroche, la fin de vie. Mais
Franco, comme le personnage inventé
par Marquez, étaient des dictateurs.
Bouteflika pour sa part est un
président de la république, quatre
fois élu, et qui comme on sait se
présente pour la cinquième fois. Se
présente ou plutôt est représenté.
Ce verbe, représenter, est à
comprendre de différentes façons. Au
sens premier, bien sûr, il signifie se
présenter une fois de plus, et ici
faire déposer sa candidature par
quelqu’un d’autre, puisqu’il est
absent. Il se représente donc
par le truchement d’un représentant.
En outre, lorsque la télévision montre
des meetings ou des manifestations
pro-Bouteflika, on le voit, non pas en
chair et en os, mais sur d’immenses
portraits le représentant, des représentations.
Des gens parlent d’un absent, au
nom d’un absent dont, derrière eux,
trône la photo.
On
peut
penser à des marionnettistes ou à des
ventriloques. Mais le marionnettiste
comme le ventriloque donnent un
spectacle auquel est venu assister un
public qui a payé pour ça. Le peuple
algérien paie, bien sûr, d’une autre
façon et les nombreuses manifestations
à travers le pays montrent qu’il en a
assez de payer. Reste que ce spectacle
étrange dépasse la ténacité de Franco
et l’imagination de Marquez. Il s’agit
de la partie émergée d’un iceberg que
personne n’arrive vraiment à lire. On
comprend seulement que, derrière cette
comédie, en coulisses, des généraux
défendent leurs intérêts personnels,
leurs prébendes, leurs détournements
de fonds, et qu’ils ne parviennent pas
à se mettre d’accord sur un nouveau
candidat.
Nous
sommes
donc bien en plein spectacle, dans un
jeu d’ombres et de lumières, avec une
scène et des coulisses. Sous les
projecteurs, un candidat grabataire
qu’on ne voit qu’en photo, dans
l’obscurité, ceux qui tirent les fils
et qu’on ne voit pas.
Et
tous
illustrent parfaitement l’étymologie
latine du mot personnage :
masque.

18
février 2019: imbécilités
"politiquement correctes"

C’est
il
y a une trentaine d’années, alors que
j’avais été invité à enseigner à
l’université Tulane (Nouvelle
Orléans), que j’ai découvert de près
le politiquement correct. Pêle-mêle
j‘ai vu des femmes divorcées se voir
refuser la garde de leurs enfants
parce qu’elle fumait, des mots changer
de sens ou remplacer d’autres mots,
etc. Et moi dont le premier article
scientifique, publié en 1969, portait
sur la new speak de George
Orwell, je me voyais en pleins travaux
pratiques, ou en stage
d’apprentissage. A une des questions
que je posais à mes collègues
américains, parfois choqués,
« est-ce que le fait d’appeler
désormais African Americans les
Noirs change quelque chose à leur
situation sociale? », la réponse
était et reste « non ». Mais
la vogue du politiquement correct, en
particulier l’illusion qu’en changeant
les mots on changeait les choses, s’est
répandue
comme un tsunami à travers le monde.
Son
dernier
avatar, en France, est effarant. Dans
le projet de loi sur l’école on
propose en effet » d’ancrer la
diversité familiale dans la loi »
en remplaçant dans les formulaires
administratifs « père et
mère » par « parent 1 et
parent 2 ». L’imbécilité de cette
idée est à plusieurs faces. J’ai
entendu par exemple dans une émission
de radio des humoristes chanter des
chansons en y remplaçant père par
parent 1 et mère par parent 2. La
chanson de Souchon Allo maman bobo
devenait ainsi Allo parent 2
bobo. Et, dans tous les
exemples, le père était parent 1 et la
mère parent 2. Pourquoi pas
l’inverse ? Un changement qui se
veut « progressiste »
renforce ainsi une idéologie spontanée
en introduisant une hiérarchie entre
le numéro 1, le père, et le 2, la
mère…
Une
autre
face de cette imbécilité est
une belle illustration du
politiquement correct. La mesure
proposée veut bien sûr prendre compte
d’un changement social, l’adoption par
des couples homosexuels des enfants
qui ont ainsi deux « mères »
ou deux « pères ». Il y a
selon l’INSEE 32 millions de personnes
en couple, dont 200.000 en couple avec
une personne du même sexe.
C’est-à-dire que les couples
homosexuels représentent 0,6% de
l’ensemble et que l’on voudrait
imposer à 99,4% des couples d’être
composés d’un parent 1 et d’un parent
2 ! Dans « sa grande
sagesse », le législateur
n’a-t-il pas pensé à une solution à
double entrée, père et mère ou parent
1 et parent 2 ? Apparemment cette
solution est trop simple, et on
préfère aligner sur une toute petite
minorité la majorité des couples. Je
sais qu’en parlant de dictature d’une
minorité je vais me faire traiter
d’homophobe, car les imbécilités
s’enchaînent souvent.
J’ai
d’ailleurs
un autre exemple plus récent encore.
Après que des gilets jaunes aient
abreuvé Alain Finkelkraut d’insultes
racistes insupportables, voici
qu’un autre député propose de mettre
dans la loi un trait d’égalité entre
antisémitisme en antisionisme. Je sais
qu’il faudrait préciser ce que
signifie être antisioniste. Pour
moi, c’est être opposé au colonialisme
et à la violence d’un pays, Israël,
qui se trouve issu de l’idéologie
sioniste, et je suis prêt à adopter un
autre terme pour désigner l’opposition
à cette politique. Mais
il y a longtemps que l’Etat d’Israël
tente d’imposer cette ruse de la
raison, voulant faire croire que la
critique de sa politique était une
opinion antisémite. Honteusement,
Macron a adhéré à cette manipulation
l’an dernier lors du dîner du CRIF. Il
s’apprête à récidiver demain soir.
Nous vivons une époque moderne, et
« politiquement correcte ».
Ici aussi, il faudrait peut-être
réévaluer cet adjectif, correct.

13
février 2019: Le temps ne fait
rien à l'affaire

Je
suppose
que, comme moi, vous devez en avoir
par dessus la tête de l’affaire
Benalla. Chaque jour ou presque
apporte ses nouvelles révélations, son
nouveau scandale, au point qu’on a
envie de crier « n’en jetez
plus ». Derrière cela, cependant,
au-delà du cas Benalla qui relève de
la délinquance et donc des tribunaux,
apparaît un problème plus grave, celui
de la gestion de l’état. Tout cela
nous donne l’impression que le palais
de L’Elysée est géré par une bande de
rigolos incapables de sentir la
politique, les mouvements sociaux, les
réactions de l’opinion.
Pourtant
cela
avait bien commencé. Entouré d’une
bande de copains, le jeune Macron
décide de se lancer à l’assaut de la
présidence de la République. Et ça
marche. On peut penser à Jules César
lançant
Veni vidi vici, « je suis
venu, j’ai vu, j’ai vaincu » pour
annoncer une victoire éclait en 47
av.JC. .Ou encore au «vol de
l’aigle », lorsque Napoléon
s’échappe de l’île d’Elbe, débarque le
1er mars 1815 à Vallauris,
arrive à Paris en vingt jours et
reprend le pouvoir. La bande à Macron
arrive donc à l’Elysée et l’on fait
savoir que c’en est fini du vieux
monde politique, qu’un jour nouveau se
lève. Mais ces jeunes ne connaissaient
pas grand-chose à la vie du pays, à la
politique au jour le jour. Ils
faisaient penser à ceux que Georges
Brassens épinglait : « les
cons naissants, les cons innocents,
les jeunes cons qui n’le niez pas
prenez les papas pour des cons ».
Face à eux, le « vieux »
monde politique se gaussaient. Citons
encore Brassens : « Les cons
âgés, les cons usagés, les vieux cons,
qui confessez-le prenez les p’tits
vieux pour des cons ». Et puis
nous nous sommes rendus compte que
vieux ou jeunes, nouvelle ou ancienne
politique, c’était un peu du pareil au
même. Finissons avec Brassens :
« Le temps ne fait rien à
l’affaire, quand on est con, on est
con ». Le vieux Georges n’avait
pas tort, si nous nous en tenons à un
seul critère : l’âge des gens qui
ont quitté le navire. Nicolas Hulot,
Gérard Collomb, Sylvain Faure, Ismaël
Emelien… Ils sont de tous âges, et le
temps ne fait rien à l’affaire, en
effet.
Mais souvenons-nous que trois ans qu’après son
fameux Veni vidi vici il y
eut les ides de mars : César fut
assassiné. Et que,
pour
revenir à Napoléon et au « vol de
l’aigle », cette conquête ultra
rapide a ouvert ce qu’on a appelé les
« cent jours » au terme
desquels il fut définitivement battu à
Waterloo.
Quoiqu’il
en
soit, si l’histoire se répète, c’est
d’abord sur le mode de la tragédie,
puis sur celui de la comédie, ou de la
caricature. Ceci à seule fin, pour le
fun, de mettre grâce à quelques
citations Brassens entre César et
Marx.

4
février 2019 : Crocodile hagard

J’ai
appris
ce matin en écoutant la radio qu’il y
avait en Australie de fortes pluies,
des inondations, et qu’un
« crocodile hagard » avait
même été aperçu. J’ai pour ma part vu
dans ma vie pas mal de crocodiles,
d’alligators, mais certains disent que
c’est caïman pareil, en Afrique et en
Louisiane. Je me souviens dans les
années 1970 à Bamako, au Mali, avoir
été invité dans une boite de nuit
qu’on appelait Les trois caïmans,
avec, dans le jardin, un grand bassin
dans lequel dormaient trois de ces
sympathiques membres de la famille des
crocodylinae. N’étant pas un adepte
forcené de la danse, j’avais passé une
grande partie de la nuit à les
observer. Dans le bassin vivaient
aussi bon nombre de grenouilles qui
s’ébattaient, inconscientes, se
perchaient même parfois sur l’un des
trois animaux. Et puis, soudain, une
gueule s’ouvrait et se refermait, et
une grenouille disparaissait. Cette
opération se renouvelait souvent mais,
malgré mon attention, je n’ai jamais
réussi à prévoir quand un caïman
allait déclencher ce très rapide acte
de nutrition. En Louisiane, j’ai
travaillé chez des chasseurs
d’alligators (en fait j’étudiais leur
créole et leur français cajun), j’en
ai vu beaucoup, mais tous avait le
même air endormi que les caïmans
d’Afrique. Leurs yeux, à dire vrai, ne
disait pas grand-chose, impénétrables.
Aussi je demande à quoi peut
ressembler un « crocodile
hagard ». Cet adjectif désigne,
selon le dictionnaire, un faucon trop
farouche pour pouvoir être apprivoisé,
et plus largement ce qui a « une
expression égarée et farouche ».
J’ai
songé
à
un anglicisme : le
journaliste avait peut-être lu une
dépêche en anglais. Haggard signifie
dans cette langue, pour un visage, « hâve,
décharné », ou de
façon plus générale « égaré,
décomposé, défait, altéré ».
Mais, là aussi, je suis incapable de
dire si un crocodile a un visage hâve
ou décharné, ni s’il semble égaré ou
décomposé. Cet anthropomorphisme qui
attribue à un animal des traits
humains est cependant intéressant.
Nous pourrions voir des vipères
amoureuses, des scorpions très
croyants, des vaches gauloises
réfractaires, des cochons pro Le Pen
ou des moutons gilets jaunes. A
l’inverse nous pourrions attribuer à
des humains des traits animaux. Pour
s’en tenir au domaine de la chasse, je
penserais à un Wauquiez traqué par les
chiens de chasse, à un syndicalisme
dont on a perdu la piste, à une Le Pen
à l’affût, à une gauche à l’arrêt ou
encore au forçage d’un Mélenchon…
Mais
tout
de même, pauvre crocodile australien.

29
janvier 2019: Fake news
Donald
Trump
ne laissera sans doute pas de grandes
traces dans l’histoire des Etats Unis.
Je veux dire de traces positives. On
parlera peut-être de lui comme du
président qui a battu le record de
longueur du shutdown, comme du
président le plus inculte, le plus
violent, ou comme de celui qui aura
fini par mettre à mal l’économie
américaine…
Mais
il
faut cependant lui reconnaître un
apport au lexique français. D’une part
il a exporté une expression, fake
news, qu’il répète à longueur de
tweets ou d’interventions orales et
que les policiers de la langue ont
proposé de remplacer par infox,
mélange d’info et d’intox. D’autre
part il a popularisé l’idée de vérité
alternative, la plus grande
découverte des militants de la
mauvaise foi et du négationnisme. La
chose existait avant le mot, bien sûr,
nous connaissions les discours qui
niaient l’existence de camps nazis, la
véracité du 11 septembre et bien
d’autres choses encore, mais leur
donner cette appellation pseudo
philosophique, vérité alternative, relevait
du coup de génie, ou de
prestidigitation.
Revenons
aux
fake news, ou aux infox si
vous voulez. Tout le monde aujourd’hui
cherche à lutter contre elles, qui se
développe à vitesse grand V sur la
toile, dans les discours politiques,
dans la propagande. Nous avons par
exemple entendu tout récemment ces
voix prétendant que Macron allait
donner à l’Allemagne l’Alsace
Lorraine et la place de la France au
conseil de sécurité de l’ONU…
Mais
la
chose est ancienne : nous avons
tous été élevés dans les infox. Qui
n’a pas cru aux mensonges de ses
parents voulant nous faire croire que
le Père Noël allait quitter son grand
Nord pour venir déposer des cadeaux
devant nos chaussures ? Donald
Trump pourrait se rendre utile en
dénonçant cette infox. Il
pourrait aussi dénoncer les mensonges
de la science en expliquant qu’il est
la preuve que l’homo sapiens n’est
pas toujours sapiens. Il
pourrait se rendre plus utile encore
en dénonçant l’infox des infox,
celle qui veut nous faire croire que
dieu existe, ou en expliquant que
l'athéisme est une vérité
alternative. Vous l’imaginez,
pointant comme à son habitude un doigt
menaçant, mais cette fois vers un
curé, un rabbin, un prêtre ou un
évangéliste, et lançant God !
Fake news ! Au moins, il
marquerait l’histoire. Allez, Donald,
encore un effort.
25
janvier 2019: Doctrine de Monroe
Aux
Venezuela, pays dont le régime
politique ea les faveurs de Jean-Luc
Mélenchon, la situation pourrait
paraître ubuesque. Nicolas Maduro, le
successeur de Hugo Chavez, a mis le
pays dans un état lamentable :
une inflation incommensurable, une
misère générale, des centaines de
milliers d’habitants fuyant le pays,
alors que le Venezuela dispose
d’énormes réserves de pétrole. Mais
voilà, le chavisme a réduit ce pays
riche à un bourbier économique, l’a
ruiné et, en outre, l’opprime. Le
populisme a tourné à la dictature,
s’est transformé en régime corrompu et
incapable de gérer le pays. Si vous
voulez une présentation plus positive
de la situation, allez demander à
Mélenchon.
Le
27 janvier, le président de
l’assemblée
nationale, Juan Guaido, s’est
autoproclamé président de la
république. Il y a déjà un président,
Maduro, élu dans des conditions
contestables et contestées. Je ne sais
pas comment tourneront les choses, je
n’en ai aucune idée, et je déteste
autant les dictateurs que les
putschistes. Ce qui m’intéresse est
ailleurs. Donald Trump a en effet
immédiatement reconnu le
« nouveau président ». En
revanche, Poutine et Erdogan
soutiennent Maduro. Bref, si l’on en
juge sur leurs amis, les deux hommes
sont également détestables. Mais la
reconnaissance de Guaido par Trump
fait immédiatement penser à des
évènements antérieurs, au Brésil en
1964, au Chili en 1973, en Argentine
en 1976.. Et cela me rappelle un jour
de 1973 où, lors d’un meeting à Paris,
j’avais entendu Jean-Paul Sartre
dénoncer le coup d’état de Pinochet.
Je
sais, les meetings ne servent en
général à rien, mais ils laissent des
souvenirs.
Ce jour-là, Sartre, de son
étrange voix mécanique, avait rappelé
la « doctrine de Monroe », L’Amérique
aux Américains, et avait
poursuivi « doctrine qu’il faut
évidemment traduire : l’Amérique
du Sud aux Américains du Nord ».
Tout était dit.

23
janvier 2019: Pour qui
parlent-ils, et comment les
traduire?

J’ai entendu hier une journaliste allemande
(représentante de Die Welt à
Paris) commenter la signature du
traité d’Aix-la-Chapelle, en disant
que madame Merkel avait un discours un
peu froid mais clair, qu’elle avait
par exemple plusieurs fois prononcé le
mot arbeit
(« travail ») et que
pour sa part Macron utilisait des
formules intraduisibles en allemand,
citant madame de Staël (dont la
journaliste n’arrivait d’ailleurs pas
à prononcer le nom), parlant de
« charme romantique »….
Voici un passage de la fin du discours
de Macron, qui laisse en effet penser
qu’il ne se soucie guère d’être
compris par tous :
« Et
en vous écoutant, Madame la
Chancelière, Monsieur le Président, à
l’instant, je me souvenais avec
émotion de ce que Madame de Staël
disait parfois : « Lorsque
mon cœur cherche
un mot en français et qu’il ne le
trouve pas, je vais parfois le
chercher dans la langue
allemande. » Il y a des mots
qu’on ne comprend pas, il y a des mots
qu’on ne traduit pas, mais chacun de
nos pas réduit l’écart de ces
intraduisibles, et il y a des mots
dont nos cœurs ont
besoin, d’une langue l’autre. Parce
que cette part d’incompréhensible nous
rapproche. Parce que la part que je ne
comprends pas en allemand a un charme
romantique que le français, parfois,
ne m’apporte plus. C’est indicible,
c’est irrationnel, mais nous devons
chérir cette part d’indicible et
d’irrationnel qui ne sera dans aucun
de nos traités, et qui est la part
vibrante, magique, de ce qui nous
rassemble aujourd’hui et de ce qui
nous fait ».
Le
style
un peu ampoulé a en effet pu donner
quelques soucis à l’interprète, mais
c’est après tout son travail. En
revanche, ceux qui veulent
faire croire que ce traité a pour but
de donner l’Alsace-Lorraine à
l’Allemagne auront du mal à en trouver
la démonstration dans ce texte, comme
il auront d’ailleurs autant de mal à y
trouver un sens très clair pour eux.
Le
hasard fait que vient de sortir un
livre de Bérengère Viennot, La
langue de Trump (éditions Les
Arènes) dans lequel elle expose ses
difficultés de traductrice face à un
homme, le président américain, dont le
vocabulaire et la syntaxe sont ceux
d’un élève de cinquième. Il est vrai
qu’il ne risque pas de faire de
longues phrases, s’exprimant
essentiellement par tweets. Mais cette
brièveté ne le protège pas des fautes
de syntaxe, du vocabulaire limité ou
des fautes de frappe. Qu’on se
souvienne d’un tweet du 31 mai 2017
dans lequel il écrivait «Despite
the
constant negative press covfefe»
(malgré le constant covfefe de la
presse) .
Ne cherchez pas, il voulait dire coverage…Laissons
de côté le fond de ses interventions
(des chiffres truqués, des
déclarations contradictoires, des
contre-vérités…) pour nous en tenir à
la forme. Ses interventions sont
truffées d’exclamations (!!!!, Wow,
etc.) de formules tant de fois
répétées en boucle, comme Fake
news CNN, Make America great
again, qu’elles en perdent tout
sens, de vulgarités, etc.. Ajoutons à
cela un langage binaire, le bien et le
mal, le vrai et les faux : Trump
ne s’adresse qu’à
ceux qui sont convaincus par avance,
puisque la seule vérité ne peut être
que celle qu’il énonce, ou qu’ils
énoncent. Tout cela fait du travail de
traducteur un véritable défi :
soit il cherche à deviner ce que Trump
veut dire et le transcrit dans une
langue plus élaborée, soit il donne un
équivalent scolaire de ce discours
scolaire…
Résumons-nous.
Trump
a une langue ( et une pensée ?)
de collégien, Macron a une langue de
lycéen formé par les jésuites, puis
d’étudiant en philosophie et de
diplômé de Sciences Po. Je ne peux pas
résister ici au plaisir d’ouvrir une
parenthèse et de vous raconter une
courte histoire. Celle d’un jésuite
qui cherche une adresse et demande son
chemin à un passant. Celui-ci lui
répond : « vous ne trouverez
jamais, mon père, c’est tout
droit »
Mais
revenons à nos moutons, ou plutôt à
nos deux présidents.
Il semble évident que le
président américain ne parle qu’à ceux
qui non seulement partagent ses vues
nationalistes et populistes de base
mais encore ont le même niveau
culturel que le sien. Mais
pour qui parle Macron ? Nous
pouvons avoir le sentiment qu’il ne se
préoccupe pas de ce problème. Il parle
comme un candidat à l’oral d’un
concours d’entrée dans une grande
école. Et ils pourraient s’arranger
entre eux pour échanger leurs rôles.
Trump s’adressaiet aux « gilets
jaunes » (je sais, il faudrait
qu’il apprenne pour cela, outre
l’anglais, le français) et Macron
s’adresserait à… Non, ça ne marche
pas. Macron n’a pas de public
américain plausible, il n’a pas été
formé par les évangélistes. Et
d’ailleurs les seuls qu’il puisse
convaincre sans peine, sans même
qu’ils le comprennent, sont les
député(e)s de la république en marche.

15
janvier 2019 : Ceci n'est pas une
pipe
Décidément
le Brexit n’a pas fini de faire
parler, mais il nous permet parfois
d’apprendre des choses amusantes.
Ainsi un ancien ministre de Tony
Blair, jadis chargé des relations avec
l’Europe, nous a appris que les
Britanniques étaient les plus gros
consommateurs au monde de papier
toilette, 110 rouleaux par tête et par
an, a-t-il précisé. Bigre ! Mais
et alors ? Et alors, la
Grande-Bretagne ne produit pas de
papier toilette, elle les importe, et
les provisions disponibles ne
dépasseraient pas les besoins d’une
journée. Vous imaginez la pagaille si
les douanes étaient encombrées ?
Le même ministre a par ailleurs donné
une information linguistique de
premier ordre : une expression
viendrait de naître chez nos voisins
grands bretons : BOB. Non, ce
n’est pas l’abréviation du prénom
Robert, mais le sigle de bored of
brexit, traduction libre :
ras-le-bol du Brexit. Fermez le ban.
Un
autre qui fait parler de lui, c’est
Macron. Réunissant dans l’Eure 600
maires il a, dit-on, surtout écouté et
peu parlé. Mais lorsqu’il parle… Voici
un court extrait de son
intervention : « Il ne faut
pas raconter des craques, hein. C'est
pas parce qu'on remettra l'ISF comme
il était il y a un an et demi que la
situation d'un seul gilet jaune
s'améliorera. Ça, c'est de la pipe". Des
craques, de la pipe,
nous avons là un vocabulaire à la fois
enfantin et désuet. Une craque c’est
bien sûr une exagération, mais le mot
désigne aussi, en particulier chez
Céline, la fente du vagin…. Quant à la
pipe, dans la forme macronienne, elle
vient du pipeau (c’est du pipeau),
lui-même référence à l’appeau que les
chasseurs utilisent pour attirer les
oiseaux. Donc, rien à voir avec ce à
quoi vous avez pensé. Comme aurait dit
Magritte, ceci n’est pas une pipe.
Encore que…
Toujours
dans
son discours devant les maires, Macron
a voulu dire que l’on pourrait dans le
« grand débat», parler de tout,
qu’il n’y aurait pas d’interdit, pas
de tabou, en particulier que le
rétablissement de l’ISF
n’était«
pas du tout un tabou ni un totem ».
Bon,
un
tabou est un interdit, une
prohibition, on comprend donc ce que
le président a voulu dire : nous
pouvons en parler, de l’ISF. Mais que
fait là le totem ? Ce mot, dans
les cultures amérindiennes d’où il
provient, signifie différentes choses,
« animal
vénéré »,
« être mythique » mais dans
son sens le plus fréquent chez ceux
qui, comme nous, l’ont emprunté, il
désigne un tronc d’arbre sculpté et
planté dans le sol, érigé donc. Bien
sûr, Macron voulait montrer sa
culture, même si je ne sais pas si les
maires devant lesquels s’exprimait le
président ont saisi la référence à l’
ouvrage de Freud Totem et tabou. Le
père de la psychanalyse y partait de
l’interdit, du tabou qui entourait
l’inceste dans nos sociétés pour
terminer sur le concept de
complexe d’Œdipe…
Et
vous
me voyez venir : dans cet
enchaînement de craques, de pipe,
d’érection (du totem), d’inceste, il y
a du grain à moudre pour un psy. Mais
n’ayez pas mauvais esprit et, encore
une fois, souvenez-vous de
Magritte : Ceci n’est pas une
pipe.

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