Ce matin
j’ai croisé dans la rue un employé municipal,
un chauffeur, qui avait le plus grand mal à
replier le rétroviseur extérieur de son
camion. La chose était pour lui
importante : il était mal garé dans une
petite rue et ne voulait pas se faire
accrocher. Je me rapproche et l’entends
grommeler : « Putain, il est dur le
sale pédé ! » J’ignorais jusque là
que les rétroviseurs aient une vie sexuelle et
qu’ils puissent être homosexuels : Noël
est une période propice à l’acquisition des
connaissances.
Avant de
passer à une chose plus sérieuse, une
précision : je suis totalement hostile à
l’idée de pouvoir déchoir quiconque de sa
nationalité française, le droit du sol étant
pour moi une chose fondamentale. Venons-en
donc à mon propos, tout d’abord en deux temps.
Premier temps: François Hollande a déclaré en
novembre devant le Congrès qu’il allait
proposer une modification de la constitution
incluant la déchéance de nationalité pour des
terroristes binationaux « même nés en
France ». Second temps: Il l’a
confirmé en décembre, hier au conseil des
ministres. Et, entre ces deux dates, il
n’avait pas pris la parole publiquement sur ce
point.
Pour moi
il persiste dans l’erreur morale, mais là
n’est pas la question. Entre ces deux dates,
en effet, la classe politique s’est agitée. La
droite, coincée, ne pouvait qu’approuver, mais
du bout des lèvres. La gauche de la gauche de
son côté protestait. Au point que depuis
quelques jours le bruit courait que cette
mesure allait être abandonnée. Christiane
Taubira en profita pour jouer perso. Il y a
deux jours, en Algérie, elle annonça que la
mesure était abandonnée. Pour je ne sais
quelle raison la presse présente régulièrement
Taubira comme l’icone de la gauche extrême.
Pour moi, elle est surtout celle qui, en se
présentant à l’élection présidentielle en 2002
au nom d’un parti plutôt centriste (les
radicaux de gauche), a fait passer Le Pen au
second tour. Mais qu’importe : son ego
est surdimensionné, ce qui explique sans doute
son faux pas. En voulant prendre le Président
de la République de vitesse elle cherchait
sans doute à s’attribuer le mérite de ce
recul, à se donner de l'importance. Car, bien
sûr, depuis quelques jours la droite avait
repris l’initiative, parlant de reniement,
d’un président incapable de tenir sa parole.
Et, patatra, elle est prise à contre-pied. Et,
du coup, elle reporte ses coups sur Taubira,
exigeant sa démission.
Tout ça
illustre tristement les pratiques politiques.
Taubira a voulu faire la maligne, elle a pris
une baffe. La droite, qui pense plus à
critiquer systématiquement les propositions de
la gauche qu’à les analyser, s’est retrouvée
piégée. Et Hollande, fin stratège, déstabilise
le clan Sarkozy et semble préparer l’élection
présidentielle de 2017 comme s'il jouait aux
échecs. Tout cela n’est pas joli joli mais
peut être en même temps réjouissant pour
l’observateur.
Enfin,
bonnes fêtes tout de même, pour ceux qui font
la fête.
Certains
disent que Tartufo est un personnage de la
commedia dell’arte et que Molière en a
emprunté le nom pour son Tartuffe.
L’ennui est qu’on ne trouve nulle part le nom
de Tartufo dans la liste des personnages de la
commedia dell’arte. En revanche truffe avait en
français, entre le 12° et le 14° siècles, le
sens de « tromperie », ce qui
expliquerait son emploi par Molière, Tartuffe
étant un trompeur. Mais le mot a aussi pris le
sens d’imbécile (« Quelle
truffe ! »). Pourquoi cette
évolution ? J’ai peut-être une hypothèse. Truffe désigne encore dans certaines régions française la pomme de
terre, la patate, et patate signifie, en
français populaire, « imbécile ». Ce
serait donc la truffe comme pomme de terre et
non pas comme tuber
melanosporum (nom latin de la truffe
noire) qui aurait pris ce sens
péjoratif : quel imbécile, quelle patate,
quelle truffe !
Bon, je
vais maintenant me plonger dans les recettes
utilisant la truffe, pour voir ce que je peux
faire de celle que j’ai achetée.
La gauche, à laquelle on prédisait une débâcle, a donc conservé cinq régions. La droite, dont on disait il y a quelques mois qu’elle allait rafler la mise, n’en gagne que sept, dont trois lui ont été offertes sur un plateau par la gauche. Le Front National, qu’on voyait vainqueur dans deux ou trois régions, n’en conquiert aucune. Quant aux écologistes et à la gauche de la gauche, ils sont en pleine perdition. Bilan comptable, donc, une droite et une gauche autour de 30% de voix chacune, une extrême droite à 25%, c’est-à-dire le score que faisaient les communistes au temps de leur splendeur, il y a bien longtemps... Et puis ? On prend les mêmes et on recommence ? Il y a une quinzaine d’années, lorsque je me suis installé à Aix-en-Provence, je me disais chaque fois que j’entrais dans un bar ou un restaurant qu’en comptant les gens il y en avait un sur quatre qui votait front national : un deux trois quatre un deux trois quatre un deux trois quatre... Aujourd’hui c’est un sur deux : un deux un deux un deux.... Alors ? On continue comme avant ? Dimanche soir, après les résultats, Sarkozy a fait une rapide déclaration, en gros pour se congratuler, puis il s’est précipité au stade, pour assister à un match du PSG. Tout un symbole : le foot avant la réflexion. Hollande se dit que le cadeau fait à LR lui reviendra sous forme de renvoi d’ascenseur s’il se trouve en 2017 au second tour face à Le Pen, Sarkozy se dit qu’il faut serrer les boulons de son parti, ne pas voir une tête qui dépasse, Mélenchon se désespère car sa seule obsession est d’être lui aussi candidat, et il espère que dimanche prochain, en Espagne, les résultats de Podemos viendront conforter ses analyses, bref rien de nouveau à l’Ouest, à l’Est, au Nord ou au Sud. Tout cela est tristement dérisoire. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Ah oui, pour finir, une précision: dimanche j'ai voté blanc. Entre Marion Maréchal nous voilà Le Pen et Christian Estrosi le motodidacte je ne considérais pas pouvoir choisir ou avoir à choisir.
Sarkozy est de retour. Non, je ne
veux pas parler du champ politique, il y est
déjà, même si les choses ne semblent pas
vraiment bien se passer pour lui. Sarkozy est
de retour dans le domaine du français
approximatif. Voulant dire hier, à la
télévision, qu’il n’y avait ni discussion ni
d’accord entre le PS et le PR, il a cru
enfoncer le clou en utilisant une vieille
formule bien de chez nous: « Ce n’est pas comme ça que ça se passe, passe-moi la salade, je t’envoie
la rhubarbe ». L’ennui est qu’il
s’est pris les pieds dans le potager et qu’il
a cité de travers l’expression se
passer
la rhubarbe et le séné. Selon le
dictionnaire de l’Académie, cette formule
« se dit en parlant de deux personnes qui
se font mutuellement des concessions, qui ont
l’une pour l’autre des complaisances
intéressées. Il ne se dit qu’en mauvaise part
ou par plaisanterie ». Son sens actuel
est « se congratuler mutuellement »,
certains l’utilisent avec le sens de
« renvoyer l’ascenseur » mais il
faut aller plus loin.
On trouve dans Balzac (La
cousine Bette) « je vous passe la
casse, passez-moi le séné », la casse
étant ici la plante de la famille des fabacées qu’on
utilise contre la toux et la diarrhée. Quant à
la rhubarbe et au séné, il s’agit de
purgatifs. Nous sommes donc dans le domaine
médical et se
passer
la rhubarbe et le séné pourrait donc
être équivalent à quelque chose comme se
passer l’aspirine et le doliprane. Ce
qui conviendrait parfaitement
après
la gueule de bois que nous avons depuis
dimanche... On peut aussi penser à Molière
qui, dans L’amour
médecin, écrivait : «Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il
s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il
voudra pour le premier malade dont il sera
question ». Bref Sarkozy, le pauvre,
serait malade.
Reste tout de même un mystère :
pourquoi a-t-il remplacé le séné par la
salade ? A-t-il confondu avec une autre
expression, salade
bouillie prolonge la vie ? Ce qui
signifierait qu’il a besoin de prolonger sa
vie de président du parti. Ou bien se
demandait-il quelles salades il pourrait bien
raconter et a-t-il fait un lapsus ? Bon,
je m’amuse, bien sûr, mais il faut bien tenter
de rire un peu dans cette France qui tourne au
brun.
Les
sondages donnent le Front National présent au
second tour dans toutes les régions
françaises. J’ai un peu de mal à comprendre la
contradiction (apparente ?) entre le
score en forte hausse de François Hollande et
l’inertie de celui du Parti Socialiste. Mais
qu’importe, à chacun son baromètre. J’ai pour
ma part une amie, ancienne communiste, qui
malgré son âge avancé (en fait elle a le même
âge que moi) fait preuve d’une grande
juvénilité, pour ne pas dire d’un grand
infantilisme : elle choisit chaque fois
qu’elle a à se prononcer dans les urnes d’être
la plus minoritaire possible. Il y a dans la
région dans laquelle je vote dix listes avec,
pour ce qui concerne la « gauche »
l’habituelle Lutte Ouvrière, une alliance PS,
PSG et quelques satellites, une alliance Front
de gauche et Europe écologie Les verts,
Nouvelle donne et une Alliance écologique que
j’ai du mal à classer, bref quatre ou cinq
listes qui n’obtiendront pour la plupart
qu’une poignée de suffrage. Mon baromètre
personnel votera sans doute Front de gauche et
se lamentera certainement lorsqu’elle verra
que le FN est largement en tête et risque de
l’emporter au second tour. Mais bon, après
tout, si je suis incapable de la convaincre de
voter PS dès le premier tour, c’est aussi que
mes arguments ne sont pas nécessairement
convaincants.
Reste que
le même problème se pose partout en
France : le FN aurait autour de 30% des
voix au premier tour, le PS serait en général
en troisième position et les résultats au soir
du deuxième tour seraient très incertains.
Est-il utile de taper toujours sur le même
clou, sur ce parti lepéniste qui associe
intolérance et incompétence, racisme et
nationalisme exacerbés, et qui n’a
pratiquement pas de programme régional
(d’ailleurs lorsqu’il a tenu une ville dans la
région PACA, Marignane, Toulon, les résultats
ont été catastrophiques) ? Tout le monde
sait que son moteur fonctionne à la haine et
aux mensonges. En revanche je supporte assez
mal les discours tendant à déculpabiliser les
électeurs « populaires », en général
anciens électeurs communistes, que la
situation sociale rendrait aveugles et qui
s’apprêtent donc à donner leurs voix à un
parti qui défigure la France, comme un
furoncle sur un visage. Cette
déculpabilisation s’apparente pour moi à
d’autres discours qui, depuis des mois et des
années, tentent de démontrer que le jihadisme
n’est pas l’Islam. Je n’ai rien contre l’Islam
en particulier, j’exècre les religions en
général. Mais il suffit de voir ce qui se
passe par exemple en Arabie Saoudite pour
comprendre que le programme de Daech est déjà
appliqué et pour l’analyser. Mais là n’est pas
le problème. Les sondages nous disent aussi
que le grand vainqueur de ces élections serait
l’abstention, qui dépasserait les 50%. Il
fut un temps où certains (dont moi, parfois)
scandaient ce slogan : Elections piège à cons ! Il faudrait, si nous ne voulons pas
avoir au soir du 13 décembre la nausée, avoir
honte de notre pays, le remplacer par un
autre : Abstention
piège à cons !
On
a un peu oublié Herbert Marcuse, ce philosophe
dont les travaux, inspirés à la fois de Marx
et de Freud, faisaient dans les années 1960
écho aux luttes étudiantes et leur donnaient
sens. Dans son ouvrage L’homme
unidimensionnel (1968 pour la traduction française), il
parlait de « ruse de la raison » à
propos de certains sigles qui, oblitérant leur
source et donc en partie leur sens, évacuaient
les questions que l’on pouvait se poser à
propos de leur référent. Voici par exemple ce
qu’il écrivait:
« N.A.T.O.
ne
suggère pas que North
Atlantic Treaty Organisation signifie,
nommément, un traité entre les nations de
l’Atlantique Nord –car on pourrait se poser
des questions sur la présence de la Grèce et
de la Turquie parmi ses membres. Dans U.R.S.S.
il y a socialisme et soviet, dans D.D.R. il y
a démocratique... Les sigles renvoient
seulement à ce qui est institutionnalisé sous
une forme qui le coupe de sa connotation
transcendante. Le sens est fixé, truqué,
alourdi. Une fois devenu vocable officiel,
répété constamment dans un usage général,
« sanctionné » par les
intellectuels, il a perdu toute valeur
cognitive et il sert simplement à la
reconnaissance d’un fait indubitable ».
Eh
oui !
Il y avait socialisme dans U.R.S.S. !
Mais ce qui m’amuse surtout dans ce passage,
c’est ce qui concerne l’O.T.A.N. Qu’est-ce que
la Turquie et la Grèce avaient en effet à
faire dans un traité regroupant des pays
riverains de l’Atlantique Nord ?
Un
autre exemple de cette opacité des
sigles est Daech que tout le monde utilise
sans savoir exactement ce qu’il signifie. A
l’origine, on parlait d’Etat Islamique,
traduction exacte de l’arabe ad
dawla al islamiyya. Puis on est passé à dawla al
iraq al islamiyya, état islamique d’Irak
qui est ensuite devenu Etat
islamique en Irak et au Levant, ad
dawla al islamiyya fil iraq wa ch-cham,
siglé en anglais ISIS et parfois ISIL, et adapté
phonétiquement en français de la forme arabe daesh.
Ces appellations successives témoignent assez
fidèlement des progrès des islamistes sur le
terrain, en partant d’un projet, l’état
islamiste, pour passer à des
« réalités », en Irak puis en en
Irak et en Syrie. Mais le choix de Cham (en arabe Syrie se dit Surriya)
témoigne à nouveau d’un projet. Bilad
el Cham, « le pays du Cham »,
désigne en effet traditionnellement
la Jordanie, la Palestine, la Syrie, le Liban
voire une partie de la Turquie, en gros le
« Levant », et Daesh connote donc
une visée expansionniste beaucoup plus large
que les territoires aujourd’hui occupés par
les islamistes. L’opacité du sigle est donc
ici plurielle: il est opaque pour une partie
des jihadistes qui soit ne savent pas lire
l’arabe soit ne connaissent pas l’histoire, il
est également opaque pour les occidentaux qui,
bien sûr, ne parlent pas l’arabe, et enfin il
est peut-être opaque pour les experts en
stratégie qui ne perçoivent pas nécessairement
cette expansionnisme affiché dans un simple
sigle.
Mais
revenons
à Marcuse, à l’O.T.A.N. et à ses membres
méditerranéens. Marcuse a eu des ennuis à la
fin de sa vie, certaines universités
américaines le considérant comme un dangereux
idéologue. Pourtant, lorsqu’il écrivait que
l’on pouvait s’interroger sur la présence de
la Turquie et de la Grèce dans l’O.T.A.N. il
prenait une certaine avance sur l’histoire,
sans le savoir puisqu’il ne visait que la
politique extérieure des U.S.A. Nous
découvrons aujourd’hui qu’un pays
« allié », membre de l’O.T.A.N.
(sigle dont une bonne partie des Français ne
connaissent sans doute pas le sens), la
Turquie, fricote avec les jihadistes. Tout
cela, Marcuse ne pouvait pas le savoir (il est
mort en 1979). Mais sur les « ruses de la
raison » que constituaient à ses yeux les
sigles, il avait sacrément raison.
Je
ne vais pas ajouter des larmes aux larmes, de
l’indignation aux indignations, mes analyses
aux analyses. J’ai d’ailleurs suivi la
barbarie du 13 novembre de loin, du Cameroun,
à travers quelques chaînes de télévision et
quelques coups de téléphone transcontinentaux.
Et tout cela paraissait étrangement irréel.
Encore une fois, comme en janvier, une unité
nationale factice, la droite un peu piégée,
l’extrême gauche pratiquement muette et, au
delà du drame, une énorme question :
comment continuer à construire la France,
cette France ouverte qui a successivement
accueilli des Russes blancs, des mineurs
polonais, des républicains espagnols, des
Italiens, des Vietnamiens, des Algériens, des
Cambodgiens, brefs des gens venus de tous les
coins du monde et qui sont aujourd’hui des
citoyens français ? Comment éviter les
amalgames, comment ne pas stigmatiser des
musulmans pris au piège par le fanatisme
imbécile de certains d’entre eux, mais aussi
par leur silence ou par leur aveuglement? Et,
bien sûr, je n’ai aucune réponse.
Ce
matin, j’arrive à l’aéroport de Roissy après
avoir suivi hier, depuis Yaoundé, ce qui se
passait à Bamako. Et je dévore la presse en
attendant ma correspondance pour l’aéroport de
Marseille. Le quotidien espagnol El Pais consacre une dizaine de pages à Paris et à la lutte contre
le jihadisme, Libération fait une sorte de résumé de la semaine
de François Hollande et j’apprends que
mercredi il a, dans une allocution, déclaré
que les attentats avaient ensangloté Paris. Ensangloté,
le joli mot ! Jamais lapsus, ou langue
qui fourche, n’a produit une aussi belle
expression : l’erreur a parfois du
talent. Et je me dis qu’un peu de rire, ou de
poésie, ou les deux à la fois, pourraient
constituer un contrepoids, maigre, je sais, à
cette ambiance délétère et
« ensanglotée ». Alors changeons
momentanément de sujet.
Allant
faire
une conférence à l’institut français de
Yaoundé j’ai jeté un coup d’œil sur la carte
de son restaurant et les noms des cocktails
qu’elle proposait ont attiré mon
attention : Le
sang à l’œil, Coller la petite, Kongossa,
Met l’argent à terre, Frais comme un
mbenguiste. Un peu perplexe, j’ai
regardé la composition de ces boissons, me
disant qu’elle me donnerait peut-être un début
d’explication, ou quelques indices. Dans le
sang à l’œil il y avait de l’oseille, de la vodka
et de l’orange, dans coller
la petite du gingembre, du rhum café et
de la Guinness, le kongossa était composé d’orange, d’ananas et de rhum
café, met
l’argent à terre de cognac, de whisky
single malt et de coca et enfin frais
comme un mbenguiste de gin, de tonic et
d’un peu d’orange. J’étais bien avancé. Alors,
après ma conférence, je me suis livré à une
petite enquête auprès de Camerounais, et j’ai
découvert qu’avoir le sang à l’œil signifiait
en français local « être agressif », que
coller la petite était le titre d’une chanson
assez suggestive, que kongossa signifiait
« mouchardage ». Toujours en
français local, « mettre l’argent à
terre » désigne le fait de poser devant
un musicien, un chanteur ou une danseuse un
billet de banque pour manifester sa
satisfaction et enfin, un mbenguiste est un
Blanc (mais je ne savais pas que les Blancs
étaient particulièrement frais).
Tout cela m’a paru à la fois tout à fait incohérent et extrêmement poétique. Dans Alice au pays des merveilles il y a une duchesse, qui aime tirer la morale de tout et de n’importe quoi et qui déclare: « And the moral of that is – take care of the sense and the sounds will take care of themselves ». Je m’étais intéressé au sens, suivant sans m’en rendre compte son conseil, mais j’avais eu tort : les sons suffisaient, le sens importe peu. Je n’ai goûté à aucune de ces boissons, mais j’avoue que coller la petite ou frais comme un mbenguiste me ravissent, phonétiquement. Et si le nom de boissons alcoolisées peut ravir, il reste de l’espoir : la poésie est du bon côté, non pas celui des islamistes mais celui des buveurs. A votre santé. D’ailleurs la couverture de Charlie Hebdo de cette semaine proclame : Ils ont les armes, on les emmerde, on a le champagne ! Tout un programme.
Il y a trente ans, en 1985, j’avais passé trois mois à
Canton, sur le campus de Bai Yun Shan, la
« colline des nuages blancs », et
j’y suis revenu plusieurs fois depuis, notant
chaque fois les changements en cours. Ce qui
ressemblait lors de mon premier séjour à une
petite université tropicale et ne me changeait
guère de l’Afrique s’est rapidement transformé
en un campus ultramoderne. Il reste bien, un
peu à l’écart, quelques immeubles d’habitation
délabrés, mais ils coexistent avec des
bâtiments et des équipements qu’envieraient
bien des universités françaises. La Chine
change… Les vêtements aussi ont changé, plus
de « vestes Mao » mais une grande
variété de formes et de couleurs. Les
bicyclettes sont en grande partie remplacées
par des motos et surtout par des millions de
voitures : Les embouteillages sont
partout la règle.
Si orienter une carte c’est, étymologiquement, la situer
par rapport à l’Est, on se trouve, en arrivant
en Orient, désorienté.
L’expression est d’ailleurs curieuse puisqu’on
peut aussi perdre le Nord (voire perdre
la tramontane, comme le chantait
Brassens) ou encore être à l’ouest. Seul le Sud semble préservé et cela tombe
bien : je pars au Cameroun la semaine
prochaine. Mais bref, le hasard fait que j’ai
lu pendant mon séjour les carnets de voyage en
Chine de Roland Barthes en 1974, il y a 40
ans, publiés en 2009 (Carnets
du
voyage en Chine, éditions Christian
Bourgois). Et tout ce qu’il écrit montre qu’il
était proprement désorienté et cherchait des
repères, des choses auxquelles se raccrocher.
La Chine vivait alors en pleine campagne pilin
pikong (« contre Lin Piao, contre
Confucius). Confucius qui, faut-il le rappeler, a
vécu il y a 25 siècles, avait alors tous les
défauts, accusé de vouloir défendre le pouvoir
du mari sur la femme, du maître sur l’esclave,
l’obéissance, et l’on disait qu’il aurait
défendu en 1974 le pouvoir d’une classe sur
l’autre. Bref Confucius était un capitaliste
et un contrerévolutionnaire avant l’heure. Or
on m’a amené dîner dans un restaurant
végétarien de Canton, un self service à prix
unique (20 yuans par personne, environ 3
euros), avec beaucoup de choix dans les plats
et une clientèle variée, des jeunes, des
vieux, des familles. Ambiance confucéenne, je
veux dire qu’il y a au mur un grand portrait
de Confucius
et quelques citations, qu’à l’entrée on peut
prendre des ouvrages gratuits sur le
confucianisme, bref tout cela ressemble à une
propagande légèrement sectaire. Renseignement
pris, le maître des lieux a fait fortune dans
les affaires et a décidé de « faire du
bien ». Caution ? Un power
point projette en permanence des photos du
président Xi Jinping et de sa femme à
différentes époques de leur vie, une sorte de
diaporama hagiographique. Mais, après tout,
nul n’est obligé de regarder en mangeant…Il y
a dans tout cela une forme de retour aux
sources, à la tradition, en même temps qu’une
précaution prise du côté du pouvoir.
Le pouvoir, parlons-en. Sur les billets de banque, le
portrait de Mao est toujours là, et il est
toujours sur la place Tien An Men, mais s’il y
a dans toutes les villes une grande avenue
Zhong Shan (un autre nom de Sun Yat Sen, le
premier président de la république chinoise),
je n’ai jamais vu d’avenue Mao Tse Tong. Et
c’est Xi Jinping qui fait sans cesse la une
des journaux. Pendant trois jours toutes les
chaînes de télévision ont parlé en boucle de
sa visite en Grande Bretagne, de la
« golden era » dans les relations
sino-britanniques, on a vu Xin dans un
carrosse avec la reine Elizabeth, Xin buvant
de la bière avec David Cameron, Xin inaugurant
l’institut Confucius (encore lui) de Londres,
Xin ici, Xin là. Puis on est passé à la visite du
souverain néerlandais à Pékin, ensuite à celle
de Merkel, et enfin à celle de Hollande. J’ai
l’impression qu’il y avait dans cela deux
stratégies: tout d’abord, après le foin autour
du succès du voyage de Xi (même si les Chinois
se sont rendus compte que la Grande Bretagne
n’était pas dans l’espace Schengen et qu’on ne
pouvait pas aller avec le même visa à Londres
et à Paris ou à Rome…), la volonté de
rééquilibrer les relations avec le reste de
l’Union Européenne, et ensuite la volonté de jouer l’Europe contre
les USA au moment où se manifeste une forte
tension avec les États Unis dans le Sud de la
merde Chine. Mais, derrière tout cela, il y a
l’idée que le pays est réellement
(« réellement » car, en chinois,
Chine se dit zhong
guo, « pays du centre ») au
centre du monde. Pendant la visite de Merkel,
une formule revenait souvent sur les chaînes
chinoises en anglais : A
friend in need is a friend indeed.
Traduction libre : l’Allemagne a besoin
de nous. Et, pendant celle de Hollande, on
expliquait que le président français avait lui
aussi besoin de la Chine pour le sommet sur la
pollution et que China
is a keyword in recent European diplomacy.
Traduction tout aussi libre : la Chine
est le plus gros pollueur au monde mais elle
veut devenir de plus en plus verte. Et la
télévision annonçait en même temps une alerte
à la pollution… à Paris. Puis on enchaîne.
Tenue d’une réunion trilatérale (Chine, Corée
du Sud, Japon,) visite de Xin au Vietnam, Xin
qui rencontre à Singapore le leader de Taiwan
(et l’on parle en Chine de « rencontre
historique »), tout cela en quelques
jours. Dans cette intense activité
diplomatique ce n’est bien sûr plus l’Europe
qui est en jeu : dans le même temps John
Kerry faisait une tournée en Asie centrale.
Les deux pays, Chine et USA, placent leurs
pions, tentent de renforcer leurs positions.
Mais la Chine joue sur tous les tableaux à la
fois. Reste à savoir si tout cela n’a pas pour
fonction de faire oublier autre chose :
on annonce que la croissance du pays sera dans
les années à venir de 6,5% et que cela suffira
amplement pour assurer le développement. Mais
cette croissance était jusque là de plus de
10%...
Pendant ce séjour j’ai fait deux escapades, pour des
raisons à la fois touristiques (revoir des
sites) et professionnelles (donner des
conférences). A Guilin, la rivière Li et ses
collines karstiques n’ont pas changé. Ces
paysages, dont on dit qu’ils sont à l’origine
d’une peinture chinoise stéréotypée, laissent
muet. La beauté à l’état pur. Le paysage se
dit en chinois shan
shui, « colline et eau », et
la peinture en question shan
shui
hua. Et l’on a l’impression en
descendant la rivière en bateau de se promener
dans ces milliers de peintures sur rouleau que
l’on trouve dans tous les musées du monde.
Mais, il y a trente ans, Guilin était une
petite ville avec quelques rares hôtels. Elle
compte aujourd’hui 800.000 habitants et
s’est industrialisée. Guilin, que j’ai connu
comme une toute petite ville provinciale, est
aujourd’hui une sorte de Chinatown illuminée
et festive dans laquelle les femmes rivalisent
d’élégance, en robes sophistiquées et
multicolores ou en shorts ultracourts. La
tradition et le changement…
Barthes est passé à Xi’an en 1974, et il parle de deux
magnifiques pavillons, la tour de la cloche et
la tour du tambour. Il raconte être monté au
premier palier d’une de ces tours et
note : « vue sur la platitude
brumeuse de la campagne ». Aujourd’hui
ces tours sont en pleine ville et la campagne
a été repoussée à plusieurs kilomètres par
l’urbanisation. Bref on n’en finirait pas de
noter les évolutions, les changements. Mais,
tôt le matin, je vois dans la rue le
propriétaire d’une boutique de matériel
ménager sortir une vingtaine de cages et les
accrocher aux arbre qui longent le
trottoir : ses oiseaux chanteront toute
la journée. On ne voit plus, bien sûr, de
Chinois promener leur criquet, dans ces toutes
petites cages que l’on peut encore acheter
chez des antiquaires à Hong-Kong : cela
ne se trouve désormais que dans la littérature
classique. Mais dans les parcs, à Canton comme
ailleurs, des vieux se déplacent avec une
cage : ils promènent leur oiseau, le font
chanter et parfois concourir avec les oiseaux
des autres promeneurs.
La tradition demeure, en effet, sous différentes
formes. A Canton, en face de mon hôtel il y a
un pseudo restaurant italien. A droite de la
porte un panneau lumineux clignotant, sur
lequel sont inscrits, en chinois, les plats du
jour. La nuit est belle, je m’installe en
terrasse et, en fumant un cigare, j’observe
une jeune fille qui, avec un feutre, écrit le
nom des plats du lendemain. Elle réfléchit
longuement, chaque fois, avant d’écrire très
vite. Se recule, contemple ce qu’elle a
produit, efface, recommence. Cela dure près
d’une heure, pour écrire le nom de quatre
plats. Il y a quelques années, à Qingdao,
j’avais rendu visite à un calligraphe célèbre
qui, avant de tracer très vite les deux
caractères de mon nom chinois sur un rouleau,
s’était d’abord longuement concentré. Il
écrivait au pinceau, elle utilise un feutre
mais, dans les deux cas, la même alternance de
longue concentration et d’extrême vivacité.
Roland Barthes, dans ses Carnets du voyage en Chine, parle souvent de calligraphie, qu’il
considère comme « leur seule œuvre
d’art » ou « la seule belle
chose ; le reste : réalisme
soviétique ». Il écrit même :
« En Chine, le seul signifiant =
l’écriture ». Sans doute était-ce pour
lui la marque la plus visible d’exotisme. Il y
a plusieurs années déjà que j’ai noté le
retour, d’abord subreptice puis de plus en
plus affiché, des caractères classiques, en
partie expulsés par la réforme de l’écriture.
Et la calligraphie reprend ses droits. On vend
des sortes d’écritoires en tissu sur lesquels
on peut, avec un pinceau trempé dans l’eau,
écrire. Les caractères ont une belle couleur
noire, mais ils disparaissent lorsque l’eau
sèche. Une sorte d’ardoise magique adaptée à
la calligraphie. On n’arrête pas le progrès.
J’habite dans un quartier rempli de gargotes où l’on
prend, très vite, un plat, du riz sauté ou une
dizaine de raviolis, et de restaurants plus
huppés où l’on consomme, en prenant son temps,
des plats plus sophistiqués. Deux clientèles
différentes et surtout deux styles de
consommation. D’une côté on ne laisse pas un
grain de riz ou pas une nouille au fond du
bol, de l’autre on gaspille, on abandonne la
moitié des plats (même si l’on commence à
pratiquer le « doggy bag »).
Consommation et gaspillage vont de pair. La
Chine entre très vite dans la modernité, mais
elle apparaît comme un pays à deux vitesses,
avec une minorité de plus en plus riche face à
des pauvres, des mendiants. Le matin, en
prenant un café, j’observe la rue. Chaque jour
passe un vieil homme sur son vélo, un
rémouleur, traînant derrière lui dans une
petite charrette son matériel. Il s’installe
sur un coin de trottoir et attend le client,
aiguisant quelques couteaux, parfois les
hachoirs des restaurants. Il ne doit gagner
grand chose. De l’autre côté de la rue, sur le
trottoir d’en face, la camionnette d’un paysan
qui chaque jour vend ses légumes. Je l’ai vu
compter sa recette, des petites coupures mais
un bon nombre de billets. L’un est riche,
l’autre pas ? Entre les deux passent des
voitures, parmi lesquelles j’ai vu en une
heure une Maserati et une Porsche. Deux
Chines, ou plusieurs Chines…
Bref la Chine change et ne change pas. Je sais que mes
notations et mes remarques sont marquées par
un certain francocentrisme et qu’à l’heure de
la mondialisation il conviendrait d’avoir une
vision un peu plus interculturelle. Alors,
prenons du recul. Ici les étudiants suivent, à
tous les niveaux de leurs études, des cours de
marxisme. Mais mon chinois ne me permet pas
d’aller écouter ce qu’on leur raconte. Or, à
la fin de mon séjour s’est produit une petite
révolution. Non, pas ce que vous croyez. La
Chine a simplement mis fin à sa politique de
l’enfant unique. Dorénavant toutes les
familles pourront avoir deux gosses. Quand on
entend la façon dont les mioches chinois,
pourris gâtés, hurlent sans cesse, on souhaite
bien du plaisir aux futurs heureux parents de
deux minots. Mais, le lendemain de l’annonce
de cette mesure, une chercheuse avec laquelle
j’avais rendez-vous m’a dit qu’elle sortait de
son cours de marxisme. Je lui ai demandé de
quoi il avait traité. « De la fin de la
politique de l’enfant unique ».
Intéressé, j’ai voulu savoir s’il y avait une
position marxiste sur ce point. Oui, le
professeur leur a dit qu’il serait bon,
dorénavant, que les femmes aient deux enfants
et qu’elles cessent de travailler. Devant les
réticences de l’auditoire, il a poursuivi,
s’adressant aux filles : « Si le
gouvernement vous donne un million de yuans
pour que vous ayez deux enfants et ne
travailliez plus, vous ne seriez pas
d’accord ? ». Le marxisme a
décidément des ressources théoriques
insoupçonnées…
Où que vous
vous trouviez, vous êtes sans doute au courant
puisque toutes les télévision du monde ont
retransmis la scène : deux cadres d’Air
France torse nu ou chemise en lambeaux
molestés, bousculés, frappés et grimpant une
grille pour s’échapper. Je reviendrai plus
loin sur ces violences, mais parlons d’abord
des transports aériens en général et d’Air
France en particulier.
Cela fait plus
de cinquante ans que je voyage en avion et,
depuis vingt ou vingt-cinq ans, que je le
prends au moins une fois par mois, sinon plus.
Vers l’Afrique, l’Asie, l’Australie,
l’Amérique du Nord et celle du Sud, j’ai le
plus souvent utilisé Air France. Et, en un
demi-siècle, j’ai assisté à une mutation
frappante. Il y a cinquante ans, sur les
lignes long courrier comme sur les moyens
courriers, les avions étaient souvent à moitié
vides et les passagers voyageaient le plus
souvent pour leur travail. Peu à peu sont
venus les touristes, seuls ou en voyage
organisé, et les avions se sont remplis. Air
France et ses concurrents se sont alors
trouvés face à une autre demande passant d’une
clientèle voulant du confort, voire du luxe, à
une clientèle demandant les prix le plus bas
possible, quitte à être un peu serrés et à
devoir payer leurs repas et leurs boissons.
Les compagnies à bas coût se sont multipliées,
vous en connaissez les noms, et les pratiques
sociales, et elles ont tailler des croupières
aux compagnies traditionnelles. Or à Air
France, où le dialogue social fonctionnait
plutôt bien, les pilotes se sont toujours
comportés comme s’ils faisaient partie de la
direction, imposant des choix qui les
favorisaient, ce que tout le monde peut
comprendre, mais s’opposant du même coup à une
stratégie consistant à baisser les coûts
(dont, bien sûr, la masse salariale), à
rechercher plus de compétitivité et
à proposer des vols « low coast »,
voire à créer des filiales « low
coast ». En plongeant dans les archives,
ou dans notre mémoire, on se rend compte que
très majoritairement les grèves des pilotes
concernaient leurs salaires, dont chacun sait
qu’il ne sont pas vraiment « low ».
De la même façon qu’en plus de quarante ans
d’enseignement j’ai rarement entendu les
syndiqués parler de l’intérêt des élèves ou
des étudiants, je n’ai guère entendu les
pilotes parler de l’intérêts des passagers...
Et je me demande parfois si les pilotes ne
devraient pas accepter le fait que leur
travail est de piloter et non pas de diriger
la compagnie.
Revenons donc
aux évènement d’hier. On a parlé de lynchage,
de violences inacceptables, peu importent les
termes, les images parlent d’elles-mêmes. La
classe politique, dans sa quasi totalité, a
condamné ce qui s’est passé, la violence
contre les cadres de la compagnie, sauf
quelques uns... Le secrétaire général de la
CGT, tout d’abord, Philippe Martinez, n’a pas
condamné. On le comprend : les agresseurs
reconnus grâce aux séquences filmées étaient en partie
des responsables syndicaux de la CGT. Et il a
ajouté : « Il y a 3000 salariés qui
vont perdre leur boulot. Ca c’est
violent ». Eric Coquetel, l’un des
dirigeants du parti de gauche, a pour sa part
déclaré : « s’il y a lynchage, il
est social : ce sont les milliers
d’emplois supprimés ». Pour Olivier
Besancenot, du Nouveau Parti Anticapitaliste, "ce serait
plutôt aux salariés de porter plainte pour
violences aggravées". Quant à Jean-Luc
Mélenchon, il parle de « ceux qui nient
la violence faite aux salariés ». Et j’ai
soudain eu une impression semblable à celle
que l’ont ressent lorsque des membres du
gouvernement ou du PR viennent réciter devant
des micros le même texte, ce qu’on appelle des
« éléments de langage »,
l’impression que Martinez, Mélenchon, Coquerel
ou Besancenot s’étaient concertés. Et qu’ils
s’étaient mis d’accord pour pratiquer une
inversion sémantique : ce sont les
patrons qui sont violents, pas les salariés.
Mais est-ce vraiment la même violence ?
Ne sommes-nous pas dans la newspeak de George Orwell, dans laquelle le ministère
de la paix remplaçait le ministère
de la guerre et en supprimant de la
syntaxe des phrases comme A
bas Big Brother on
rendait impossible la pensée « A bas Big
Brother » ?
En 1972 le québécois Felix Leclerc,
dans Les
100.000 façons de tuer un homme,
chantait :
« La meilleure façon de tuer un homme
C'est de le payer à ne rien faire (...)
L'infaillible façon de tuer un homme
C'est de le payer pour être chômeur »
Le chômage est
bien sûr une chose horrible, une violence, pas
celle qui cogne ou déchire des chemises, mais
celle qui touche la dignité de l’être humain.
D’un côté une violence physique inacceptable, de l’autre une
violence sociale insupportable. Mélenchon,
Martinez,
Coquerel ou Besancenot ont choisi de n’en voir
qu’une : vision hémiplégique, vision de
borgne volontaire.
Or, pour revenir à ce que
j’écrivais plus haut, nous sommes confrontés à
deux questions, celle de la compagnie et celle
des salariés. Sans salariés il n’y a pas de
compagnie, c’est évident, mais sans compagnie
le problème des salariés ne se posera plus,
ils seront tous au chômage. J’ai l’impression
que Mélenchon, Martinez, Coquerel ou
Besancenot utilisent un peu trop la fonction
performative du langage, croyant ou feignant
de croire que dire c’est faire. C’est parfois
le cas, bien sûr, par exemple lorsqu’un maire
dit « je vous déclare unis par les liens
du mariage » et que deux individus s’en
retrouvent mariés. Mais ce ne l’est pas dans
le discours politique. Dire, ce n’est pas
faire, même lorsqu’on dit qu’on fera. Et nous
le faire croire relève de l'illusionnisme. On
dit beaucoup que les hommes politiques sont
des menteurs, ils sont plutôt ici des
bonimenteurs.On parle beaucoup, depuis
quelques années, de la gauche bobo, mais
l'illusion performative pourrait bien nous
mener à une gauche bobards. Tout cela dit, je pars pour un mois (sur le lignes Air France) enseigner en Chine. A plus tard, donc.
Ce matin, en
feuillant le quotidien local La
Provence je vois un gros titre : « Sébastien
Bazeille, roi du marathon de Berlin ».
Je ne sais rien de ce Sébastien Bazeille, mais
je me dis immédiatement qu’il a gagné ce
marathon : qui donc, en effet, pourrait
se trouver avant le roi... Pourtant le
sous-titre me prouve que ma conclusion était
trop rapide : « L’aixois
a
terminé premier des français ». Ah
bon ! Premier des français ! Je
parcours alors l’article et j’apprends que le
« roi du marathon de Berlin » a en
fait terminé...86ème . Du coup je repose le journal et
m’interroge : quelle est
l’information ? Elle est plurielle. Tout
d’abord il y a eu un marathon à Berlin. En
second lieu nous n’apprenons pas qui l’a
gagné. En troisième lieu nous apprenons qu’il
n’y a aucun français dans les 85 premiers
concurrents. Et donc le titre aurait pu
être : « résultat
catastrophique pour les Français au marathon
de Berlin ». Mais non, c’est un
Français qui en fut le roi... Bref, je vous
laisse réfléchir sur la manipulation de
l’information à laquelle se livre parfois la
presse.
Pour rester dans l’information locale, très locale (mais je n’ose pas dire « pour rester dans le sport »), j’allais hier soir acheter du tabac et je passe sur une place où se dispute une partie de pétanque. Je ralentis le pas, regarde les joueurs. A ma droite une dizaine de vieux regardent également. Arrive en face de moi une jeune et belle femme, aux longues jambes couvertes d’un collant très moulant, ne cachant rien de ce qui se trouve en dessous. Les regards des vieux spectateurs se détournent de la partie pour suivre cette paire de jambes et j’entends l’un d’entre eux lancer : « Celle-là, je ferais bien griller des sardines dessus ». Le contexte, bien sûr, ne laisse pas de doute sur les connotations égrillardes de cette étrange formule. Mais j’avoue que je n’aurais jamais pensé que « faire griller des sardines » puisse avoir un sens érotique. Là aussi, je vous laisse réfléchir sur la créativité linguistique des spectateurs de pétanque.
Certes, à
prime abord, entre le facho breton plutôt
cultivé et l’écervelée lorraine donnant
l’impression d’être quasi analphabète, il n’y
guère de points communs. Et pourtant. Résumons
les données du problème. D’un côté un fille
qui occupe la tête d’un parti et en vire son
père, de l’autre une autre tête de parti qui
va peut-être en virer son ancienne ministre et
ancienne porte-parole. Jusqu’ici les
ressemblances ne sont que de surface. Mais, à
y regarder de plus près, elles sont peut-être
plus profonde. Marine Le Pen, en excluant son
père, a bien sûr voulu ripoliner l’image du
Front National, et Nicolas Sarkozy est un peu
confronté au même problème : il a déclaré
à propos de Nadine Morano qu’il ne pouvait pas
accepter les « caricatures » de son
parti, ce qui laisse entendre que, comme
toutes les caricatures, elle force simplement
le trait. Mais je ne crois pas que caricature soit le terme le plus approprié. Dans les deux
cas en effet les « caricatures »,
J-M Le Pen et N. Morano, pensent à peu près la
même chose que ceux qui veulent s’en
débarrasser, nous pourrions dire en allant vite qu’elles disent tout
haut ce que les autres pensent tout bas. Pour
être plus précis, et en empruntant à Freud sa
notion de « sur-moi » (Über-Ich dans
le texte), je dirai que Le Pen père et Morano
sont l’exacte copie de Le Pen fille et
Sarkozy, mais sans sur-moi. On dit dans
l’entourage d’Alain Juppé que Morano est comme
le monstre du docteur Frankenstein. On se
souvient de ce personnage, inventé par Mary
Shelley il y a bientôt deux siècles, en 1818,
qui échappait à son créateur. Morano serait
donc un Sarkozy- Frankenstein sans surmoi,
sans contrôle, même s’il est difficile de
considérer Sarkozy comme quelqu’un se
contrôlant, mais cette boutade est en fait
plus une façon de critiquer l’ex président de
la République que de critiquer sa
porte-parole : nous sommes déjà entrés
dans les primaires...
Quoiqu’il en
soit, le couple Zarkozy- Morano fonctionne
comme le couple Le Pen fille-Le Pen
père : un des termes est faussement sous
contrôle tandis que l’autre est désinhibé. Ce
qui n’empêche pas, au delà de ces
considérations psychanalysantes, que tout ce
cirque, comme souvent en politique, soit aussi
du spectacle. Le Pen père est sans cesse sur
scène, il joue le même rôle depuis des
décennies, et Morano joue le rôle qui plait
aux média, celui d’une imbécile qu’elle n’est
peut-être pas entièrement.
Cela n’empêche pas que Morano soit à l’évidence désinhibée, elle qui a déclaré hier à propos de son double : « ce n’est même pas la peine qu’il songe à se présenter à la présidentielle, je le dézinguerai ! ». Et là je reviens à mes obsessions de linguiste. Dézinguer ! Le zinc, qui vient d’un mot arabe ou persan signifiant « rouille », « vert-de-gris », sert à la galvanisation, c’est-à-dire à la protection de certains métaux. D’où dézinguer, enlever le zinc, la protection. Puis ce verbe a pris en argot le sens de « démolir » avant de signifier « tuer », « flinguer ». Et nous revoilà du côté de chez Freud : tuer le père. Mais les deux couples que je viens d’évoquer sont alors inversés, puisque dans un cas le père (Sarkozy) est au pouvoir et que dans l’autre le « père » (Le Pen) en a été privé. Dans tous les cas, ils sont presque de personnages de roman. Tiens ! Cela me rappelle qu’Amélie Nothomb a écrit un roman qui porte ce titre, Tuer le père...
Je sais, on ne
rit pas de la mort des autres. Mais parfois...
Cette semaine, je suis tombé trois fois sur la
même annonce, dans Libération, dans Le
Monde et dans un journal local, au Pays
Basque où j’étais allé donner une conférence,
une annonce qui me poursuivait, que j’ai
d’abord vaguement perçue en tournant les pages
d’un journal, puis d’un autre et sur laquelle
je me suis finalement arrêté : un
monsieur Lavie nous a quitté. Ça ne s’invente
pas...
Un autre qui
nous a quitté, mais pas de la même façon,
c’est le général Diendéré. Son nom ne vous dit
rien ? C’était la patron du régiment de
la sécurité présidentielle, le RSP, chargé
donc de la sécurité de l’ex président du
Burkina Faso, Blaise Compaoré, qui a été viré
en octobre dernier par le peuple après 27 ans
de pouvoir et s’est courageusement réfugié en
Côte d’Ivoire puis au Maroc. Le RSP n’avait
donc pas pu assurer la sécurité du président.
Il n’avait d’ailleurs pas non plus assuré
celle du président Thomas Sankara, assassiné
en octobre 1987 , sans doute par le même
Diendéré. Et il n’a pas non plus assuré celle
du président de transition puisque Diendéré a
fait, il y a une semaine, un coup d’état,
virant le président de la République et le
premier ministre et créant le « Conseil
national de la démocratie ». La
démocratie ! Mais ce Conseil national n’a
pas duré longtemps, une semaine à peine,
l’armée l’a viré à son tour pour rétablir le
président de transition. Et le putschiste,
cela non plus ne s’invente pas, a gravement
déclaré : « Le
putsch est terminé, on n’en parle plus ».
On efface tout, on oublie et on passe à autre
chose en quelque sorte. Il n’y a pas de verbe,
en français, pour désigner ce genre de
bouffonnerie. Du coup le peuple burkinabé, qui
ne manque ni d’humour ni de créativité
linguistique, en a inventé un, le verbe diendérer. On ne sait pas encore ce qu’en pense l’Académie
française. Elle a d’ailleurs le temps
puisqu’elle a commencé la rédaction de la
neuvième édition de son dictionnaire en 1986,
dont le premier tome a été publié en 1992.
Cela non plus ne s’invente pas : c’est en
1992 que le mot créativité a été introduit dans ce dictionnaire. L’Académie
en est aujourd’hui qu’à la lettre R.
Lorsqu’elle en viendra (dans une
siècle ?) à la lettre D de la dixième
édition, on aura depuis longtemps oublié le
général Diendéré. Mais nous pouvons faire
confiance aux militaires et au peuple
burkinabés : d’ici là les premiers auront
fait d’autres coups d’état, et le second aura
créé d’autres néologismes.
Les
langues,
c’est connu, fonctionnent comme des
homéostats, sur le mode de l’autorégulation.
Des exemples en passent tous les jours devant
nos yeux, ou plutôt devant nos oreilles.
Ainsi, sans doute fatigués de faire
régulièrement des fautes dans la conjugaison
du verbe français résoudre (ah ! que nous
résolvions, que vous résolviez...) les
locuteurs ont-ils inventé le verbe solutionner,
qui fait hurler les puristes mais a l’avantage
de se conjuguer facilement, comme tous les
verbes du premier groupe.
Homéostasie,
donc,
qui fait qu’un système (et ici la langue) est
sans cesse en déséquilibre et retrouve son
équilibre pour évoluer. Mais il ne faut pas
cependant en rajouter. J’ai entendu ce matin
la patronne de France Inter, Laurence Bloch,
expliquer qu’un projet « avait maturé ».
Oui,
maturé, le verbe mûrir étant sans doute trop simple pour madame
Bloch, trop vulgaire. Et lorsqu’on est
directrice de France Inter on se doit d’être
distinguée. Son projet était peut-être
arrivé à maturation, mais il avait
tout simplement mûri. Sur France
Inter, justement, et toujours ce matin, un
journaliste parlait de la magouille de la
firme allemande Volkswagen qui a introduit
dans ses moteurs un petit logiciel pour
tromper les tests d’émission d’oxyde d’azote.
En fait Volkswagen faisait croire que ses
moteurs ne polluaient pas, et le journalistes
expliquait que malgré cette tricherie
flagrante le patron allemand était
« droit dans ses pots
d’échappement ». Là, j’applaudis des deux
mains, et j’applaudis des quatre mains (soyons
généreux) Libération qui titre aujourd’hui, en une, « les pots pourris ». Mais
j’espère que madame Bloch, la prochaine fois
qu’elle prendra la parole sur sa chaîne, ne
dira pas que l'enquête sur la peausserie
de Volkswagen a maturé.
La
vie
politique est parfois réjouissante. Prenez le
cas d’Alexis Tsipras, le leader de Syriza, élu
triomphalement il y a neuf mois, confronté aux
difficultés européennes que vous savez,
décidant d’un référendum qui le conforte dans
ses positions mais signant quelques jours
après un accord avec l’Union Européenne allant
à l’exact contraire du résultat du référendum,
démissionnant, suscitant de nouvelles
élections qu’il remporte à nouveau tandis que
ses « frondeurs », venant de créer
un nouveau parti, prenaient une véritable
raclée, pas un seul député. Ouf ! Sacrée
épopée !
Ce
n’est
pourtant pas ce parcours qui m’intéresse mais
les réactions qu’il a suscitées dans la gauche
européenne et plus particulièrement française.
Depuis quelques mois, en fait depuis le début
de l’aventure de Syrisa en Grèce et de Podemos
en Espagne, la gauche de la gauche comme on
dit a fait de Tsipras et de Iglesias ses
héros. Laissons Iglesias de côté, nous en
reparlerons peut-être après les prochaines
élections ibériques. Pour Tsipras, l’icone a lentement
décliné après l’épisode du référendum et de
l’accord avec l’Europe : un faux
révolutionnaire, un traitre. On a alors changé
d’icone : c’est Varoufakis qui est devenu
le modèle à suivre, encensé par Mélenchon, par
Montebourg, invité à la fête de l’Humanité. Patatra, la mouvance Varoufakis se
plante aux élections, c’est le
« traitre » qui gagne, le traitre
Tsipras que François Hollande s’empresse de
féliciter, louant le « progressiste
courageux », tandis que le porte-parole
du Parti de gauche, Eric Coquerel, explique
que Tsipras a « fait des mauvais
choix » et qu’on verra plus tard s’il
« est du côté de la troika ou du
peuple ». Et, de son côté, L’Humanité titrait hier « la leçon d’Athènes »
et décrétait que « le peuple grec n’en
finit pas de donner à l’Europe une leçon de
maturité linguistique ». Alors on ne
comprend plus grand chose. Traitrise ou
maturité politique ? Ou plutôt oui, on
croit comprendre que la politique grecque est analysée
en termes de politique française, que les
communistes et Mélenchon ne sont plus
d’accord, qu’ils lisent ce qui se passe à
Athènes à la lumière de ce qu’ils aimeraient
voir se passer à Paris. Vendredi dernier,
Pablo Iglesias, de Podemos, Pierre Laurent, du
Parti communiste français et Grégor Gysi, du
parti allemand Die Linke, étaient aux côtés de
Tsipras lors de son dernier meeting de
campagne. Par solidarité, sans doute, mais
aussi pour des raisons plus symboliques.
Mélenchon n’y était pas. Tous utilisent les
heurts et malheurs du peuple grec pour justifier les positions qu’ils
défendent chez eux. Et cela s’apparente à une
forme de récupération.
Autre
histoire,
qui n’a rien à voir. Dans une ville moyenne de
France, on apprend que le maire a décidé que,
désormais, lorsqu’il y aura du porc au menu de
la cantine scolaire, les élèves qui refusent
d’en manger auront des légumes. Décision qui
ne mange pas de pain, si je puis dire :
les porcophobes peuvent en effet toujours
refuser leur animal honni et ne prendre que de
la verdure ou des frites. Mais la télévision
nous présente un reportage dans cette ville.
Interview d’une mère de famille, une
porcophobe, expliquant que cette décision est
scandaleuse, stigmatisante. Pourquoi ?
Parce qu’elle établit une frontière entre ceux
qui mangent du porc et ceux qui n’en mangent
pas. Je me gratte la tête et tente de
mobiliser le peu d’intelligence dont je
dispose. Que ces derniers mangent du poisson,
des merguez ou une omelette pendant que les
autres mangent du cochon, il y aura toujours
deux groupes séparés par une
« frontière », et donc risque de
stigmatisation. Mais la mère porcophobe
continue, expliquant qu’il faudrait de la
vache ou du mouton hallal, c’est-à-dire
égorgé. Et le peu d’intelligence dont je
dispose me permet alors de comprendre que,
selon elle, pour éviter cette
« frontière », il faudrait que l’on
donne à tous les mioches ce qu’elle voudrait
que l’on donne aux siens : des menus
hallal. Je trouve cette polémique qui court
depuis des semaines stérile, mais j’ai soudain
l’impression que cette mère de famille
porcophobe révèle une stratégie de certains
musulmans. Ici, encore, récupération ?
Cela
m’avait
échappé mais il y a une dizaine de jours,
voulant dans un discours évoquer l'importance
de l'Éducation nationale et, bien sûr,
attaquer la ministre Najat Vallaud-Belkacem,
Nicolas Sarkozy n’a pas pu s’empêcher d’y
aller de sa petite référence littéraire. Il a
donc cité Victor Hugo : «Je
relisais ce magnifique livre de Victor Hugo, 1793.
L'école fut la première décision dans la
République». Il faudra un jour étudier avec
précision l’usage du verbe relire chez les gens tendanciellement frimeurs :
dire « je relis en ce moment » ou
« j’ai relu » laisse entendre
logiquement qu’on a déjà lu, qu’on a de la
culture, qu’on revient sur ce qu’on a aimé.
Dans ce cas d’espèce, le fait de relire ce livre n’a cependant pas permis à
monsieur Sarkozy de voir que son titre n’était
pas 1793 mais Quatre-vingt-treize. Le
contempteur de La
Princesse de Clèves a encore frappé! Le
personnel politique ne brille d’ailleurs pas
par ses connaissances littéraires, et on se
demande à quoi servent les collaborateurs et
les membres de cabinets ministériels :
ils pourraient tout de même faire des fiches à
leurs patrons. On se souvient de Frédéric
Lefebvre disant que son livre préféré était Zadig
et Voltaire, ou plus récemment de Fleur
Pellerin expliquant qu’elle n’avait jamais lu
Modiano et qu’elle ne connaissait pas le
moindre titre du prix Nobel de littérature...
Heureusement,
il
nous reste la poésie. J’ai vu ce matin, collé
sur la porte du local poubelle de ma
résidence, ce message :
La presone qui à prix le véllo dans le local
pouble serai genti de le remaitre a sa
place. Meric. Seul moin de travaille.
Pour vous en
faciliter la lecture, car la poésie est
parfois ésotérique, deux petites précisions.
Méric n’est pas une signature, mais une
métathèse de merci. Quant à la dernière phrase, il faut la comprendre « seul
moyen de travail ». Ce petit poème est dû
à la plume d’un homme, « français de
souche », chargé de sortir les poubelles.
Il faudrait le présenter à Sarkozy. Ils
pourraient relire ensemble, ou se relire
mutuellement.
Dans son discours d’ouverture
de l’université d’été de LR, Sarkozy a frappé
deux gros coups. Le premier pour montrer qu’il
n’avait guère changé, du moins pour ce qui
concerne ses compétences grammaticales. Qu’on
en juge : « Il y a quelque chose que
je suis très attaché, c’est que la
France... ». Ah !, Ce « quelque
chose que je suis très attaché » !
Il n’est plus au pouvoir, notre ex président,
mais il continue son entreprise de démolition
de la langue française. Lui qui a un ego
démesuré, il faudra un jour lui inventer une
récompense, un prix, quelque chose comme un
oscar du fossoyeur de la langue. Ca lui ferait
si plaisir!
Que quoi donc (« à quoi
donc » si vous préférez) Sarkozy est-il très attaché ? Regardons
l’ensemble de sa phrase. « Il y a quelque
chose que je suis très attaché, c’est que la
France de toute éternité a toujours été du
côté des opprimés, et toujours été du côté des
dictateurs ». Oui, vous avez bien lu, la
France a toujours été du côté des dictateurs.
Il y a deux voies pour comprendre ou analyser
un lapsus. Par exemple, lorsqu’en décembre
2006, après son élection à la tête des Verts,
Cécile Duflot déclare que « le vol s’est
bien passé », on comprend que vol est utilisé à la place de vote et l’on peut en même temps se demander
si le scrutin a été tout à fait régulier.
D’une part il y a une ressemblance formelle
entre les mots qui alternent et d’autre part
il y a une raison psychanalytique à cette
alternance.
En l’occurrence, avec quel mot dictateur alterne-t-il ? Qu’est-ce que
Sarkozy voulait dire ? Nous pouvons
chercher du côté de mots rimant en –eur, comme chercheur ou menteur,
de mots commençant par di-, comme dilettante,
ou les deux à la fois, comme directeur par exemple.
Mais pourquoi la France aurait-elle toujours
été du côté des directeurs ? En fait, le
lapsus doit être ailleurs. Ce que voulait dire
Sarkozy, c’est sans doute la
France, de toute éternité, a toujours été du
côté des opprimés et n’a jamais été du côté
des dictateurs. Toujours/jamais, le
lapsus n’est pas formel, il est purement
sémantique. Sarkozy a sous les yeux un joli
texte, la France n’a jamais été du côté des
dictateurs, et puis il pense à ses anciens amis, Kadhafi
par exemple, et hop, ça dérape soudain, la
France a toujours été du côté des dictateurs.
Derrière le lapsus se trouve un message plus
clair, j’ai
été du côté des dictateurs. Comme
d’autres ont pu dire « l’Etat c’est
moi », Sarkozy en ajoute donc une couche
en laissant entendre que la France c’est lui.
Comme pour faire écho à un lapsus de Rachida
Dati, pendant la campagne présidentielle de
2007 : Nicolas
Sarkozy
l’a dit dans son discours du 14 janvier, il
veut devenir le patron...euh le président de
tous les Français...
Depuis que le 5 mai 2015 l’UMP
est devenue Les
Républicains pour tenter de faire
oublier les liens entre l’ Union pour un Mouvement Populaire et
quelques scandales financiers, en particulier
l’affaire Bygmalion, je guette la façon dont
la presse nomme ce parti. En effet la tendance
est, en France, à la siglaison : PS pour
Parti Socialiste, FN pour Front National, jusqu’à des
choses quasiment imprononçables comme EELV pour
Europe Ecologie Les Verts... Or l’appellation Les
Républicains posait deux types de
problèmes. D’une part beaucoup considéraient
qu’il y avait abus de langage car nous sommes
tous républicains, et d’autre part Sarkozy
tenait absolument à cette appellation, dans
toute sa taille si je puis dire, c’est-à-dire
non siglée.
Je n’ai pas, bien sûr, lu
depuis quatre mois toute la presse tous les
jours, mais j’avais relevé dans certains
journaux une tendance à l’alternance entre Les Républicains et LR,
avec parfois l’utilisation des deux formes, Les
Républicains (LR) ou LR (Les
Républicains). Or Libération a franchi hier le pas en titrant en gros
caractères en page 2 Le
FN en ordre de percée et en page 5 LR
en
ordre dispersé. Le parallélisme est bien sûr intentionnel, jeu sur les
mots (ordre de percée / ordre dispersé) et
sigle dans les deux cas. Au delà de la
formule, on peut se demande pourquoi les ex
UMP tiennent tant à s’appeler Les Républicains plutôt que LR ? La réponse est peut-être
simple. LR est donc le pseudonyme de l’UMP,
parti corrompu, compromis, et qui aura
peut-être prochainement à faire avec la
justice. L’Union se cache donc derrière LR.
Prononcez le sigle à haute voix, vous entendez
quoi ? « Elle erre ». Pauvre
UMP...
Hier soir j’ai suivi La
grande librairie, émission littéraire de
François Busnel qui recevait Amélie Nothomb,
Laurent Binet (en fait la raison pour laquelle
je m’étais mis sur cette chaîne) et Astrid
Manfredi, dont j’ignorais tout et qui vient de
sortir un premier roman, La petite barbare. Les interviewes commencent, Nothomb, puis Binet,
après Binet un reportage sur l’écrivain
américain Jim Harrison et, en fin d’émission,
donc, Astrid Manfredi. Busnel la présente et
elle se lance avec un débit impressionnant
dans un discours de représentant de commerce
qui craindrait qu’on lui coupe la parole. On
peut être linguiste et n’en être pas moins
homme ou femme, et avoir des réactions
bien peu scientifiques. C’est ridicule à dire
mais sa voix, son ton, son débit m’ont
immédiatement excédé. Et surtout, sa première
phrase m’a frappé : « Ben voila c’est une
jeune femme voila de vingt ans »... Du coup j’ai tendu l’oreille et noté au hasard
quelques phrases. « Elle
va voila se lier d’amitié avec un type voila
un leader charismatique complètement sans
scrupules voila et ils vont voila... ».
Ou encore : « Ben
voila ça veut dire voila qu’il faut vivre, l’urgence de vivre voila, et alors, voila... ». Bref j’avais
l’impression d’être enterré sous des
tombereaux de voila, au point que ce matin j’ai réécouté l’émission et compté le
nombre d’occurrences de cette pauvre
préposition : en moins de sept minutes, Astrid
Manfredi a prononcé 59 fois voila !
En fait, pour
tout vous dire, il y a quelques mois déjà que
j’ai noté cette tendance nouvelle consistant à
parsemer le discours de voila.
Ecoutez la radio, soyez attentifs à ce que
disent les gens dans le métro ou au bistrot,
et vous vous en rendrez compte vous-mêmes.
Mais je n’avais jamais entendu un tel
déferlement, d’autant plus frappant qu’il
venait après Amélie
Nothomb et Laurent Binet qui parlent un
français extrêmement précis et élégant. Bien
sûr on pourrait croire qu’il s’agissait de
remplissage, d’une façon de boucher les trous
dans un discours hésitant. Mais pas du
tout : Astrid Manfredi parlait à toute
vitesse et sans hésitation.
Tiens, nous
allons en profiter pour vous initier au
travail du linguiste. Allez sur Internet,
cherchez cette émission et écoutez-la. Vous
verrez. Voila !
L’antonomase
est une figure de style consistant à utiliser
un nom propre comme nom commun. Ainsi le
préfet Eugène Poubelle (1831-1907) a-t-il
laissé son nom aux poubelles qu’il avait
créées, ou la Bourgogne donne-t-elle son nom à
des vins, les bourgognes, etc. Parfois le nom
propre peut devenir une insulte : un
besson par exemple, ou un tartuffe. On sait
par ailleurs que les noms communs, par
dérivation, peuvent donner des mots désignant
un processus. La vinification par exemple, lorsque le jus de raisin se
transforme en vin, ou encore la pétrification, lorsque du calcaire se dépose sur un corps pour le
recouvrir d’une couche de pierre. Nous
pourrions également imaginer un poubellisation,
processus dans lequel quelque chose se
transforme en poubelle, et nous sommes alors
loin du susdit préfet et de son nom propre.
C’est ce qu’a fait le patron du PS, Cambadélis, en dénonçant ce qu’il a appelé la « mélenchonisation rampante des écologistes » , opérant successivement une antonomase (le nom propre Mélenchon devenant le nom commun mélenchon) et une dérivation. Ni une ni deux, Mélenchon lui répond, dans son discours hier à Toulouse : « Tout organisme de gauche ou qui se veut tel, atteint de "macronite", est promis à la "mélenchonisation", qui est la réaction de l'organisme sain pour conserver son identité. » Macronite est également un néologisme intéressant puisque, comme otite ou laryngite il désigne une maladie mais fait du même coup du nom propre Macron un nom commun désignant un organe du corps humain, l’égal de l’oreille ou du larynx. Dès lors la mélenchonisation serait un processus à rapprocher de la désinfection, la vaccination, la lobotomisation ou la purification, comme on voudra... Mais l’ennui est que, pour Cambadélis, elle a un sens tout différent. Or, dans le même discours, Mélenchon a évoqué Georges Orwell, l’auteur de 1984, en déclarant : «Le vol des mots, leur falsification, c’est une manière d’empêcher de penser. Les mots, il faut les organiser ». Bien dit, Jean-Luc, mais tu devrais, pour organiser ces mots, te mettre, en collaboration avec Cambadélis, à la rédaction d’un dictionnaire. Et, pour vous faire les dents, vous pourriez commencer par l’article mélenchonisation...
Le Courrier
International est un hebdomadaire qui
publie, en traduction française, des extraits
de la presse du monde entier et présente
chaque semaine un dossier sur un thème donné.
Dans son dernier numéro, il traite des
« langues qui dominent le monde ».
En couverture, trois d’entre elles sont
citées, anglais, chinois, français, mais dans
le dossier on en trouve six, arabe, russe et
espagnol venant s’ajouter aux trois premières.
L’ennui, bien sûr, dans ce type de dossier est
qu’il n’y a pas de ligne directrice, de
coordination scientifique, mais un choix
d’articles d’origines diverses, même si cela
en constitue du même coup l’intérêt. En outre,
les auteurs sont de compétences variées. Ainsi
le texte consacré à l’anglais est-il signé par
John McWhorter, linguiste de bonne réputation,
tandis que les autres le sont par des
journalistes. Mais ce qui m’intéresse est
plutôt la liste de ces langues. :
pourquoi ces six là ? Pourquoi l’arabe
par exemple, alors que l’article extrait d’un
journal d’Abou Dhabi explique que cette langue
est négligée dans les Etats du golfe au profit
de l’anglais et qu’il deviendrait une langue
seconde ? Et pourquoi pas le
portugais ?
En
fait l’importance des langues ne repose pas
seulement sur le nombre de leurs locuteurs
« langue première » mais aussi sur
celui de ceux qui l’étudient, ou encore de
ceux qui l’utilisent comme langue véhiculaire.
Ainsi, parmi les langues les plus parlées en
langues premières on trouve, après le chinois,
l’espagnol et l’anglais, des langues
auxquelles on ne songe pas souvent, comme le
bengali, le hindi et le portugais.
Reste
la place de ces langues dans les systèmes
scolaires. Dans un encadré le Courrier
international donne le nombre
d’apprenant de quelques langues. L’anglais
vient en tête, champion toutes catégories avec
1,5 milliards d’élèves, suivi par le français
(82 millions) et le chinois (30 millions),
allemand et espagnol se situant beaucoup plus
loin (14,5 millions chacun), l’italien ayant 8
millions d’apprenants et le japonais 3
millions. Mais il faudrait avoir en outre les
mouvements, à la hausse ou à la baisse, du
nombre de ces apprenants.
On le voit, il est difficile de donner un état exact de la situation linguistique du monde. Mais ce qui est sûr, c’est que le nombre de langues est en diminution constante. Et comme la population mondiale est, elle, en progression, nous allons nécessairement assister à une multiplication du nombre de locuteurs de certaines langues. Comme dans certaines disciplines sportives, la médaille d’or est attribuée par avance. Mais qui sera sur le podium, après l’anglais ? C’est une bonne question, et je vous remercie de l’avoir posée...
L’année
2015,
centième anniversaire de sa naissance, a
été, de différentes façons, une « année
Barthes », qui a vu des expositions, des
colloques, une nouvelle biographie, celle de
Tiphaine Samoyault, bref nul ne peut désormais
ignorer le nom de celui qui me disait un jour
avoir une reconnaissance qualitative mais non
pas quantitative.
Dans
ce concert de louanges et de célébrations
Laurent Binet est venu mettre un petit grain
de sable qui fera sans doute grincer bien des
dents avec un « roman », La
septième
fonction du langage. Disons-le tout de
suite, du point de vue strictement littéraire,
le livre est écrit comme un cochon, mais
qu’importe, il est plaisant, parfois irritant,
souvent délirant, et il porte en sous-titre
une question, « qui a tué Roland
Barthes ? », qui l’apparente donc à
un polar. Mais commençons par des données
objectives, ou du moins par deux faits dont je
suis en mesure d’assurer l’authenticité.
-D’une
part,
le 25 février 1980, Roland Barthes sort d’un
déjeuner organisé par Jack Lang dans un
appartement de la rue des Blancs-Manteaux,
dans le Marais, un déjeuner regroupant autour
de François Mitterrand des artistes ou
intellectuels (Barthes donc, et Jacques Berque,
Danièle Delorme, Pierre Henry...). Il rentre à
pied vers le quartier latin, pour se rendre au
Collège de France et, distrait, il traverse la
rue des Ecoles sans voir une camionnette qui
le renverse. Transporté à l’hôpital il mourra
le 26 mars 1980. Ce déjeuner m’a été raconté,
dix ans après les faits, par deux témoins
directs, François Mitterrand dans son bureau
de l’Elysée, et Jack Lang dans son bureau du
ministère de la culture. Nous avons donc là un
élément de « réalité ».
-D’autre
part
le linguiste d’origine russe Roman Jakobson,
dans un texte célèbre intitulé
« linguistique et poétique » a
avancé une théorie selon laquelle le langage
aurait six fonctions, dont je vous épargne la
liste. Je puis par ailleurs vous assurer que
Jakobson était doué d’un solide sens de
l’humour, ce qui je vous l’accorde n’a rien à
voir. Mais je peux subodorer qu’il aurait
apprécié les délires de Binet.
Revenons
donc
au livre de Laurent Binet. Tout part d’une
enquête sur les circonstances de l’accident et
de la mort de Barthes, avec très vite une
intuition selon laquelle on a tué
volontairement le sémiologue, pour lui dérober
un papier concernant la septième fonction du
langage, une feuille recto verso qui se trouve
dans la poche de sa veste. Ce court texte,
rédigé de la main de Jakobson, serait le mode
d’emploi de cette septième fonction, celle qui
confère le pouvoir par la parole, la certitude
de battre n’importe qui dans un débat. Le
policier chargé de l’enquête s’est adjoint
l’aide d’un jeune enseignant de sémiologie à
l’université de Vincennes qui va lui permettre
de s’y reconnaître, enfin, presque, dans les
dédales des théories du signe.
Pour
simplifier,
résumons. Julia Kristeva tout d’abord, s’avère
être la fille du patron des services secrets
bulgares et elle est chargée de récupérer le
précieux texte. C’est donc elle qui fait tuer
Barthes, possède le document, en confie une
copie à Althuser en lui demandant de la
cacher. Hélas, sa femme, Hélène, la jette à la
poubelle et fou de rage le philosophe
l’étrangle. Les morts se succèdent, assassinés
par des Bulgares, et l’on découvre en cours de
route l’existence d’une sorte de société
secrète, le Logos club avec une organisation strictement hiérarchisée, un
« protagoras magnus » au sommet de
la pyramide, dix sophistes, ensuite des
tribuns, des péripatéticiens, des
dialecticien, des orateurs, des rhéteurs et
tout en bas des parleurs. Il y a aussi deux
Japonais, tout aussi mystérieux et tout aussi
barbouzes, pour qui « les amis de Barthes
sont nos amis » et qui contrecarrent sans
cesse les actions des Bulgares. L’enquête se poursuit en Italie, puis
aux Etats-Unis, tout s’embrouille et tout est
clair à la fois.
Beaucoup
de
gens sont donc prêts à tout pour avoir ce
texte, d’où les morts, mais on découvrira à la
fin du livre que lors du repas autour de
Mitterrand Jacques Lang l’a subtilisé dans la
poche de Barthes et, qu’en coulisse, Regis
Debray et Derrida rédigent un faux texte qui
sera remis dans la poche du sémiologue.
Il
y a donc une vraie version de la septième
fonction du langage, entre les mains des amis
de Mitterrand, ce qui lui permettra un an plus
tard de battre Giscard d’Estaing dans un débat
télévisé et de remporter l’élection
présidentielle, et quelques fausses versions
qui circulent et pour laquelle on se bat, on
se tue. Mais pourquoi Kristeva accorde-t-elle
tant d’importance à cette septième
fonction ? Pour la science ? Non,
bien sûr. Pour son père tout d’abord, et pour
Sollers qui rêve d’aller défier les rhéteurs
du logos
club. Or les joutes orales ont un règle
stricte : celui qui défie quelqu’un de
classé immédiatement au-dessus de lui paie
cher une éventuelle défaite : on lui
coupe un doigt. Sollers, lui, est plus
ambitieux, il défie directement le chef
suprême, le protagoras magnus, qui se trouve
être Umberto Eco. Il est sûr de gagner, il a
la septième fonction. Mais elle est fausse et
il perd. Dans ce cas la sanction est plus
dure, on lui coupe non pas un doigt mais les
testicules. Dans Hécatombe Brassens mettait en scène quelques dizaines de
mégères attaquant la maréchaussée et racontait
qu’à la fin, suprême outrage, elles leur
auraient bien « coupé les choses »
mais que « par bonheur ils n’en
avaient pas ». Selon Binet, Sollers en
avait, mais par malheur on les lui coupa....
Ajoutons
à cela des considérations sur les styles
oratoires, sur les différences entre la
sémiologie et la rhétorique, la première
analysant, décodant, tentant de comprendre,
étant défensive, la seconde persuadant,
convainquant, étant offensive, les deux étant
comparées aux façons respectives de jouer au
tennis de Borg et de McEnroe, lift, passing
shots contre
volées, accélérations... Là aussi on rit
beaucoup mais, parfois, on réfléchit. Ou
encore les libertés avec la chronologie que
prend Binet, faisant tuer Derrida (il
ne mourra en fait qu’en 2004) et mettant en
scène à ses obsèques Sartre (qui est en fait
mort quinze jours après Barthes). Jakobson
mourra, lui, en 1982, et il apparaît comme un deux ex
machina, mais
je vous laisse tout de même quelques
surprises...
Certains
diront
que ce livre est homophobe, et il est vrai que
les scènes d’orgies dans lesquelles brille en
particulier Michel Foucault ne sont pas
piquées des hannetons. D’autres y verront du
poujadisme intellectuel, et il est vrai que
Kristeva, Sollers, Bernard-Henri Levy et
quelques autres en prennent plein la gueule
pour pas un rond. D’autres enfin
diront que le personnage de Barthes,
furtif puisqu’il meurt dès le début, n’est pas
à son avantage, indécis, ombrageux, pleutre,
dragueur impénitent de jeunes hommes,
incapable de se consoler de la mort de sa
mère, toutes que nous savons déjà et qui
n’enlèvent rien à son importance
intellectuelle. Mais il s’agit d’un livre
foutraque et jubilatoire dont je n’ai donné
ici qu’une pâle idée. Ah oui, encore une
scène, un repas chez Kristeva-Sollers (Sollers
que certains appellent –dans le livre-
monsieur Kristeva), au cours duquel la
maîtresse de Lacan enlève, sous la table, sa
chaussure et du bout du pied vient chatouiller
le sexe de Levy, assis en face d’elle et qui
bande comme, comme quoi, comme un nouveau
philosophe, tandis que dans la cuisine
Kristeva trousse une attachée d’ambassade
chinoise.
Un
dernier détail. Un jeune marocain, l’un des
amants de Michel Foucault, avait une version
du vrai texte de Jakobson, enregistrée sur
cassette dans son walkman. Il la connaît donc
sur le bout des doigts et en profite pour
utiliser son habilité orale pour obtenir une
carte verte aux Etats-Unis, et divers autres
avantages. Il a sous sa coupe un jeune
étudiant noir, futur avocat, dont il veut
faire un sénateur, et peut-être plus. Cela se
passe il y a 35 ans. Si les petits cochons ne
l’ont pas mangé, ce Slimane est toujours
vivant... Que nous réserve-t-il ? Ce qui
est sûr c’est que, n’étant pas né aux USA, il
ne pourra pas, lui, en devenir président. Et
que François Mitterrand a été élu en 1981...
En
1973, un film d’inspiration situationniste,
détournement d’un film de kung fu chinois,
s’intitulait La
dialectique peut-elle casser des
briques ? Je rebaptisais
volontiers le livre de Binet La
mort de Barthes et les couilles de Sollers
peuvent-elles changer le cours d’une
élection présidentielle ?
Olympe
de Gouges va donc entrer à l’Assemblée nationale.
Oui, vous avez raison de hausser les sourcils
ou de vous gratter la tête. D’une part il n’y
a pas d’élections législatives ces jours-ci,
d’autre part on ne voit pas comme madame de
Gouges aurait pu s’y présenter : elle a
été guillotinée en 1793. Non, c’est sous la
forme d’une statue, un buste pour être plus
précis, installé en face de celui de Jean
Jaurès, de part et d’autre d’une porte de
l’hémicycle, que cette militante des droits de
la femme mais aussi de la suppression de
l’esclavage va figurer dans le temple de la
démocratie. Après l’entrée de deux nouvelles
femmes au Panthéon, cette statue témoigne,
bien sûr, d’une volonté d’équilibrer les
sexes, ou de s’approcher de la parité. Mais
elle appelle en même temps à la réflexion sur
la fonction des icones.
Le
hasard fait qu’hier, dans la page
« idées » de Libération, un
professeur d’esthétique, Bruno Nassim
Aboudrar, s’interrogeait sur les destructions
opérées par les islamistes, depuis les
bouddhas de Bamyan, en Afghanistan, jusqu’aux
statues de Mossoul. Son point de départ se
résume à une question simple :
iconoclasme ou vandalisme ? Et, sur deux
grandes pages, il revisite l’histoire de la
ville de Rome et du christianisme pour
conclure d’une façon pour moi obscure :
« on peut penser que le vandalisme n’est
pas contraire au projet d’un islam virulent-
mais l’iconoclasme, si ». Quoi qu’il en
soit, et au-delà de leur fonction religieuse
ou pas, les images sont au centre de notre
vie. En 1965 Georges Perec, dans son roman Les
Choses, épinglait la société de
consommation. Cette société impliquait un
désir de possession des choses, alors que la
société d’icones que nous vivons implique
simplement que nous les subissions, que nous
les percevions. Une société de perception s’est greffée sur la société de consommation et elle est peut-être plus pernicieuse. Nous voyons,
nous subissons, sans nécessairement analyser
ou comprendre. Or il y a toujours quelque
chose, une histoire, une idéologie, une
fonction, derrière les images. Et si nous
évacuons l’argument religieux qui voudrait que
l’islam interdise les représentations des
créatures divines (chacun sait qu’on a
beaucoup représenté dans l’islam, voir par
exemple les miniatures persanes), il ne reste
que l’incompréhension. Détruire parce qu’on ne
comprend pas, parce qu’on ne perçoit pas
l’histoire, la culture, derrière une icone.
C’est-à-dire détruire tout simplement par
inculture ou par refus de la culture. Non pas
par rage religieuse mais par humiliation
devant ce qui nous dépasse.
Je
sais qu’en lisant ce qui précède, certains
croiront entendre la longue
plainte
de diptère sodomisés, mais il y a là,
cependant, un débat important pour tenter de
comprendre le vandalisme ou la barbarie. En
voyant bientôt le buste d’Olympe de Gouges à
l’Assemblée nationale certains sauront que
cette icone est porteuse d’un pan
d’histoire, de notre histoire. D’autres,
hélas, y verront une femme et regretteront
qu’elle ne soit pas affublée d’un tchador.
Pour finir avec un sourire, il y a peut-être
quelque chose à tirer de cette histoire de
tchador. Si toutes les statues, toutes,
qu’elles représentent un homme ou une femme,
étaient « tchadorisées », bâchées, nous aurions à la fois une
égalité absolue des sexes, puisqu’on ne
pourrait plus distinguer leur sexe, et la
fin de la guerre des icones. Voilà une idée
qu’elle est bonne ! Qu’en pensent les
féministes ?
Le
linguiste
est parfois, face aux mots, comme un géologue
face à des fossiles. Je viens de lire un petit
article parlant de la ville d’Hyères et d’une
longue plage, la « plage de
l’Almanarre ». Immédiatement je vois
derrière ce mot une origine arabe, al
manar, « le phare », et je ne
ressens même pas le besoin d’aller vérifier.
Mais ce qui est évident pour un linguiste ne
l'est pas pour tout le monde. Hasard du
calendrier, je recevais en effet hier un ami
que je n’avais pas vu depuis longtemps et sa
femme, brésilienne. Au moment de nous quitter,
nous nous promettons de nous revoir, elle
lance oxala !,
je lui dit que chez moi on dit inch
allah !, elle ne comprend pas et je
lui explique qu’ ojala en espagnol ou oxala en
portugais
viennent de l’arabe. Mais non, me dit-elle, et
elle m’explique, ce que je savais déjà, qu’il
y a au Brésil une divinité du candomblé nommée
Oxala, et que cette expression en découlait.
Je n’ai pas insisté, il n’est pas toujours
bienvenu de dire aux gens qu’ils se trompent.
Mais
ceci nous montre qu’ il en va des étymologies
comme des fossiles ou des pièces
archéologiques : il faut les interpréter
dans leur contexte et dans leur histoire pour
pouvoir écouter leur discours. Car l’oiseau ne
chante bien que dans son arbre généalogique.
Il
est des jours où l’on s’interroge, où l’on
tourne sept fois sa plume avant d’écrire, où
l’on se demande s’il faut vraiment dire ce que
l’on pense, si ce ne sera pas mal pris... Ou,
pour être plus précis, il est des jours où je m’interroge, où je tourne sept fois ma plume, etc. Ainsi, depuis
près d’une semaine, les media nous inondent
d’un discours compassionnel dégoulinant de
bons sentiments. Dans une petite ville de
Bretagne, Rohan, on pleure la perte de quatre
jeunes-gens dans un accident de voiture, les
familles ravagées se cloitrent dans le
silence, la population soutient bien sûr ces
parents malheureux, les amis des disparus ou
leurs professeurs disent tout le bien qu’ils
en pensent, la municipalité exprime sa peine
et tout à l’avenant. Un discours habituel en
quelque sorte : quand la presse n’a pas
grand chose à dire, elle cherche à faire
pleurer des pleurs des autres...
Et,
bien sûr, derrière ces tonnes de sucreries,
les conditions de l’accident, pas vraiment
cachées mais mises au second plan ou dans un
coin de l’image, évoquées comme en passant.
Résumons : quatorze jeunes-gens, tous
mineurs, dont aucun donc ne possède le permis
de conduire, s’entassent dans un véhicule
prévu pour six personnes après une soirée
arrosée et finissent dans le fossé après
quelques tonneaux. Résultat : quatre
morts.
Nous
avons donc deux points de vue différents,
celui, objectif, des enquêteurs (et plus tard
des assureurs) qui souligne l’absence de
permis de conduire et le taux d’alcoolémie du
conducteur, et celui, subjectif, que choisit
la presse. Dans les deux cas on peut
s’attendre à des réactions différentes des
lecteurs ou des auditeurs. D’une part la
pitié, la solidarité avec les familles, la
compassion donc, d’autre part la colère contre
ces jeunes cons irresponsables et les parents
qui leur ont peut-être prêté le véhicule (rien
n’est dit sur ce point). Deux boulevards à
réactions, qui vont bien sûr dans des
directions très différentes, deux façons de
manipuler l’opinion. Du sentiment à la carte,
en quelque sorte : choisissez les pleurs,
la colère ou l’indifférence, comme il vous
plaira. Et personne n’osera tourner le dos à
la compassion, de crainte d’être perçu comme dénué de sentiments ou pire comme un
vieux con.
Pour finir, une petite question. Imaginons que les quatre morts n’aient pas été des lycéens pleurés par leurs parents et leurs amis mais des gamins plus jeunes encore, des petits vieux sortant de leur asile : comment les media auraient-il traité l’évènement ?
Je
viens de déterrer d’un recoin de ma
bibliothèque un livre que j’avais lu il y a
une cinquantaine d’années, L’Extricable,
de Raymond Borde. Borde, qui se définissait
comme surréaliste, avait la particularité
d’avoir fait une thèse sur La
pensée
économique de Joseph Staline, d’avoir
été membre du parti communiste et
d’avoir gagné sa vie comme inspecteur des
finances. S’il est plus connu comme critique
de cinéma, en particulier dans la revue Positif, et comme fondateur de la cinémathèque de
Toulouse, son petit livre (une centaine de
pages en gros caractères), écrit dans une
langue brûlante, était, en 1963, la subversion
même. J’ai vérifié, il a été réédité, il est
disponible, vous pouvez vous jeter dessus.
Mais, pour vous aguicher, je vous en propose
quelques morceaux choisis.
A
propos, tout d’abord, des « intellectuels
de gauche », compagnon de route ou
membres du PCF :
-« Vous
étiez
les humbles servants d’un animal énigmatique,
le prolétaire, et vous mettiez votre plus
vieux costume, votre smoking du pauvre, pour
assister aux réunions de cellule ».
-« On
m’accordera
que des homoncules comme Garaudy, Kanapa,
Aragon se disaient communistes en donnant peu
d’eux-mêmes et qu’ils portaient la Révolution
comme un plumet sur leur chapeau ».
-« Ainsi
nous
étions calés sur le dos du prolétariat. Nous
le montions comme un cheval, le chargions de
nos songes, pour franchir à coups d’éperon la
barrière boréale .... Nous chevauchions
un cheval qui s’est évaporé »
A
propos, ensuite, de la critique du
stalinisme et de l’état de la classe
ouvrière :
« Un
temps,
nous avons cru que le problème était seulement
de répudier le stalinisme. Cela paraissait
simple : le marxisme avait déraillé, il
suffisait de le remettre sur la voie royale de
la liberté... Mais la machine à laver est plus
forte qu’un tract écrit avec du sang... Le
mouvement ouvrier avait déjà opté pour
l’idéologie qui convenait au prolétaire des
H.L.M »
J’aime
bien
aussi des passages concernant les enquêtes
d’opinion, les sciences humaines
naissantes :
-« La
machine
à mesurer les émotions désarmera votre
autodéfense. Les électrodes sur la peau, on
vous présentera des objets orduriers :
des numéros de « Paris-Match », une
famille nombreuse, un mutilé ranimant la
flamme. Vous sang ne fera qu’un tour. Vous
serez perdu ».
-« Les
sciences
humaines dissipaient la nuée, dans un grand
nettoyage mental, parce qu’elles étaient
enfin, vingt siècles après le Christ et
quarante ans après Bergson, des sciences, tout
simplement.
Mais
à quel prix. A un prix qui nous saute à la
gorge. Elles ont engendré une méthode
d’investigation qui est fasciste par essence.
Elles se nourrissent du viol de la conscience,
elles donnent la question. Elles s’occupent de
l’individu pour le toiser et le ficher,
l’indexer et le massifier. Elles utilisent un
procédé aussi vieux que les flics et qui, de
Bornéo à Mathausen, se nomme
l’interrogatoire ».
« Démasquez
les
physiciens, vides les laboratoires, demandait
le groupe surréaliste dans le tract du 18
février 1958. Ce mot d’ordre libérateur qui
était dirigé contre les centres nucléaires, je
suggère qu’on l’étende aux sciences humaines.
Dans la hiérarchie des déjections sociales, le
psycho-technicien a sa place entre le curé et
le commissaire ».
Et puis
ce passage délicieux concernant le docteur
Schweitzer. Déjà Boris Vian avait, dans Cantilènes
en gelée, écrit ces vers qui me
ravissaient : « Sachez
que depuis cent ans / En long en large et en
travers / Qu'il soit minuit, qu'il soit midi /
Vous me faites chier, docteur Schweitzer/ Il
importait que ce fût dit ». Mais Borde est à
la fois plus radical et plus analytique :
« Les
mass-média
viennent d’insérer dans la conscience des
foules une chenille processionnaire qui est le
prototype des nullités de l’an 2000, je veux
dire le docteur Schweitzer. On n’a pas accordé
assez d’attention à l’entrée en scène de cet
idiot complet, qui est un indice
prodigieusement révélateur de la société
future. Le personnage est connu dans le monde
entier. A-t-il écrit ? Non. A-t-il
inventé ? Non. A-t-il baisé la reine de
Siam ? Non. Qu’est-il. Rien. Justement il
n’est rien. Et c’est ce rien qui a permis de
fabriquer le mythe. L’individu a joué de
l’orgue en Alsace. On lui prête un chagrin
d’amour en 1014. Il a 87 ans et ce Pétain de
la médecine donne de l’aspirine à nos frères
inférieurs. Voilà donc le chromo
tracé... »
Enfin,
pour
terminer, ce conseil stratégique :
« Lorsque 3 000 manifestants
s’accroupissent sur la chaussée du boulevard
Saint-Germain et que les flics chargent, cela
relève malheureusement, en dernière analyse,
d’un folklore de la violence et de la non
violence où, comme dans les dessins animés,
l’éternel chat poursuit l’éternelle souris.
C’est là qu’il faut avoir une idée provocante,
celle-ci par exemple : que les 3 000
accroupis se débraguettent et se masturbent.
Nul ne peut dire quelle sorte de traumatisme
viendra buter alors sur la conscience
collective ».
Bref, vous m’avez compris, il faut de toute urgence lire ou relire ce texte décapant et salutaire. Il vous lavera les méninges.
Ce
matin, chez le marchands de journaux, un homme
achète L’Equipe et discute avec le commerçant du Tour de France :
-Et
voilà, c’est fini !
-Oui,
et on a un an de plus...
Le
Tour de France comme mesure du temps, je n’y
avais pas pensé. On pourrait songer, bien sûr,
à Noël, au premier de l’an, au Ramadan ou à
Yom Kippour, aux vacances estivales, un an de
plus chaque fois, chacun son étalon, même si
l’on reste dans la même notion d’années, 365
jours. Mais il est des façons de vieillir
moins vite, quatre fois moins par exemple, en
se fondant sur les années bissextiles et en
soupirant après chaque 29 février « une
année de plus ! ». Ou de vieillir
quatre fois plus vite, si l’on veut, en se
fondant sur le passage d’une saison à l’autre,
« une saison de plus ! ».
Je
sais, souligner cette relativité des
instruments de mesure n’a rien
d’original : les calendriers chrétien,
juifs ou musulmans sont là pour nous le
montrer, basculant du calendrier solaire au
calendrier lunaire et n’ayant pas le même
point de départ. Nous sommes ainsi en 2015
pour le calendrier grégorien, en 1436 pour le
calendrier hégirien, en 5775 pour le
calendrier hébraïque...
Mais je me dis qu’il y a des moyens plus originaux de découper le temps qui passe. Certains pourraient par exemple se fonder sur leurs cuites, « une de plus », sur leurs mariages ou leurs divorces, « un de plus », sur leurs gains à la loterie, ce qui constituerait la façon de vieillir le moins vite. Ou encore, sur les palinodies des hommes politiques, chaque fois que l’un ou l’autre dit le contraire de ce qu’il a dit précédemment. De ce point de vue, celui qui nous ferait vieillir le plus vite serait sans doute Nicolas Sarkozy.
Je viens de passer une semaine en Tunisie et, depuis ma
dernière visite, il y a huit mois, deux
évènements au moins sont venus modifier
l’ambiance, deux attentats, deux massacres, le
premier au musée du Bardo et le second à
Sousse. Dans la presse, tous les jours, on lit
les échos d’un marasme touristique : le
nombre de touristes a baissé de 73% par
rapport à juillet 2014, les hôtels sont vides,
mêmes les Algériens ne viennent pas, certains
ferment, débauchent leur personnel. Manque à
gagner, un milliard d’euros, impossible
d’évaluer pour l’instant les emplois perdus ou
suspendus, bref ce que les islamistes veulent,
créer la peur, empêcher les touristes de
venir, se réalise. D’ailleurs, pendant mon
séjour, à Menzel Bourguiba et près de
Sedjenane, c’est-à-dire à une cinquantaine de
kilomètres, des terroristes ont été arrêtés,
fusillade, morts...
Pourtant, le soir, dans les rues d’Hammamet ou sur la
corniche de Bizerte, la cohue est intense. Des
voitures, des mobylettes, des motos se mêlent
dans un
ballet insensé, les bars sont pleins, les
plages débordent. Les vacances, bien sûr, mais
seule une petite partie de la population prend
des vacances à la mer. J’avais déjà noté,
après l’expulsion de Ben Ali, que la « révolution de jasmin »
avait donné naissance aux comportements les
plus désordonnés et que la
« liberté » se résumait pour
beaucoup à rouler en sens interdit. Le
mouvement s’est aujourd’hui accentué. C’est
une débauche d’accommodements avec la loi.
Personne ne porte de casque sur les deux
roues, on construit de façon anarchique, dans
des zones interdites, on ajoute un étage aux
maisons déjà existantes sans permis de
construire, l’entretien des hôtels laisse à
désirer …
On peut lire dans la presse que la Tunisie est
le pays qui fournit le plus de candidats au
jihad, et le gouvernement se préoccupe surtout
de la sécurité : une loi est en
discussion au parlement, on construit un
système de protection le long de la frontière
libyenne, les contrôles de police se
multiplient sur les routes, la sécurité est
renforcée dans les hôtels. Il se préoccupe
aussi du niveau de l’enseignement : le
bac, qu’on avait tendance à donner à tout le
monde, est devenu plus sélectif : 27% de
réussite cette année.
Assistant
à
une remise de prix par l’amicale des anciens
élèves du lycée de Bizerte j’entends des
enseignants fustiger la « vermine à
kalachnikov » ou conseiller aux élèves de
ne pas venir présenter leurs examens en niqab.
Fort bien. Dans une résidence hôtelière
fréquentée par des hommes qui boivent
beaucoup, par des femmes en bikini, tous
tunisiens, personne ne proteste lorsque la
bonne d’une famille d’émigrés venue du Var
entre dans la piscine tout habillée, vêtements
et voile… Comme si l’on n’osait pas défier une
sorte de pouvoir invisible… On boit plus que
de raison, on bronze, mais on n’ose pas
protester contre ces femmes bâchées qui
entrent dans l’eau avec leurs habits de ville,
comme si l’islamisme était menaçant même dans
ces lieux protégés. On ne sert pas d’alcool
dans les bars en ville, on boit dans les
hôtels, les restaurants, ou chez soi,
négligeant les interdits religieux, mais on
fait semblant de ne pas voir le poids de cette
même religion à ses côtés.
En bref, on a l’impression, en observant ces vacanciers fortunés, ces fêtards ou ces ivrognes clandestins, d’une sorte de schizophrénie. S’étourdir pour oublier ? Ou bien danser au pied d’un volcan au bord de l'irruption ?
Adoptée
en 1992 par le conseil de l’Europe, la Charte
européenne
des langues régionales et minoritaires est,
en France, un véritable serpent de mer. Signée
en 1999, alors que Lionel Jospin était premier
ministre, elle n’a jamais été ratifiée, à
cause de l’opposition du Conseil d’état et du
Conseil constitutionnel. Arguments : la
France est un pays uni et on ne peut pas
accorder de particularités à des minorités et,
surtout, le principe même de la Charte est en
opposition à l’article 2 de la Constitution
qui stipule que la langue de la République est
le français. Conclusion : il faudrait,
pour pouvoir la ratifier, modifier cette
Constitution.
François
Hollande avait dans sa liste de promesses de
campagne de 2012 mis cette ratification. Il y
a deux ans Aurélie Filippetti, alors ministre
de la culture, avait mis sur pied une
commission de dix membres (deux linguistes,
deux juristes constitutionnalistes et six
élus, sénateurs ou députés de régions dans
lesquelles certains parlaient des langues
minoritaires), commission dont j’étais membre.
Et nous avions en gros considéré que la
modification de la Constitution était trop
risquée. Il faut en effet pour cela
réunir le Parlement (sénat et assemblée
nationale) et obtenir une majorité qualifiée.
Or cela nous semblait difficile : la
jacobinisme est bien installé sur tous les
bancs des deux assemblées... Nous avions donc
considéré que le plus simple était de faire
des propositions allant au moins aussi loin
que celle de la Charte, mais sans toucher à la
Constitution. Peu de temps après la remise de
notre rapport, Aurélie Filippettit quittait le
gouvernement et le plus grand silence régnait
sur cette affaire.
Et voici
donc que François Hollande annonce qu’il va
procéder à cette ratification. On peut, bien
sûr, analyser ce projet de façon
cynique : ou le Parlement refuse la
modification, et Hollande pourra dire que
c’est à cause des parlementaires qu’il n’a pas
pu tenir sa promesse, ou il l’accepte, et dans
les deux cas il est gagnant. Mais on peut
aussi se dire qu’il est sincère et veut
vraiment cette ratification. De toute façon, il
va être passionnant, pour ceux qui
s’intéressent à la politique linguistique,
d’observer ce qui va se passer. Bien sûr,
après la crise grecque, les élections
régionales vont occuper le devant de la scène
et cette question risque de passer au second
plan. Il demeure que les débats, inévitables,
sur les langues régionales, vont constituer
une véritable leçon de choses.
Je
voudrais juste vous donner une clé de lecture.
La Charte exclue expressément de son champ les
langues de migrants. Or elles sont beaucoup
plus parlées en France que les langues
régionales. C’est-à-dire qu’une véritable
politique linguistique de la diversité devrait
prendre en compte à la fois l’arabe, le kabyle
ou le chinois que le breton ou le basque. A
suivre, donc.
Aujourd’hui
donc,
revue de presse, mais revue de presse grecque,
car la Grèce est partout, et comme on verra
revue de presse de linguiste. Ce matin, dans La
Provence, ce titre : « La
Grèce pressée de présenter ses
propositions ». Tiens, je pensais qu’elle
trainait plutôt les pieds ! Un titre de Libération éclaire cependant les choses : « Alexis
Tsipras pressé par Bruxelles d’abattre de
nouvelles cartes ». Mais cette phrase à
double sens, « La Grèce pressée de
présenter ses propositions », plairait à
Noam Chomsky : on ne peut pas rêver plus
bel exemple de phase ambigüe en surface. La
Grèce donc n’est pas pressée, mais on la
presse de se presser. Reste que les Grecs
risquent bien de se voir pressés comme des
citrons. Justement, pour rester dans les
métaphores fruitières, je lis dans Libération « Les Grecs mi-figue mi-raisin sur
la France ». Or, une étymologie peut-être
populaire voit à l’origine de cette expression
une pratique frauduleuse de marchands grecs
qui mélangeaient des figues à leurs colis de
raisin, un fruit bon marché avec un autre plus
cher... Ah ! Ces Grecs ! Charlie hebdo pour sa part fait dans le mot valise : « la danse de l’été, le
sirtacons ». Et, selon Le
Canard enchaîné, Merkel
aurait soupiré à l’oreille de François
Holland : « Avec
le Grec, on s’en Zorba ! ». Le
Monde de son côté fait une métaphore fruitière
bilingue sans le savoir : « la Grèce sort de la zone
Apple ». Allez, une lecture un peu
humoristique de la presse est parfois
zénifiante (ce qui est notablement mieux
qu’une lecture lénifiante).
JJ’ai toujours pensé, depuis qu’il existe en
France, que le référendum était une hérésie
démocratique. Je sais, il est de bon ton de
dire que donner la parole au
« peuple » est le summum de l’action
démocratique. Encore faut-il que le
« peuple » ait les moyens de juger,
de soupeser, de choisir, faute de quoi le
référendum tourne au plébiscite : non pas oui ou non à
une question mais à celui qui la pose. Nous
avons vécu cela avec De Gaulle, nous nous
sommes réveillés lorsqu’en mai 2005 nous avons
voté non à un référendum sur la constitution
européenne, et nous avons vu comment on nous a
volé notre vote en passant par le parlement.
Si le référendum avait réellement été un acte
démocratique, il aurait fallu respecter le
choix du « peuple ».
Charles
Pasqua, qui vient de mourir, émettait de
lui-même différentes images. Parrain, à tous
les sens du terme, de la droite gaulliste,
patron pendant vingt ans d’une police
parallèle, le SAC (service d’action civique),
mêlé à différents coups tordus, à des rétro
commissions en tous genres, à des magouilles
en Afrique, en particulier dans les casinos,
il était en même temps le Fernandel de la
politique, jouant de sa faconde méridionale
avec talent. Mais c’est autre chose qui m’a
marqué chez lui, quelque chose qui relève de
la linguistique.
Pasqua a
été par deux fois ministre de l’intérieur (et
j’aimerais bien savoir ce qu’il a pu laisser,
dans ses coffres forts, comme dossiers sur ses
congénères politiques) et certains ont cru
qu’il aurait pu avoir un destin national plus
prestigieux, premier ministre ou, pourquoi
pas, candidat à l’élection présidentielle.
J’ai toujours pensé le contraire, que le
ministère de l’intérieur était la plus haute
fonction à laquelle il pouvait prétendre, non
pas parce que ses capacités étaient limitées
mais pour des raisons sémiologiques.
Tout
d’abord une précision : Pasqua n’avait
pas l’accent corse, mais un très fort accent
grassois. Ce petit fils de berger corse était
en effet né sur le continent, à Grasse, la
ville des parfums qui dégage d’ailleurs
parfois, lorsque le vent souffle des usines
vers la ville, une odeur assez insupportable.
Ce n’est cependant pas cette odeur qui aurait
pu faire obstacle à sa carrière, mais son
accent, justement. La France du Nord, et plus
particulièrement Paris, où siège le pouvoir
politique, porte en effet une oreille à la
fois paternaliste et méprisante sur les
accents autres que le sien. Je vais enfoncer
une porte ouverte, mais il y a des évidences
qu’il est bon de rappeler : « avoir
un accent » est un lot commun, nous en
avons tous un, Brestois comme Parisiens,
Marseillais comme Strasbourgeois. Léo Ferré
avait lancé un jour « ce qu’il y a
d’encombrant dans la morale, c’est que c’est
toujours la morale des autres », et il en
va de même pour l’accent : c’est toujours
celui des autres.
Mais
revenons à notre propos. Le temps de ce qu’on
appelait la « république du
cassoulet », dans laquelle dominait
l’accent du Sud-Ouest, est bien révolu. Gaston
Deffere par exemple, ancien maire de
Marseille, n’a pas réussi dans sa tentative de
candidature présidentielle, et Jean-Claude
Gaudin, l’actuel maire de la même ville, ne
fut que brièvement ministre. Tous deux
pouvaient être député ou sénateur, ministre,
mais sûrement pas premier d’entre eux et
encore moins président de la république.
Ces
deux-là, comme bien d’autres, illustrent
parfaitement le « principe de Peter » selon
lequel tout employé tend à s’élever jusqu’à
son niveau d’incompétence, ou se trouve un
jour confronté à son niveau d’incompétence.
Appliqué au personnel politique, à la France
et à la langue, ce principe pourrait se
formuler de la façon suivante : tout
homme politique se heurte un jour ou l’autre à
son niveau d’incompétence déterminé par sa
façon de parler français. Je sais que Sarkozy
à réussi à être président alors qu’il parle
comme un cochon, mais il parle avec un accent
du Nord. Cela peut paraître idiot, mais le
centralisme français, dans sa variante
linguistique, n’a pas seulement écrasé les
langues régionales, il a aussi disqualifié les
accents régionaux. Le résultat en est que l’on
peut faire une carrière locale, dans la
politique, l’université ou le barreau, avec un
accent alsacien, corse ou toulousain, mais que
l’on peut difficilement aller plus haut.
En cela,
si la carrière de Charles Pasqua n’a pas été
une leçon de morale, elle
aura été une leçon de linguistique.
Je ne résiste pas au plaisir
d’aborder une dernière fois l’instructive
comparaison de deux textes. Les
correspondances sont parfois bénignes, comme
ci-dessous :
Mais le passage suivant est plus
intéressant :
En effet, Violette Morin
« rapporte », mais rapporte à
qui ? Elle est morte en 2003 et il est
donc peu probable que M. Gil ait pu la
rencontrer et l’interroger...
Passons à un exemple
caractéristique de renvois incomplets ou
sélectifs :
M. Gil renvoie bien à la page 214
de mon livre, juste après la phrase entre
guillemets, « Barthes
dit les structures ne descendent pas dans
la rue. Nous disons Barthes non
plus ». On ne sait donc pas que tout le
passage vient de mon livre, et l’on sait
encore moins que le récit de Greimas sur sa
tournée de conférences au Etats Unis vient
également de mon livre : mort en 1992,
Greimas n’a sûrement pas pu donner ces détails
à M. Gil.
Continuons :
Il y a là, bien sûr, des faits
historiques que n’importe qui peut trouver en
faisant des recherches. Mais on ne peut
qu’être frappé par la succession de mêmes
détails et dans le même ordre : le
paysage a changé, le nom des trois mêmes
revues, ceux de Sartre et de Le Dantec, le
Secours Rouge, le MLF, et enfin les Sciences
humaines qui prennent place à l’université. Ce
condensé de convergences laisse rêveur :
décidément, les grands esprits se
rencontrent....
Autre exemple :
Ici les chose sont intéressantes
car, dans un paragraphe précédent, on lit
« Louis-Jean Calvet rapporte leur
première rencontre... » : il s’agit
de la rencontre entre Barthes et Jack Lang.
Quinze lignes et un paragraphe plus bas on lit
donc que « selon Hervé Landry »,
Barthes ne sortait qu’avec un seul chèque.
Sans référence à mon livre...
Poursuivons :
Et, pour finir (pour finir vraiment
cette fois-ci, je vous le jure, même si je
pourrais continuer encore longtemps...), un
détail qui m’amuse car il concerne mon pays
natal. Barthes rejoint son ami Rebeyrol,
ambassadeur de France à Tunis. La résidence se
trouve à La Marsa et un petit train, que j’ai
souvent pris et que je connais donc bien, fait
la navette. Comme on verra ci-dessous, M. Gil
est très bien renseignée sur les
transports tunisois:
Arrêtons donc là... Et, pour finir, un conseil. Lisez l’excellente biographie de Barthes que Tiphaine Samoyault vient de publier aux éditions du Seuil. En outre, elle cite se sources.
J'avais
retrouvé ce texte il y a quelques années, en
feuilletant un gros livre sur les "unes" de Libération,
qui doit être dans un coin retiré de ma
bibliothèque, sans prêter attention à
l'année exacte, je savais simplement que c'était
un 18 juin, mais ce matin, en lisant Libé,
l'évidence m'a sauté aux yeux. On y faisait
référence à un appel pour la légalisation du
cannabis, que j'avais signé, l'appel du 18
joint (ça c'est bien le style de Libé),
publié le 18 juin 1976. Il y a 39 ans! Ce qui
d'une part prouve que les choses n'avancent pas
vite en France, et d'autre part ne me rajeunit
pas. Devant cette double évidence harassante, je
baisse les bras et part à Paris pour la fête de
la musique. A bientôt...
A
Prunelli-di-Fiumorbu, en Haute-Corse, les
institutrices avaient prévu pour la fête de
fin d’année de faire chanter par les élèves Imagine, de John Lennon, en cinq langues : par ordre
alphabétique l’anglais, l’arabe, le corse,
l’espagnol et le français. Hélas, cela n’a pas
plu à certains parents d’élèves, qui ne
veulent pas que leurs enfants chantent en
arabe. Protestations, menaces... Selon le
recteur, cela n’a rien à voir avec le
nationalisme corse, il s’agit
« simplement » (sic) de « l’expression
d’un racisme primitif de quelques individus
qui ne sont sûrement pas assez allés à
l’école ». Dont acte. Mais il y a
peut-être matière à réflexion sur les
relations éventuelles entre racisme et
nationalisme. Le nationalisme algérien était à
l’évidence « progressiste » pendant
la guerre de libération, le nationalisme
catalan était, tout aussi évidemment,
antifranquiste. Aujourd’hui j’ai l’impression
qu’à Barcelone les espagnols venus
d’Andalousie sont le lumpenproletariat d’une catalogne riche et que, sur le
plan linguistique, on tend à inverser la
diglossie de l’époque franquiste, le catalan
devant la variété haute. Chaque fois que je
vois un drapeau, qu’il soit français, corse ou
moldave, je pense à Léo Ferré qui disait
« le drapeau noir, c’est encore un
drapeau ». Autrement dit, tous les
drapeaux (et incidemment tous les
nationalisme) à la poubelle.
Revenons
en
Corse. A Prunelli-di-Fiumorbu vit une
communauté marocaine dont les enfants vont à
l’école. Leurs parents n’ont semble-t-il pas
protesté contre le fait qu’on leur fasse
chanter Imagine en corse ou en espagnol. Mais certains
parents corses ne veulent pas que leurs
enfants chantent en arabe. Belle illustration
de la lutte pour la diversité linguistique.
Nous vivons une époque moderne !
Pour
mémoire,
une petite piqûre de rappel, ces quelques vers
de Lennon :
« Imagine all the people living life in peace (...) You may say Im a dreamer, but Im not the only one, I hope some day you'll join us, And the world will live as one ».
Même
pour une pièce comique, dix actes cela fait
beaucoup, et je crains de commencer à
ennuyer le lecteur. Alors un dernier petit
exemple de ce que le service juridique de
l’éditeur ne considère pas comme un plagiat.
Il s’agit cette fois de la rencontre entre
Barthes et Georges Péninou, qui sera
l’introducteur de la sémiologie dans les
milieux publicitaires.
On voit que M. Gil est aussi bien
renseignée que moi : on croirait presque
qu’elle a interrogée comme moi Georges
Péninou. Mais cela est peu probable car il est
mort en 2001...
Continuons notre exploration des
deux textes. Tout comme pour le séjour de
Barthes à Alexandrie j’ai, pour son séjour à
Rabat, non seulement interrogé des témoins
mais aussi visité les lieux : c’est ce
qu’on appelle un travail d’enquête, nécessaire
à toute biographie. Voici donc encore une fois
à gauche mon texte et à droite celui de M. Gil
Notons tout d’abord de M. Gil fait un renvoi à mon livre après la phrase « il aurait aimé ces fausses fenêtres. Pour le reste, elle semble aussi bien renseignée que moi, à un détail près. Lorsque je parle d’un quartier dans lequel se trouvent les bâtiments administratifs, l’université et le palais royal, elle transforme ce dernier en « palais présidentiel », transformant le royaume marocain en république. C’est sans doute ce qu’on appelle être dans le sens de l’histoire...
Aujourd’hui quelques nouveaux
exemples de cette remarquable convergence
entre deux livres, celui de M. Gil et le mien,
ce dernier paru plus de vingt ans auparavant.
Passons
quelques
pages plus loin :
La comparaison est ici intéressante, car, après le dernier mot de ce passage (« la chose Picard »), M. Gil renvoie en note à mon livre (« cité par Calvet »). Mais qu’est-ce qui est cité par Calvet ? La dernière phrase, de Sollers ? En fait on a nettement l’impression que M. Gil a résumé en 15 lignes de son livre, 26 lignes du mien. En particulier, comment le lecteur peut-il savoir que la première citation, de Barthes à Dort, « Sollers c’est ma famille », vient de mon livre (elle n’a pas pu interviewer Dort, mort en 1994), ou que les qualificatifs « communiste, maoïste, paléochrétienne » sont de moi ?
Poursuivons notre saga:
M. Gil, après ce court passage, écrit : « D’après Louis-Jean Calvet, Une femme mariée est un montage de petites mythologies relatives à l’aliénation féminine et si Godard ne les a pas lues, c’est que l’esprit est passé dans l’air du temps ». Mais elle oublie de signaler qu’elle m’emprunte l’idée que J-F Held a appliqué aux voitures le décodage des connotations. Sans doute considère-t-elle que mon idée est également passée dans l’air du temps...
Poursuivons les extraits choisis.
Ici la rencontre entre Barthes et
Sollers :
Encore une fois, les commentaires sont inutiles.
Aujourd’hui nous allons nous
tourner du côté de la rencontre entre Roland
Barthes et Annette Lavers, qui deviendra sa
traductrice en anglais. A gauche, donc, ce que
j’ai écrit, à droite ce qu’écrit M. Gil.
Les similitudes entre les deux textes sont flagrantes, et quand l’écris « similitudes » je suis en dessous de la vérité. Mais s’y glisse en outre un détail savoureux. Je parle de deux ouvrages, Le degré zéro de l’écriture et Eléments de sémiologie, et j’écris « les deux ouvrages paraissent l’année suivante ». M. Gil oublie les Eléments de sémiologie tout en conservant une phrase avec un verbe au pluriel, sans qu’on sache quel est le second ouvrage: « les deux ouvrages paraissent l’année suivante ». N’est-ce pas ce qu’on appelle se faire prendre les doigts dans la confiture ? A suivre. Mais demain, repos: c'est mon anniversaire.
Poursuivons
donc notre promenade, en commençant par le
regard que portait Barthes sur Michelet.
Encore une fois, voici deux textes en
regard :
Un
peu plus loin, je parle des Mythologies et
de l’origine des textes, puis des
interrogations de Barthes concernant la
conclusion qu’il doit écrire :
Un avocat spécialisé dans ces problèmes me dit qu’il s’agit de ce qu’on appelle du « plagiat intelligent », consistant à ne pas citer l’origine lorsque les faits pourraient avoir été trouvés également par le plagiaire. Nous pourrions aussi penser à du plagiat pervers. Mais, rappelons-le, selon le service juridique de l’éditeur, il n’y a pas plagiat mais références systématiques non formalisées. La belle formule !
Faisons
une
pause dans la saga du plagiat. Un sondage de
l’institut BVA, dans le cadre de
l’observatoire de la vie quotidienne, réalisé
auprès de 1028 personnes de 18 ans et plus,
est sorti en fin de semaine dernière. Il
portait sur trois questions :
-Quelle
est
votre chanson préférée ?
-Quel
est votre chanteuse francophone
préférée ?
-Quel
est votre chanteur francophone préféré ?
Voici
tout d’abord les résultats, bruts de
décoffrage, pour ce qui concerne les chansons.
Chanson
préférée
1.
Mistral
Gagnant (Renaud)
2.
Ne
me quitte pas (Brel)
3.
L’aigle
noir (Barbara)
4.
Les
lacs du Connemara (Sardou)
5.
Là-bas
(Goldman)
6.
La
montagne (Ferrat)
7.
Je
te donne (Goldman)
8.
Petite
Marie (Cabrel)
9.
L’hymne
à l’amour (Piaf)
10.
Comme
toi (Goldman)
11.
Amsterdam
(Brel)
12.
L’Auvergnat
(Brassens)
On
voit que dominent ici des chansons d’ACI
(auteurs compositeurs interprètes), à de rare
exceptions près (Sardou, Piaf), des chansons
plutôt anciennes, avec une forte
représentation de Jean-Jacques Goldman.
Chanteuse
francophone
préférée
1 .Piaf
2.
Barbara
3.
Céline Dion
4.
Mylène Farmer
5.
Nolwenn Leroy
6.
Zazie
7.
France Gall
8.
Vanessa Paradis
9.
Patricia
Kaas
10.
Véronique
Sanson
11.
Françoise
Hardy
12.
Christine
and the queens
Les
choix couvrent ici un large spectre, des plus
anciennes (Piaf, Barbara) aux plus récentes
(Nolween Leroy, Christine and the queens), et
les ACI deviennent minoritaires.
Chanteur
francophone
préféré
1.
Goldman
2.
Brel
3.
Brassens
4.
Ferrat
5.
Renaud
6.
Sardou
7.
Stromae
8.
Calogero
9.
Gainsbourg
10.
Hallyday
11.
Cabrel
12.
Balavoine
Ici
les ACI remontent, mais ces deux dernières
listes sont intéressantes. Je me suis livré
pendant près d’un quart de siècles à une sorte
de sondage, demandant à mes auditeurs lorsque
je faisais à l’étranger des conférences devant
un public francophone, et à mes étudiants
devant qui je faisais un cours sur la chanson
française, de me donner une liste de leurs
trois chanteuses ou chanteurs francophones
préférés. Les résultats étaient, à l’étranger,
toujours les mêmes, avec un quarté gagnant
parfois dans le désordre, Brassens, Piaf, Brel
et Moustaki, suivis de Barbara ou Ferré. Il en
allait un peu différemment chez les étudiants,
qui classaient toujours Brassens en tête,
suivi de Brel, Gainsbourg ou Piaf, mais
saupoudraient chaque année leur liste de
succès de l’année, Renaud, la Mano Negra
ou Goldman.
Or
en mixant le deux dernières listes, chanteuses
et chanteurs, on a à peu près le même
résultat, Piaf, Brassens, Brel, Barbara, avec
Goldman qui s’affirme, suivi de Renaud et de
quelques autres, pas vraiment des poulets de
l’année, et des nouveautés comme Stromae,
Christine and the queens ou Nolwenn Leroy. En
revanche on ne trouve pas dans la liste de
chansons des titres de ces nouveaux venus,
comme si les mouvements de mode s’appliquaient
aux personnes mais pas aux œuvres.
En
d’autres termes, les chansons vivent une sorte
de phénomène de patrimonialisation, et il faut
du temps pour entrer dans le patrimoine, alors
que la reconnaissance des artistes est plus
ambigüe, partagée entre le patrimoine
(Brassens, Piaf, etc.) et les effets de mode.
Dernière remarque : Léo Ferré et Georges
Moustaki sont absents de la liste des
chanteurs, du moins dans les douze premières
places. Peut-être l’institut BVA n’a-t-il pas interrogé
les bonnes personnes (non, je suis de mauvaise
foi).
Allez, la prochaine fois nous reviendrons au plagiat.
Suite
des exemples de « références
systématiques non formalisées », selon
les termes du service juridique de l’éditeur,
dans l’ouvrage de M. Gil. Pour faciliter la
comparaison, je vais désormais présenter le
texte des deux ouvrages en colonnes. Restons
tout d’abord à Alexandrie.
Puis
Barthes
rentre à Paris et cherche du travail :
Cela suffira pour ce dimanche. La suite viendra...
Poursuivons-donc
notre
promenade dans deux livres dont le second,
rappelons-le, n’a pas selon le service
juridique de l’éditeur, plagié le premier.
Aux
pages 121-122 de mon livre je raconte
l’arrivée et l’installation de Roland Barthes
à Alexandrie, en Egypte, en 1949 :
« Chez
les
Greimas il ne parle que peu de lui :
quelques allusions mélancoliques à une
« fiancée » restée en Roumanie (du
moins est-ce le terme dont se souvient Greimas
mais il est probable qu’il n’a pas précisé le
sexe), des souvenirs de sanatorium aussi lorsqu’il découvre que Greimas, qui a
étudié à Grenoble avant la guerre, connaît Saint-Hilaire-di Touvet.
(...) Barthes habite quelques temps dans une
banlieue résidentielle, à Sidi-Bishr, au bord
de la mer, puis s’installe tout près de
l’appartement des Singevin et mange dorénavant
chez eux midi et soir, tous les jours. A
table, les discussions sont plutôt
insignifiantes. Mme Singevin se souvient
surtout d’un Barthes se plaignant sans cesse
des conditions de vie, du manque d’argent, de
son frère qu’il doit entretenir (....) La
chambre qu’il occupe étant trop petite, il
installe chez eux le piano qu’il a loué, et
donne le soir quelques leçon de musique aux
filles de la maison ».
Et
j’ajoute,
page 126, ceci :
« Barthes,
par
exemple, arrondit ses fins de lois en
enseignant dans un collège de jeunes-filles,
le pensionnat
de le mère de Dieu –une sinécure
qu’après son départ il léguera à
Greimas ».
Passons
aux
pages 173-174 du livre de M. Gil :
« Chez
les
Greimas il parle peu de lui, mais il évoque
les deux éléments les plus significatifs de sa
vie passée : le sanatorium et l’amour à
Bucarest. Greimas, qui a étudié à Grenoble,
connaît Saint-Hilaire. (...) Il habite d’abord
dans une banlieue résidentielle, Sidi Bishr, au bord de la mer, puis s’installe
près de chez les Singevin à proximité de
l’université. Il prend ses repas chez eux et,
sa chambre étant petite, il y installe le
piano qu’il a loué et donne des leçons de
musique à leurs filles.
Mais
il se plaint des difficultés de sa condition
de vie. Il se plaint de ne pas gagner
suffisamment d’argent pour pouvoir entretenir
son frère. Il gagne un complément de salaire
en enseignant dans une pension de
jeunes-filles, le Pensionnat de la Mère de
Dieu. Il léguera son poste à Greimas à son
départ ».
Précisons
ici
une chose : après la phrase « Mais
il se plaint des difficultés de sa condition
de vie » il y a un renvoi à mon
livre : « D’après la femme de
Charles Singevin, voir Calvet... ». Mais
c’est tout le passage qui vient de mon livre,
tous ces détails qui m’ont été racontés par le
couple Singevin. Et nous voyons ici apparaître
une technique habile que nous retrouverons
plus loin : citer quelqu’un pour un
détail alors qu’on lui emprunte beaucoup plus. A suivre....
Le
jazz, a dit un jour Jean Cocteau, c’est comme
les bananes : ça doit se consommer sur
place. Il en va un peu de même pour les
élections, et ici pour les élections
espagnoles, que j’ai donc observées sur place,
non pas en mangeant des bananes mais en buvant
de la sangria.
Dimanche
24,
on votait presque partout en Espagne :
partout pour les élections municipales et
presque partout pour les régionales (elles
auront lieu fin septembre pour la Catalogne et
en 2016 pour le Pays Basque et la Galice,
elles ont déjà eu lieu en Andalousie). C’est à
Valence que j’ai assisté à l’événement et,
lundi matin, la presse analysait les résultats
de ce double scrutin comme une victoire de la
gauche. Mais la formule était un peu ambiguë.
Tout d’abord la droite est toujours en tête en
pourcentage de voix, et même si la gauche perd
un peu moins qu’elle, c’est ailleurs que se
situe l’événement, dans l’émergence de deux
nouveaux courants. Depuis le retour à la
démocratie, la vie politique espagnole était
bipolaire, tiraillée entre la droite (le PP,
« parti populaire ») et les
socialistes (le PSOE, « parti socialiste
ouvrier espagnol »). Or deux autres
forces, ou deux autres tendances, se sont
manifestées depuis quelques mois, Podemos (« nous
pouvons ») d’une part et d’autre part les Ciudadanos (les
« citoyens »), les premiers issus du
mouvement des indignés, les seconds plutôt
centre droit, mais tous deux contrastant
fortement avec le personnel politique
traditionnel fortement affectés par différents
scandales de corruption. Personnalisons, et en
même temps sémiotisons : Podemos c’est Paco Iglesias, Ciudadanos c’est Albert Rivera, tous deux moins de
quarante ans, le premier économiste, look de
gauchiste, catogan, le second juriste, look de
gendre idéal pour manifestante anti mariage
gay. Et tous deux ont perturbé le jeu
politique traditionnel de l’Espagne. Il y a
désormais non plus deux mais quatre forces, et
aucune ne peut obtenir seule la majorité.
Déjà, en Andalousie, le PSOE l’avait emporté
de peu en mars dernier. Aujourd’hui, partout,
le PP et le PSOE devront composer pour
construire des majorités : C’est la
principale reconfiguration de l’équation
politique espagnole.
Revenons
à la personnalisation : Dans les deux
principales villes du pays, ce sont des femmes
qui se sont imposées, Manuela Carmena à Madrid
et Ana Colau à Barcelone. Juge à la retraite,
anti corruption Manuela Carmena est un peu
l’Eva Joly espagnole (mais une Eva Joly qui
gagne). Et
puisque je fais référence à la France,
restons-y.
Après avoir applaudi à la victoire de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne, Mélenchon rêve bien sûr , à haute voix, de réaliser la même opération en France. Mais la leçon que nous donne l’Espagne devrait lui montrer qu’il a nécessairement tort. Mélenchon semble ne pas se rendre compte que c’est contre des gens comme lui, issus du système politique traditionnel, ancien ministre et parlementaire, contre des partis comme le PCF, que se sont levés Podemos et Ciudadanos. L’espace qu’ils ont occupé, qu’ils ont pris aux partis traditionnels, n’est pas disponible en France : il est occupé par le Front National. Et c’est, je crois, là-dessus que nous devrions réfléchir. Non pas sur l’exportation en France de modèles grecs ou espagnols, mais sur notre incapacité à construire un discours politique qui rende inutile, inopérant, celui du FN. Demain je reviendrai à ma petite chronique du plagiat illustré.
Plagier
c’est, selon le dictionnaire, « copier un
auteur en s’attribuant indûment des passages de son œuvre». Définition apparemment simple,
claire et opératoire. Or, en lisant
tardivement le livre qu’une certaine Marie Gil
a consacré à Roland Barthes (Roland
Barthes,
au lieu de la vie, Flammarion 2012) j’ai
eu une étrange impression, celle d’entendre
une musique connue. Effectivement, en
vérifiant, j’ai trouvé des dizaines de
passages directement décalqués d’un livre que
j’avais consacré à Barthes en 1990, republié
en format de poche en septembre 2014. Ironie
du sort, les deux ouvrages sont sortis chez le
même éditeur. Au début de son livre, Madame
Gil écrit à mon propos que j’ai « posé
les jalons de toute biographie à venir de
Roland Barthes » et ajoute en note :
« c’est à la biographie de Louis-Jean
Calvet que je renverrai pour ma part lorsqu’un
fait ou une citation de lettres ne pourra
s’appuyer sur aucune référence faute
d’autorisation de citer ». Des faits,
donc, et des citations de lettres. L’ennui est
que son utilisation de mon travail va beaucoup
plus loin que des faits et des lettres, et que
le verbe renvoyer a
pour elle un sens très particulier. Elle me
cite rarement mais m’utilise sans cesse et
souvent semble me copier littéralement. En
outre, elle me cite parfois en note sans que
l’on puisse savoir si c’est une phrase, un
paragraphe ou une page entière qui
m’appartient : il n’y a pas de guillemets
dans son texte. Plagiat vient du grec plagios,
« oblique, fourbe », et nous avons
là une belle illustration de cette étymologie.
Je ne sais absolument pas qui est Marie Gil,
j’ai donc jeté un coup d’œil
sur Internet et, dans le court article que
Wikipedia lui consacre, j’ai lu qu’elle « s'est fait connaître
pour l'originalité de sa position sur la
question biographique, qu'elle a appliquée à
une biographie de Roland Barthes ». C’est
beau comme de l’antique.
J’ai bien sûr écrit à l’éditeur, et son service
juridique m’a répondu que M. Gil
« renvoie à presque 70 reprises vers
votre ouvrage » et poursuit :
« Il est vrai que nous avons parfois choisi de ne formaliser un
renvoi qu’en début ou fin de chapitre »,
afin de « ne pas trop alourdir le corpus
par une référence systématique ». Il n’y
a donc pas, selon eux, plagiat, mais
« référence systématique » non formalisée. Dont acte, il n’y a pas plagiat. Je
vais cependant prendre à témoin ceux qui me
font l’amitié de lire ce blog, en donnant
quelques extraits des deux ouvrages. Vous
pourrez ainsi vous faire votre propre idée.
Premier extrait donc, d’autres suivront (mais
je vais être absent une semaine et reprendrai
la publication de ces morceaux choisis à la
fin du mois).
A
la page 91 de mon ouvrage je tente d’évoquer
la situation politique et culturelle de la
France en 1945, alors que Barthes est encore
en sanatorium, et j’écris entre autres choses
ceci :
« Jean-Louis
Bory a eu le prix Goncourt avec Mon
village à l’heure allemande ;
Romain Gary le prix des critiques avec Education
européenne ».
A
la page 153 du livre de M. Gil on lit ce
qui suit. Il
n’y a pas de plagiat, me dit le service
juridique de l’éditeur, c’est donc une
convergence d’idées:
« En
1945,
Jean-Louis Bory obtient le prix Goncourt pour Mon village à l’heure allemande et Gary le prix des critiques pour Education
européenne ».
C’est
peu, c’est court ? Oui. Alors voici un
autre exemple. En novembre 1946, Barthes se
prépare à partir en Roumanie, où il a obtenu
un poste. J’écris ceci, à la page 110 :
« Pendant
tout
le mois de novembre il s’occupe d’obtenir les
visas nécessaires : visa bulgare, visa
yougoslave, visa interallié pour Trieste, visa
suisse. En effet les médecins lui interdisent
l’avion –de peur qu’il ne fasse un
pneumothorax « spontané », la
pressurisation des avions étant, à l’époque, moins
sûre que maintenant- et il va lui falloir
traverser en train une partie de l’Europe pour
rejoindre le lieu de son premier
travail : la Roumanie. La mère et le fils
partent donc en laissant en sous-location
l’appartement de la rue Servandoni à Robert
David, qui l’occupera pendant toute leur
absence ».
Et,
à la page 167 du livre de M. Gil, nous
lisons :
« Au
cours
de ce mois, il demande les différents
visas : bulgare, yougoslave, interallié
pour Trieste, suisse. Il doit en effet
emprunter le train, l’avion représentant, à
cause de la pressurisation, un risque de
pneumothorax spontané. La mère et le fils
laissent la rue Servandoni en sous-location à
Robert David, qui l’occupera pendant tout leur
séjour ».
La
prochaine fois, d'ici une semaine, je
vous ferai partager d’autres passages
comparés... Pour l’instant je pars en Espagne.
Il s’y passe dimanche des élections et il sera
intéressant de voir ce que va faire Podemos.
Lorsque
j’étais étudiant à Nice, il y a bien
longtemps, je gagnais un peu d’argent en
écrivant dans la presse et, pendant l’été
1963, j’ai dirigé l’agence locale de Grasse du
quotidien communiste Le
Patriote. Entre autres choses (je devais
écrire quinze feuillets par jour) je rendais
compte de ce qui se passait au tribunal et
j’ai compris ce
qu’était une justice à dimensions variables.
Les vols d’autoradios étaient fréquents et, de
façon très régulière, les délinquants français
écopaient d’une petite amende alors que les
yougoslaves, nombreux à cette époque,
faisaient de la prison ferme. Justice de
classe, ou justice raciste, quoi qu’il en soit
justice injuste.
Le verdict du tribunal correctionnel de Rennes qui a
relaxé deux policiers, poursuivis pour
non-assistance à personne en danger, de la mort de
deux jeunes, Zyed et Bouna, l’un maghrébin et
l’autre noir, s’apparente-t-il à la même
injustice ? Je n’en sais rien, bien sûr,
je ne connais pas le dossier, mais a priori
j’ai tendance à m’insurger contre une sorte
d’impunité. Surtout, je comprends l’émotion
des parents des deux victimes, qui considèrent
que les policiers sont toujours blanchis (même
si cela est faux, des policiers sont parfois
sanctionnés, voire révoqués).
Et puis est venu un tweet de Marion Maréchal-Le Pen,
la troisième génération de la petite
entreprise familiale facho que constitue le
Front National, un tweet qui dit ceci : « Ce
verdict prouve que la racaille avait bien mis
la banlieue à feu et à sang par plaisir et non
à cause d'une bavure policière ». Tout
dans ce texte est répugnant. A l’époque,
c’était en 2005, la mort des deux jeunes qui,
poursuivis par la police, s’était réfugiés
dans un transformateur de l’EDF, avait
effectivement entrainé des manifestations
violentes que l’on peut comprendre sans pour
autant les excuser. « A feu et à
sang » ? Dans mes souvenirs, les
seuls morts furent Zyed et Bouna. « Par
plaisir » ? Laissons à mademoiselle
Maréchal-Le Pen la responsabilité de sa
conception de l’hédonisme. Quant à « la
racaille », terme utilisé naguère par
Sarkozy pour désigner les jeunes des
banlieues, il relève d’évidence du racisme
social.
Le
Front National a un service d’ordre spécialisé
dans la violence et l’a encore montré le
premier mai dernier. Mademoiselle Maréchal-Le Pen ne m’en voudra donc pas de traiter
ses membres de racailles. Ce
mot a une étymologie obscure mais rime
évidemment, et ce n’est pas un hasard, avec canaille,
qui lui vient de l’italien canaglia,
« bande de chiens ». Mademoiselle
Maréchal-Le Pen acceptera donc également que
je traite ces membres du service d’ordre du FN
de canailles. Et canaille me plaît bien car,
en matière de chiens, la famille Le Pen a une
certaine compétence. Le chien du grand-père a
d’ailleurs récemment bouffé le chat de sa
fille (non, ne cherchez pas d’allusion
salace).
Revenons
à cette racaille qui aurait mis la banlieue
« à feu et à sang ». Mademoiselle Maréchal-Le Pen ne peut pas l’ignorer, les gens qu’elle
vise se revendiquent de ce terme, sous sa
forme verlanisée caillera. Et ils se moquent donc comme de leur premier joint qu’on
les traite de cette façon. En fait ce n’est
sans doute pas à eux qu’elle s’adresse mais
aux électeurs de la région PACA, où elle sera
tête de liste aux élections régionales,
électeurs particulièrement réacs, et qu’elle
espère plumer en faisant dans la surenchère
droitière et populiste. C’est donc à la
volaille électorale qu’elle s’adresse.
Cela
fait quinze ans que l’on se moque de façon
continue du discours des pédagogues dans leurs
textes, leurs circulaires, leur discours,
essentiellement des pédagogues de l’éducation
physique, avec en particulier un exemple
célèbre, le référentiel
bondissant pour désigner le ballon. En
fait cette formule n’a jamais été employée,
sauf par Claude Allègre qui adorait, parfois à
tort et souvent à raison, se payer la tête des
enseignants. Mais il demeure que la langue
utilisée par les théoriciens ou les
fonctionnaires de l’éducation laisse parfois
rêveur. Non pas par son aspect abscons, il
l’est, mais par l’inconscience dont il
témoigne. L’éducation est en effet, en France,
un sujet sensible. De la même façon que tous
les amateurs de foot se considèrent comme des
sélectionneurs compétents, tout le monde,
parents, enseignants, joueurs de pétanques,
cinéphiles ou fumeurs de H, tout le monde est
un ancien élève et s’autorise du coup à
pouvoir juger de n’importe quelle nouvelle
réforme proposée, tout le monde considère que
la meilleure pédagogie est celle qu’il a
suivi. « De mon temps... » En soi,
cela ne mange pas de pain, mais l’ennui est
que l’éducation nationale est en permanence
dans le collimateur. Les enseignants, qui sont
systématiquement contre tout ce qui
s’apparente à un changement, les parents
d’élèves (ah ! si l’on pouvait se
débarrasser des parents d’élèves : le
rêve des profs) qui ne raisonnent qu’en
fonction de ce qu’ils pensent être dans les
intérêts de leurs lardons, les politiques qui
critiquent systématiquement les propositions
adverses, tout cela constitue une sorte de
ballet infernal dans lequel on utilise
n’importe quel argument, le plus souvent de
mauvaise foi, pour discréditer l’autre. Dans
cette situation, les responsables de
l’éducation nationale devrait avoir à cœur
d’utiliser le langage le plus clair possible,
pour ne pas donner d’armes à ceux qui de toute
façon leur tomberont dessus. Et c’est là où je
parle d’inconscience car on continue à entendre ou à lire dans
leurs bouche ou sous leur plume (pardon, sous
leur outil
scripteur, puisque c’est
la formule utilisée pour désigner ce qui sert
à écrire) les formules les plus inattendues.
La dernière en date est le milieu
aquatique profond standardisé.
Ils ne peuvent pas dire « piscine »
comme tout le monde ? s’exclament ceux
qui cherchent tous les arguments possibles
pour discréditer les réformes. Et, au lieu de
trouver une formule claire, nos pédagogues
répliquent qu’il ne s’agit pas seulement de
piscine mais aussi d’une
rivière ou du bord de mer. En cela ils
ajoutent au ridicule. Nous sommes depuis
longtemps habitués aux politiques qui n’ont
rien à dire mais le disent bien, nous sommes
ici confrontés à des gens qui disent si mal
qu’on se demande s’ils ont vraiment des choses
à dire.
Najat
Vallaud-Belkacem, la ministre de l’éducation,
s’évertue à parler clairement, et elle a bien
du mérite face aux tombereaux de critiques que
l’on déverse sur elle. Elle devrait donner
quelques leçons à ses troupes. Et leur
rappeler cette phrase d’Albert Camus : « mal
nommer les choses c’est ajouter du malheur au
monde »
Depuis
quelques jours le livre d’Emmanuel Todd (Qui est Charlie ?) fait le buzz. L’auteur est sur toutes les
chaînes de radios et de télés, dans tous les
journaux, il se livre à des déclarations d’une
étonnante prétention (« mon livre est un missile Exocet magnifiquement construit »,
« un
chef d’œuvre de maîtrise intellectuelle ») ou d’une grande imbécilité
(il a traité Manuel Valls, qui critiquait son
livre, de « pétainiste »),
bref il fait tout pour qu’on parle de lui.
Alors parlons-en.
J’ai
exprimé ici, en janvier, ma méfiance face aux
unanimités, et la brochette de chefs d’états
défilant en tête du cortège du 11 janvier me
paraissait douteuse. Todd, lui, parle d’une
imposture et part non pas d’un doute mais
d’une certitude dont son sous-titre (sociologie d’une crise religieuse » rend parfaitement compte.
Pour lui, les manifestants étaient constitués
de néo-catholiques, blancs, laïques
hystériques, islamophobes, héritiers des
antidreyfusards ou des vichystes, des
manifestants qui défendaient non pas le droit
mais le devoir de blasphémer, et surtout de
blasphémer la religion de l’autre, du
musulman. Et il se targue de le démontrer,
invoquant les concepts marxiste de fausse
conscience et freudien d’inconscient et
surtout la science statistique.
Car,
il l’affirme, Todd est un savant d’une grande
compétence (rappelez-vous, son livre est
« un chef
d’œuvre
de maîtrise intellectuelle »)
et il va nous le montrer en analysant la carte
de France des manifestants, leur nombre (entre
7 et 10% de la populations des villes
concernées) et en la comparant avec une
avalanche d’autres cartes, celles du vote Le
Pen, Sarkozy, Mélenchon ou Hollande en 2012,
du taux de chômage, des problèmes scolaires,
des classes moyennes ou ouvrières, des votes
contre le traité de Maastricht en 1992, contre
le traité constitutionnel en 2005 et surtout
de ce qu’il appelle le « catholicisme
zombie ». Et ses conclusions sont bien
sûr sans appel, scientifiquement démontrées.
Le
fait que certains, dont moi, qui étaient dans
la manifestation du 11 janvier 2015 ne se
reconnaissent pas dans ce portrait robot n’a
aucune importance, puisqu’il s’agit de fausse
conscience (Marx) ou d’inconscient (Freud).
Mais ce qui m’intéresse, peut-être parce que
j’ai ajouté depuis longtemps les statistiques
à ma panoplie de linguiste, c’est la
méthodologie de Todd. Or j’ai la forte
impression qu’il compare un peu n’importe quoi
(en termes techniques, qu’il fait n’importe
quels tris croisés) et qu’il en tire des
conclusions un peu rapide. Faisons une
comparaison caricaturale ou imbécile (mais
Todd traite tous ceux qui le critiquent
d’imbéciles, alors...) : J’ai appris ce
matin dans la presse régionale que la ville de
Marseille, avec une augmentation de 10% dans
l’année, était la championne de France du
nombre de mariages. Par ailleurs, Marseille
étant la ville dans laquelle il y a le plus
d’assassinats, faut-il en conclure qu’il y a
une corrélation positive entre le taux de
possesseurs de kalachnikovs et celui des
nouveaux mariés ? Ridicule, bien sûr. Et
même si, en prenant en compte toutes les
villes de France on trouvait une telle
corrélation, encore faudrait-il se demander si
elle ne tient pas au hasard, et dans le cas
contraire l’expliquer, l’interpréter. Par
exemple, pour poursuivre la comparaison
imbécile, dire que l’augmentation des mariages
à Marseille s’explique par le vote de la loi
sur le mariage pour tous, et que Marseille est
une ville d’homos... Or c’est un peu là que le
bât me paraît blesser dans la démarche de
Todd : dans son analyse des données
statistiques qui relève parfois, dans ce
livre, du funambulisme.
Libération, faisant allusion aux insultes
qu’il professe à l’endroit de ses
contradicteurs, titrait ce matin : Contre
Valls, le point Godwin de Todd. La
formule mérite quelques explications, que le
journal ne donnait pas. Mike Godwin, avocat
américain, avait en 1990, à propos des débats
en ligne, formulé une « loi » selon
laquelle plus ces débats duraient longtemps et plus
la probabilité d’y trouver une comparaison
avec Hitler ou les nazis approchait de 1. En
bref, plus un débat s’éternise et plus on a de
chance d’en venir à ce type d’argument. Et
Todd, traitant Valls de pétainiste, atteignait
le « point Godwin » ou démontrait sa
validité. Mais cela ne concerne pas le livre
de Todd, sa méthodologie, son utilisation des
statistiques, simplement ses arguments
polémiques.
Pour ma part, face à sa démarche, j’ai plutôt le sentiment que nous avons un scientifique tellement amoureux de sa méthodologie qu’il en devient incapable d’en critiquer les résultats, même lorsqu’ils peuvent être considérés comme aberrants. Tel un Pygmalion face à sa Galatée en quelque sorte.
Le
maire de Béziers, Robert Ménard, vient de
relancer de la façon la plus nauséabonde qui
soit le débat sur les statistiques ethniques.
Lundi soir, dans une émission de télévision,
il annonce qu’il y a dans les écoles de sa
ville 64,6% d’élèves musulmans. Et d’expliquer
qu’il suffit pour établir ce chiffre de
compter les enfants ayant un prénom
arabe : « Pardon de vous dire que le maire a les noms, classe par classe, des
enfants. Les prénoms disent les confessions,
il ne faut pas nier l’évidence. Je sais que
je n’ai pas le droit, mais on le fait ».
Deux jours après, menacé de poursuites
judiciaires, il se rétracte : « Il
n’existe pas de fichier ou de comptabilité
en mairie ». Ménard est donc soit
un menteur
soit un trouillard : soit il a menti
lundi soir, et l’on peut se demander pourquoi,
soit il a dit la vérité mais a pris peur...
Mais
il faut aller plus loin. Ménard fait partie de
ces idiots utiles qui, élus avec le soutien du
Front National, peuvent dire ou faire les
pires horreurs sans mettre en cause le
parti qui l’a cautionné. Pour ne prendre qu’un
exemple, il a décidé de rebaptiser la rue du
« 19 mars 1962 » (date de la
signature du cessez-le-feu en Algérie) en rue
du « commandant Hélie Denoix de
Saint-Marc », qui soutenait l’OAS. Un
maire FN aurait pris une telle décision que
son parti aurait été immédiatement taxé de
fascisme, mais voilà, l’idiot utile n’est pas
membre du FN...
Idiot
il l’est d’ailleurs pour différentes raisons
et de différentes façons. Par son mode de
calcul, tout d’abord. Ma mère, née comme moi
en Tunisie, s’appelait Meryem. Selon Ménard
elle était donc musulmane, alors qu’elle était
catholique. Mais surtout, pourquoi quelqu’un
portant un prénom « arabe »
serait-il nécessairement musulman ?
Dirait-on de quelqu’une portant un prénom
« français qu’il est
catholique ?
Laissons
l’idiot utile à ses idioties, si révoltantes
soient-elles, car le débat qu’il relance est
d’une toute autre portée. On le sait, la loi
interdit en France la collecte et le
traitement de « données à caractères personnel qui font apparaître, directement ou
indirectement, les origines raciales ou
ethniques, les opinions politiques,
philosophiques ou religieuses ».
Pour de bonnes raisons, bien sûr, mais des
raisons qui pourraient bien s’apparenter au
politiquement correct. Chaque jour ou presque
des sondages nous donnent les pourcentages des
partisans du Parti Socialiste, du FN ou de
l’UMP (pardon, des Ripoublicains) qui pensent
ceci ou cela de tel ou tel politique, ou qui
voterait pour tel ou tel politique. Il s’agit
bien de collectage et de traitement de données
personnelles concernant les opinions
politiques, mais il y a des dérogations à la
loi. Or nous avons sans cesse besoin de ce
genre de statistiques, pour des bonnes
raisons. Lorsqu’on nous dit que les femmes
sont, à compétence égales, moins bien payées de les hommes, nous
ne considérons pas ce discours comme sexiste.
Alors, pourquoi serait-il raciste de chercher
à savoir si les gens issus de telle ou telle
communauté souffrent plus du chômage que
d’autres, ou ont plus de difficultés que
d’autres à trouver un logement ? On a
beaucoup cité ces derniers mois une phrase
d’Albert Camus selon laquelle « mal
nommer les choses c’est ajouter du malheur au
monde ». Et mal connaître les choses, les
réalités, ne serait-ce pas s’interdire de
pouvoir intervenir sur elles, de pouvoir
corriger des inégalités par exemple ?
Ainsi,
comme linguiste m’intéressant à la politique
linguistique, j’aimerais bien avoir des
données précises sur le nombre de locuteurs en
France du berbère, du breton ou du chinois. Ou
encore, comme linguistique m’intéressant à la
sociolinguistique urbaine, j’aimerais bien
connaître la répartition quartier par quartier
des différentes communautés linguistiques.
Mais, pour ce dernier cas, on me dira sans
doute qu’il y a là un risque de montrer du
doigt des groupes de citoyens, d’essentialiser
des communautés. Or cela me paraît relever
d’une grande imbécilité. Les instruments de
mesure de la réalité sociale sont des
instruments de savoir et non pas de
stigmatisation ou de ségrégation. Il s’agit de
thermomètres, et ce n’est pas en cassant les
thermomètres, ou en se refusant de les
utiliser, que l’on pourra changer les choses.
Les statistiques ethniques sont dangereuses?
Ceux qui disent cela me semble témoigner d'une
bien-pensance selon laquelle il suffirait
d'enlever un n (la haine?) à ethnique pour
garantir une certaine éthique, ce qui est un
peu court.
En
bref, vous l’aurez compris, je pense qu’il y a
là un débat qui mérite d’être ouvert. Qu’il le
soit à propos des déclarations d’un maire aux
tendances populistes et racistes n’enlève rien
à la chose. Les Biterrois, qui l’ont élu, ont
ce qu’ils méritent, mais ceci ne nous empêche
pas de dire qu’il ne faut pas jeter les
thermomètres avec l’eau du bain.
Il y a une
dizaine de jours, à la veille de partir en
vacances aux Antilles, je publiais sur le site
du Huffington
Post un
article consacré à la polémique qui battait
son plein en France à propos de l’enseignement
de certaines langues. Je vous le donne
ci-dessous, in
extenso.
Les
professeurs
de langues, essentiellement d’allemand, de
grec et de latin, ne sont pas contents de la
réforme du collège proposée par Najat
Vallaud-Belkacem. Derrière leurs arguments, en
partie corporatifs et en partie pédagogiques,
on ne trouve cependant pas d’analyse
historique de la fonction et de l’utilité des
langues, ce qui pourrait cependant être
intéressant.
En
1532,
dans son Pantagruel,
Rabelais faisait écrire par Gargantua une
lettre à son fils, parti étudier à Paris, une
lettre dans laquelle il dressait son programme
d’éducation. On y trouvait, pour ce qui
concernait les langues, les propositions
suivantes :
« J’entens et veulx que tu aprenes les langues
parfaictement. Premierement la grecque, comme
le veult Quintilian, secondement la
latine ; et puis l’hebraïcque pour les
saintes lettres, et la chaldaïcque et
arabicque pareillement ; et que tu formes
ton style quant a la grecque, a l’imitation de
Platon ; quant a la latine, de
Ciceron… »
Quels
parents
songeraient aujourd’hui à faire étudier par
leurs enfants le grec, le latin, l’hébreu, le
chaldéen et l’arabe, c’est-à-dire des langues
utilisées à l’époque uniquement pour lire des
textes
classiques et religieux ? Mais là étaient les langues que l’on considérait
comme importantes en 1532. Trois siècles plus
tard, en mars 1838, une circulaire du ministre
de l’éducation nationale stipulait que :
« L’université
n’aura rempli sa tâche sous le rapport de
l’instruction que lorsque les enfants, que
les familles lui confient, sortiront des ses
mains sachant tous, avec le grec et le
latin, ces deux grands éléments de toute
éducation libérale et forte, l’une de ces
quatre langues : l’allemand, l’italien,
l’espagnol ou l’anglais ».
Autres
temps,
autres langues : on gardait certes le
latin et le grec et on y ajoutait une langue
choisie parmi quatre, des langues de pays
voisins et considérées comme utiles pour le
commerce. La chronologie des créations
d’agrégations (concours de recrutement des
enseignants du second degré) de langues est
d’ailleurs parlante : allemand et anglais
(1848), italien et espagnol (1900), arabe
(1906), russe (1945), portugais (1974), hébreu
(1977), polonais (1978), japonais (1986),
néerlandais (1998), chinois (1999)… On y lit
en effet à la fois l’écho de la politique
extérieure de la France, la trace des
migrations et des idées sur l’avenir de
certaines langues.
Pour
revenir
à aujourd’hui et à notre sujet, le latin et le
grec n’ont évidemment plus la même fonction
qu’en 1532 ou en 1838. Par ailleurs, le
« baromètre Calvet des langues du
monde »
[1]
propose pour les langues vivantes un
classement dont voici les dix premières :
anglais, espagnol, français, allemand, russe,
japonais, néerlandais, italien, portugais,
chinois. Le « poids » de ces langues
est établi grâce au traitement statistique de
différents facteurs. Le mandarin par exemple
est bien sûr la langue la plus parlée, mais
l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe et
le portugais sont, dans cet ordre, celles qui
sont officielles dans les plus grand nombre de
pays, d’autres sont celles dont on traduit le
plus, d’autres encore sont celles dont les
locuteurs ont la natalité la plus forte, etc.
[2]
En
réfléchissant
sur ces données et en prenant en compte leur
évolution probable, on se rend compte par
exemple que l’allemand, qui est actuellement
la quatrième langue du monde, est
géographiquement peu dispersée (son
« entropie » est faible), officielle
dans peu de pays, que sa population de
locuteurs décroît, et que l’on peut penser par
exemple que le portugais le rejoindra, voire
la dépassera, d’ici peu.
A
quoi peuvent donc servir ces trois langues,
allemand, latin et grec ?
L’allemand
remplit
depuis un demi-siècle dans l’enseignement
français une double fonction. Langue de
sélection ou de distinction d’une part, parce
que considérée comme difficile, cela tout le
monde le sait, mais surtout langue
« politique ». Depuis près de vingt
ans, parce que de moins en moins d’élèves
l’étudient, la France truque à la hausse ses
besoins d’assistants ou de lecteurs d’allemand
pour se garantir qu’en retour l’Allemagne
continuera de réserver au français un place
convenable dans son système éducatif.
Le
grec
classique remplit une fonction très
différente. Dans
son roman Paris-Athènes l’écrivain
Vassilis
Alexakis se souvient qu’au début de sa vie en
France il entendait les mots prothèse, aphorisme, ténia, en leur
sens grec (« intention »,
« excommunication »,
« film ») et ajoutait :
« si l’on m’avait parlé à cette époque
d’une bonne prothèse ou d’un mauvais ténia
j’aurais compris probablement qu’il s’agissait
d’une intention louable et d’un film
raté ». Dans un autre de ses romans, Le
premier mot, il cite le cas de nostalgie,
construit sur deux racines grecques (νόστος
« retour » et ἄλγος « souffrance »), mais qui n’a jamais existé en grec et
apparaît pour la première fois en 1688 dans le
titre d’un ouvrage du médecin suisse Johannes
Hofer, pour désigner l’humeur ressentie par
les exilés, le « mal du pays ». Et,
dans un récent roman, il revient sur le même
thème avec humour, notant que :
« tous
les Français meurent d’une maladie
grecque , j’ai cité la cirrhose, le diabète,
l’encéphalite, la pneumonie,
l’artériosclérose, la cardiopathie, la
gangrène, la méningite, la poliomyélite »
[3]
.
En fait nos langues européennes modernes puisent
parfois dans une sorte de fonds commun
méditerranéen et construisent à partir de
racines grecques ou latines des mots qui n’ont
pas nécessairement existé en grec ou en latin,
comme nostalgie que nous venons d’évoquer, ou comme chronophage pour désigner ce qui prend du temps, thalassothérapie pour désigner l’usage thérapeutique de
l’eau de mer ou encore cantologie pour
désigner
l’analyse du chant ou de la chanson, avec un
mélange de racines latines et grecques.
Tous les néologismes, bien sûr, ne sont pas construits
à partir de racines étrangères. Lorsque par
exemple en français un pantalon dont
les jambes ne descendent que jusqu’au mollet
est appelé pantacourt il y a tout à la fois création d’un
nouveau mot, peut-être une étymologie
populaire (selon laquelle un pantalon serait un pantalong)
mais aucune utilisation d’éléments étrangers à
la langue. En revanche, lorsque le grec autos (« lui-même », « le
même »), sans doute par le biais de
l’abréviation d’automobile en auto, devient un élément de composition
pour des mots comme autoroute ou autostop, ou lorsque le mot grec archi, du verbe grec arkhein,
« commander » (d’où archange, archiduc, archevêque...)
est
utilisé comme superlatif pour construire des
formes comme archi-simple ou à l’inverse archi-compliqué,
nous avons des éléments d’origine grecque
utilisés pour construire des mots d’usage
quotidien et non plus savants. Beaucoup de
mots « grecs » ou
« latins » ont ainsi été inventés
bien après l’apogée de la Grèce ou celle de
l’empire romain.
Nous savons tous qu’un hypermarché est plus grand qu’un supermarché, mais nous ne savons pas nécessairement que pour marquer
en français cette opposition de taille nous
passons d’un préfixe grec à un préfixe latin.
De la même façon les jeunes Français, pour
exprimer leur admiration, alternent sans le
savoir entre ces deux langues : c’est super/c’est hyper. Le grec constitue donc aujourd’hui une
sorte de boite à outils néologique dans
laquelle nous puisons sans cesse et l’on
pourrait imaginer un enseignement de cette
langue axé sur la compréhension de ces
phénomènes de formation de mots.
Quant au latin il se situe, c’est une évidence, au
centre d’une galaxie de langues romanes qui,
ajoutées les une aux autres, ont plus de
locuteurs que l’anglais et bientôt autant que
le mandarin. Le latin constitue une passerelle
entre ces langues. Pourquoi dès lors ne pas
proposer, en France mais aussi partout dans le
monde, l’enseignement d’un minimum de latin
permettant la compréhension des
correspondances entre le français, l’italien,
l’espagnol, le portugais, le corse ou le
provençal ? Les rapports entre chant et canto, entre cheval et caballo, entre fils, hijo et filho, entre cane et chien, en fuoco, fuego et feu, ou entre huevo et œuf,
pour ne prendre que quelques exemples
s’éclairciraient ainsi à l’aide de règles
simples.
Le problème n’est donc pas de se battre pour maintenir
l’enseignement du grec ou du latin ne varietur mais d’imaginer une autre pratique facilitant la
compréhension de la langue maternelle,
français ou portugais, italien ou espagnol,
tout en ouvrant des horizons sur nos racines,
sur notre histoire, sur les sources de nos
langues et de nos cultures.
[2] on trouvera sur le site du baromètre des explications détaillées concernant nos facteurs et leur traitement [3] V. Alexakis, La clarinette, Paris, Seuil, 2015, page 70
Chic alors,
l’équipe du Qatar (je veux dire le Paris
Saint-Germain) a perdu à Barcelone ! En
fait je me fous du foot comme de ma première
chemise, mais il y a des jours où l’obscène
accumulation du fric vous dégoûte et où son
échec réjouit. Plus sérieusement : chic
alors, je pars en vacances ! Cela fait
des mois que je bosse sur un livre que je
viens de terminer et je prends dix jours de
vacances. Alors, à plus !
Je m’étais le
14 avril amusé autour du changement de nom de
l’UMP, voulant devenir Les
Républicains pour tenter de séparer le
« nouveau » parti des différents
scandales financiers qui sont associés à l’
« ancien ». J’avais oublié un petit
détail. En 1977 Valéry Giscard d’Estaing
créait le Parti Républicain, qui devait
l’aider à devenir président de la République.
Mais, vingt ans après, le parti giscardien
changeait de nom et devenait « Démocratie
Libérale ». Les mêmes causes produisaient
les mêmes effets : la justice enquêtait
sur des financements occultes du Pari Républicain. Mais il faut
ajouter une nouvelle pièce au dossier du parti
sarkozyste. Les
Républicains, disent certains, est un
véritable hold-up sémantique puisque ce terme
est un héritage commun, remontant à 1789, et
que nous sommes tous républicains. Un avocat,
Christophe Léguevaques, serait même sur le
point d’entamer une procédure judiciaire pour
« appropriation d’un patrimoine
commun ». A suivre.
Mais au fond peu importe. Qui pourrait vraiment croire que ce changement de nom fera oublier les vicissitudes de l’UMP ? L’UMP était pourrie, Les Républicains ne le seraient pas, alors qu’il s’agit des mêmes acteurs ? Il suffit simplement, pour le pas oublier, de les appeler désormais Ripoublicains.
Tout le monde
le sait désormais, la maison de la radio, ou
« maison ronde », ne tourne pas
rond, ou tourne en rond. Vingt-neuf jours de
grève, avec entre 8 à 10% de grévistes à
l’appel d’une intersyndicale de cinq
membres(CFDT, CGT, Unsa, Sud et Snfort), enfin
jusqu’à hier. En effet, quatre d’entre eux ont
appelé à la suspension de la grève, seule la
CGT s’obstinant. Et les auditeurs des chaînes
de Radio France n’en savent toujours pas
beaucoup sur les raisons du mouvement. Mais ce
qui me frappe, à travers des articles de
presse et quelques interviewes, c’est que
jamais n’est abordé la question des contenus,
du style, du ton, en bref des programmes. Les
enquêtes d’opinion semblent montrer une
certaine fidélité des auditeurs, un soutien
aussi, un soutien qui ne peut être que passif
puisque les grévistes ne s’adressent pas à
eux.
La France est
un pays paradoxal. Le taux de syndicalisation
y est le plus bas de tous les pays de l’OCDE
(autour de 8%) alors que c’est dans notre pays
qu’on trouve le taux de couverture le plus
élevé de salariés par des conventions
collectives. C’est-à-dire que les
non-syndiqués, très majoritaires, profitent de
l’action des syndicats, minoritaires. Mais ce
paradoxe n’autorise pas ces syndicats à faire
n’importe quoi, à s’enferrer dans des conflits
sans issue pour ne pas perdre la face. Ce que
qui semble se passer à Radio France, et cela
commence à être irresponsable, voire
suicidaire. Encore un effort, camarades, et
comme à la SNCM (Société Nationale Corse
Méditerranée) vous parviendrez à mettre
l’entreprise en faillite.
Dynastie :
du
grec dynasteïa,
« souveraineté, puissance » a
lentement pris en français le sens de
« suite de souverains » de la même
branche familiale, ensuite élargi à celui de
succession de personnes de la même famille
dans les mêmes fonctions, industrielles ou
politiques. Dans ce dernier cas on songe bien
sûr à
des exemples nord-américains, les Kennedy, les
Bush, maintenant les Clinton, mais la France
n’est désormais pas en reste puisque
Jean-Marie Le Pen, après avoir mis sa fille à
la direction du Front National veut maintenant
se faire remplacer par sa petite fille en tête
de liste des élections régionales dans la
région PACA. Jusqu’ici, nous connaissions les
files ou filles de, dans la chanson ou le
cinéma, voici donc que la politique est elle
aussi atteinte par le syndrome dynastique.
Dans le cas du
FN, il y a jusqu’ici parallélisme entre le nom
d’une formation et celui des dirigeants :
FN=LE Pen, comme les capétiens ont longtemps
été à la tête du royaume de France. Voici que
dans la droite un peu (à peine) moins extrême
on se prépare à changer le nom de la
structure : l’UMP va devenir Les
Républicains. Mais un rapide regard sur
l’histoire récente nous montre qu’il s’agit
d’une habitude. Lorsque De Gaulle revient aux
affaires en 1958 il crée un mouvement à sa
botte, l’UNR (Union pour la Nouvelle
République), qui après quels avatars mineurs
devient en 1968 l’UDR (Union pour la Défense
de la République), vite transformée en Union des Démocrates pour la République.
Ici on change un mot mais on conserve le
sigle. Le RPR (Rassemblement
pour la République) est ensuite créé pour
soutenir Jacques Chirac en 1976, transformé en
2002 en UMP (Union pour un Mouvement
Populaire), toujours soutien de Chirac avant
de devenir celui de Sarkozy. Union, puis Rassemblement puis à nouveau Union,
on reste dans le regroupement, mais
regroupement pour quoi ? Pour la
République, longtemps, puis pour un mouvement
populaire. Et surtout, alors que UDR était une
union des démocrates,
l’UMP se prépare à changer de bord, si nous
jugeons la sémantique à l’aune de la politique
européenne, pour devenir Les
Républicains. Qui, bien sûr, seront au
service de Sarkozy.
Cette
modification, pour l’instant purement
sémantique (nous ne savons pas, en effet, en
quoi Les
Républicains seront politiquement
différents de l’UMP), a bien entendu une
fonction évidente : tenter de faire
oublier les dérives financières du parti,
couper le cordon entre l’affaire Bygmalion et
l’UMP.
Et ceci me
rappelle une autre affaire baptismale si je
puis dire, celle du Crédit
Lyonnais , dont le logo était C.
Frôlant la faillite en 1993 (elle perd plus de
100 milliards de francs), soupçonnée en 2005 d’avoir utilisé un prête-nom (la
MAAF) pour acquérir une compagnie d’assurance américaine (la banque évitera le procès en payant 525
millions de dollars), elle devient LCL 2005.
Fini le Crédit
Lyonnais ou le CL, donc, oublié le
scandale financier. Mais, le pseudonyme était
transparent : prononcez LCL comme on
prononce les lettres de l’alphabet, vous
entendrez « elle c’est elle ». Oui,
c’est bien elle, la même banque. Alors, Les
Républicains feront-ils oublier
l’UMP ? Le pseudonyme cachera-t-il
vraiment le nom d’origine ? Ce sont
peut-être les juges financiers qui, in
fine, répondront à cette question.
Dimanche soir,
sur France Inter, Bruno Le Maire répondait aux
questions de journalistes. Ou plutôt faisait
semblant de répondre. L’un des intervieweurs
lui demande si la vente d’avions Rafales à
l’Arabie Saoudite puis, tout récemment, à
l’Inde, est une victoire sous l’Elysée.
« Une victoire pou M Dassault »
réponde Le Maire qui explique qu’il s’agit
d’une grande et belle entreprise, française,
pleine de réussites, pleine d’avenir, et..
Oui, enchaîne le journaliste, mais c’est bien
le président Hollande qui a accompagné,
facilité les négociations. Imperturbable, Le
Maire poursuit son panégyrique de Dassault. Le
journaliste insiste : Monsieur Sarkozy,
lorsqu’il était président, a sans cesse
annoncé avoir vendu des Rafales, en
particulier au Brésil, alors qu’il n’en était
rien. Ici, n’est-ce pas aussi la discrétion
qui a payé avec François Hollande? Le
Maire cherche à passer à autre chose, il
semble avoir perdu la mémoire : cela ne
lui rappelle rien, et si l’Inde ou l’Arabie
Saoudite ont acheté des Rafales, c’est tout
simplement grâce à la maison Dassault.
Un autre
journaliste l’entretient des
porte-hélicoptères Mistral que la Russie a
commandés à la France et que cette dernière a
bloqué depuis l’invasion de la Crimée puis
d’une partie de l’Ukraine par la Russie. Vous
êtes d’accord ? demande le journaliste.
Etre d’accord ? Ecoutant la radio, je ne
pouvais pas voir son visage, mais Le Maire a
dû pâlir à la simple idée de pouvoir être
d’accord avec la politique du pouvoir
socialiste. Mais que dire ? Qu’il n’est
pas d’accord ? Difficile de défendre
Poutine. Alors il se lance : « J’ai
toujours dit qu’il fallait suspendre cette
vente, mais il fallait le faire beaucoup plus
tôt. Plus tôt que quoi ? Le contrat
concerne deux porte-hélicoptères, la vente des
deux est bloquée, aucun n’a donc quitté la
France. Bref Bruno Le Maire n’a plus de
mémoire lorsqu’il s’agit des rodomontades de
Sarkozy à propos de la vente des Rafales, et
il est d’une énorme mauvaise foi lorsqu’il
s’agit des Mistrals.
C’était un extrait du discours politique ordinaire.
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