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Décembre 2015

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fleche24  décembre 2015 : De la vie sexuelle des rétroviseurs à la déchéance
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Ce matin j’ai croisé dans la rue un employé municipal, un chauffeur, qui avait le plus grand mal à replier le rétroviseur extérieur de son camion. La chose était pour lui importante : il était mal garé dans une petite rue et ne voulait pas se faire accrocher. Je me rapproche et l’entends grommeler : « Putain, il est dur le sale pédé ! » J’ignorais jusque là que les rétroviseurs aient une vie sexuelle et qu’ils puissent être homosexuels : Noël est une période propice à l’acquisition des connaissances.

Avant de passer à une chose plus sérieuse, une précision : je suis totalement hostile à l’idée de pouvoir déchoir quiconque de sa nationalité française, le droit du sol étant pour moi une chose fondamentale. Venons-en donc à mon propos, tout d’abord en deux temps. Premier temps: François Hollande a déclaré en novembre devant le Congrès qu’il allait proposer une modification de la constitution incluant la déchéance de nationalité pour des terroristes binationaux « même nés en France ». Second temps:  Il l’a confirmé en décembre, hier au conseil des ministres. Et, entre ces deux dates, il n’avait pas pris la parole publiquement sur ce point.

Pour moi il persiste dans l’erreur morale, mais là n’est pas la question. Entre ces deux dates, en effet, la classe politique s’est agitée. La droite, coincée, ne pouvait qu’approuver, mais du bout des lèvres. La gauche de la gauche de son côté protestait. Au point que depuis quelques jours le bruit courait que cette mesure allait être abandonnée. Christiane Taubira en profita pour jouer perso. Il y a deux jours, en Algérie, elle annonça que la mesure était abandonnée. Pour je ne sais quelle raison la presse présente régulièrement Taubira comme l’icone de la gauche extrême. Pour moi, elle est surtout celle qui, en se présentant à l’élection présidentielle en 2002 au nom d’un parti plutôt centriste (les radicaux de gauche), a fait passer Le Pen au second tour. Mais qu’importe : son ego est surdimensionné, ce qui explique sans doute son faux pas. En voulant prendre le Président de la République de vitesse elle cherchait sans doute à s’attribuer le mérite de ce recul, à se donner de l'importance. Car, bien sûr, depuis quelques jours la droite avait repris l’initiative, parlant de reniement, d’un président incapable de tenir sa parole. Et, patatra, elle est prise à contre-pied. Et, du coup, elle reporte ses coups sur Taubira, exigeant sa démission.

Tout ça illustre tristement les pratiques politiques. Taubira a voulu faire la maligne, elle a pris une baffe. La droite, qui pense plus à critiquer systématiquement les propositions de la gauche qu’à les analyser, s’est retrouvée piégée. Et Hollande, fin stratège, déstabilise le clan Sarkozy et semble préparer l’élection présidentielle de 2017 comme s'il jouait aux échecs. Tout cela n’est pas joli joli mais peut être en même temps réjouissant pour l’observateur.

Enfin, bonnes fêtes tout de même, pour ceux qui font la fête.

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fleche22 décembre 2015 : Truffe et Tartuffe
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Je suis allé dimanche au marché de la truffe de Rognes, un petit village qui se trouve à quelques kilomètres de chez moi, mais ce n’est pas de gastronomie que je vais traiter. La truffe se disait en latin classique tuber terrae , «tumeur de terre », puis a pris la forme tufer, on l’appelle en provençal trufa, en allemand Trüffel, en anglais truffle, mais turma de tierra « testicule de terre » en espagnol et en italien tartufo (mot qui désigne aussi le topinambour).

Certains disent que Tartufo est un personnage de la commedia dell’arte et que Molière en a emprunté le nom pour son Tartuffe. L’ennui est qu’on ne trouve nulle part le nom de Tartufo dans la liste des personnages de la commedia dell’arte. En revanche truffe  avait en français, entre le 12° et le 14° siècles, le sens de « tromperie », ce qui expliquerait son emploi par Molière, Tartuffe étant un trompeur. Mais le mot a aussi pris le sens d’imbécile (« Quelle truffe ! »). Pourquoi cette évolution ? J’ai peut-être une hypothèse. Truffe désigne encore dans certaines régions française la pomme de terre, la patate, et patate signifie, en français populaire, « imbécile ». Ce serait donc la truffe comme pomme de terre et non pas comme tuber melanosporum (nom latin de la truffe noire) qui aurait pris ce sens péjoratif : quel imbécile, quelle patate, quelle truffe !

Bon, je vais maintenant me plonger dans les recettes utilisant la truffe, pour voir ce que je peux faire de celle que j’ai achetée.

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fleche15 décembre 2015 : Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
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La gauche, à laquelle on prédisait une débâcle, a donc conservé cinq régions. La droite, dont on disait il y a quelques mois qu’elle allait rafler la mise, n’en gagne que sept, dont trois lui ont été offertes sur un plateau par la gauche. Le Front National, qu’on voyait vainqueur dans deux ou trois régions, n’en conquiert aucune. Quant aux écologistes et à la gauche de la gauche, ils sont en pleine perdition. Bilan comptable, donc, une droite et une gauche autour de 30% de voix chacune, une extrême droite à 25%, c’est-à-dire le score que faisaient les communistes au temps de leur splendeur, il y a bien longtemps... Et puis ? On prend les mêmes et on recommence ? Il y a une quinzaine d’années, lorsque je me suis installé à Aix-en-Provence, je me disais chaque fois que j’entrais dans un bar ou un restaurant qu’en comptant les gens il y en avait un sur quatre qui votait front national : un deux trois quatre un deux trois quatre un deux trois quatre... Aujourd’hui c’est un sur deux : un deux un deux un deux.... Alors ? On continue comme avant ? Dimanche soir, après les résultats, Sarkozy a fait une rapide déclaration, en gros pour se congratuler, puis il s’est précipité au stade, pour assister à un match du PSG. Tout un symbole : le foot avant la réflexion. Hollande se dit que le cadeau fait à LR lui reviendra sous forme de renvoi d’ascenseur s’il se trouve en 2017 au second tour face à Le Pen, Sarkozy se dit qu’il faut serrer les boulons de son parti, ne pas voir une tête qui dépasse, Mélenchon se désespère car sa seule obsession est d’être lui aussi candidat, et il espère que dimanche prochain, en Espagne, les résultats de Podemos viendront conforter ses analyses, bref rien de nouveau à l’Ouest, à l’Est, au Nord ou au Sud. Tout cela est tristement dérisoire. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Ah oui, pour finir, une précision: dimanche j'ai voté blanc. Entre Marion  Maréchal nous voilà Le Pen et Christian Estrosi le motodidacte je ne considérais pas pouvoir choisir ou avoir à choisir.

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fleche8 décembre 2015 : Sarkozy, le retour
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Sarkozy est de retour. Non, je ne veux pas parler du champ politique, il y est déjà, même si les choses ne semblent pas vraiment bien se passer pour lui. Sarkozy est de retour dans le domaine du français approximatif. Voulant dire hier, à la télévision, qu’il n’y avait ni discussion ni d’accord entre le PS et le PR, il a cru enfoncer le clou en utilisant une vieille formule bien de chez nous: « Ce n’est pas comme ça que ça se passe, passe-moi la salade, je t’envoie la rhubarbe ». L’ennui est qu’il s’est pris les pieds dans le potager et qu’il a cité de travers l’expression se passer la rhubarbe et le séné. Selon le dictionnaire de l’Académie, cette formule « se dit en parlant de deux personnes qui se font mutuellement des concessions, qui ont l’une pour l’autre des complaisances intéressées. Il ne se dit qu’en mauvaise part ou par plaisanterie ». Son sens actuel est « se congratuler mutuellement », certains l’utilisent avec le sens de « renvoyer l’ascenseur » mais il faut aller plus loin.  

On trouve dans Balzac (La cousine Bette) « je vous passe la casse, passez-moi le séné », la casse étant ici la plante de la famille des fabacées  qu’on utilise contre la toux et la diarrhée. Quant à la rhubarbe et au séné, il s’agit de purgatifs. Nous sommes donc dans le domaine médical et se passer la rhubarbe et le séné pourrait donc être équivalent à quelque chose comme se passer l’aspirine et le doliprane. Ce qui conviendrait  parfaitement après la gueule de bois que nous avons depuis dimanche... On peut aussi penser à Molière qui, dans L’amour médecin, écrivait : «Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il voudra pour le premier malade dont il sera question ». Bref Sarkozy, le pauvre, serait malade.

Reste tout de même un mystère : pourquoi a-t-il remplacé le séné par la salade ? A-t-il confondu avec une autre expression, salade bouillie prolonge la vie ? Ce qui signifierait qu’il a besoin de prolonger sa vie de président du parti. Ou bien se demandait-il quelles salades il pourrait bien raconter et a-t-il fait un lapsus ? Bon, je m’amuse, bien sûr, mais il faut bien tenter de rire un peu dans cette France qui tourne au brun.

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fleche4 décembre 2015 : Abstention piège à cons !
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Les sondages donnent le Front National présent au second tour dans toutes les régions françaises. J’ai un peu de mal à comprendre la contradiction (apparente ?) entre le score en forte hausse de François Hollande et l’inertie de celui du Parti Socialiste. Mais qu’importe, à chacun son baromètre. J’ai pour ma part une amie, ancienne communiste, qui malgré son âge avancé (en fait elle a le même âge que moi) fait preuve d’une grande juvénilité, pour ne pas dire d’un grand infantilisme : elle choisit chaque fois qu’elle a à se prononcer dans les urnes d’être la plus minoritaire possible. Il y a dans la région dans laquelle je vote dix listes avec, pour ce qui concerne la « gauche » l’habituelle Lutte Ouvrière, une alliance PS, PSG et quelques satellites, une alliance Front de gauche et Europe écologie Les verts, Nouvelle donne et une Alliance écologique que j’ai du mal à classer, bref quatre ou cinq listes qui n’obtiendront pour la plupart qu’une poignée de suffrage. Mon baromètre personnel votera sans doute Front de gauche et se lamentera certainement lorsqu’elle verra que le FN est largement en tête et risque de l’emporter au second tour. Mais bon, après tout, si je suis incapable de la convaincre de voter PS dès le premier tour, c’est aussi que mes arguments ne sont pas nécessairement convaincants.

Reste que le même problème se pose partout en France : le FN aurait autour de 30% des voix au premier tour, le PS serait en général en troisième position et les résultats au soir du deuxième tour seraient très incertains. Est-il utile de taper toujours sur le même clou, sur ce parti lepéniste qui associe intolérance et incompétence, racisme et nationalisme exacerbés, et qui n’a pratiquement pas de programme régional (d’ailleurs lorsqu’il a tenu une ville dans la région PACA, Marignane, Toulon, les résultats ont été catastrophiques) ? Tout le monde sait que son moteur fonctionne à la haine et aux mensonges. En revanche je supporte assez mal les discours tendant à déculpabiliser les électeurs « populaires », en général anciens électeurs communistes, que la situation sociale rendrait aveugles et qui s’apprêtent donc à donner leurs voix à un parti qui défigure la France, comme un furoncle sur un visage. Cette déculpabilisation s’apparente pour moi à d’autres discours qui, depuis des mois et des années, tentent de démontrer que le jihadisme n’est pas l’Islam. Je n’ai rien contre l’Islam en particulier, j’exècre les religions en général. Mais il suffit de voir ce qui se passe par exemple en Arabie Saoudite pour comprendre que le programme de Daech est déjà appliqué et pour l’analyser. Mais là n’est pas le problème. Les sondages nous disent aussi que le grand vainqueur de ces élections serait l’abstention, qui dépasserait les 50%.  Il fut un temps où certains (dont moi, parfois) scandaient ce slogan : Elections piège à cons ! Il faudrait, si nous ne voulons pas avoir au soir du 13 décembre la nausée, avoir honte de notre pays, le remplacer par un autre : Abstention piège à cons !

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fleche3 décembre    2015 : Ruses de la raison
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On a un peu oublié Herbert Marcuse, ce philosophe dont les travaux, inspirés à la fois de Marx et de Freud, faisaient dans les années 1960 écho aux luttes étudiantes et leur donnaient sens. Dans son ouvrage L’homme unidimensionnel (1968 pour la traduction française), il parlait de « ruse de la raison » à propos de certains sigles qui, oblitérant leur source et donc en partie leur sens, évacuaient les questions que l’on pouvait se poser à propos de leur référent. Voici par exemple ce qu’il écrivait:

« N.A.T.O. ne suggère pas que North Atlantic Treaty Organisation signifie, nommément, un traité entre les nations de l’Atlantique Nord –car on pourrait se poser des questions sur la présence de la Grèce et de la Turquie parmi ses membres. Dans U.R.S.S. il y a socialisme et soviet, dans D.D.R. il y a démocratique... Les sigles renvoient seulement à ce qui est institutionnalisé sous une forme qui le coupe de sa connotation transcendante. Le sens est fixé, truqué, alourdi. Une fois devenu vocable officiel, répété constamment dans un usage général, « sanctionné » par les intellectuels, il a perdu toute valeur cognitive et il sert simplement à la reconnaissance d’un fait indubitable ».

Eh oui ! Il y avait socialisme dans U.R.S.S. ! Mais ce qui m’amuse surtout dans ce passage, c’est ce qui concerne l’O.T.A.N. Qu’est-ce que la Turquie et la Grèce avaient en effet à faire dans un traité regroupant des pays riverains de l’Atlantique Nord ?

Un autre exemple de cette  opacité des sigles est Daech que tout le monde utilise sans savoir exactement ce qu’il signifie. A l’origine, on parlait d’Etat Islamique, traduction exacte de l’arabe ad dawla al islamiyya. Puis on est passé à dawla al iraq al islamiyya, état islamique d’Irak qui est ensuite devenu  Etat islamique en Irak et au Levant, ad dawla al islamiyya fil iraq wa ch-cham, siglé en anglais ISIS et parfois ISIL, et  adapté phonétiquement en français de la forme arabe daesh. Ces appellations successives témoignent assez fidèlement des progrès des islamistes sur le terrain, en partant d’un projet, l’état islamiste, pour passer à des « réalités », en Irak puis en en Irak et en Syrie. Mais le choix de Cham (en arabe Syrie se dit Surriya) témoigne à nouveau d’un projet. Bilad el Cham, « le pays du Cham », désigne en effet  traditionnellement la Jordanie, la Palestine, la Syrie, le Liban voire une partie de la Turquie, en gros le « Levant », et Daesh connote donc une visée expansionniste beaucoup plus large que les territoires aujourd’hui occupés par les islamistes. L’opacité du sigle est donc ici plurielle: il est opaque pour une partie des jihadistes qui soit ne savent pas lire l’arabe soit ne connaissent pas l’histoire, il est également opaque pour les occidentaux qui, bien sûr, ne parlent pas l’arabe, et enfin il est peut-être opaque pour les experts en stratégie qui ne perçoivent pas nécessairement cette expansionnisme affiché dans un simple sigle.

Mais revenons à Marcuse,  à l’O.T.A.N. et à ses membres méditerranéens. Marcuse a eu des ennuis à la fin de sa vie, certaines universités américaines le considérant comme un dangereux idéologue. Pourtant, lorsqu’il écrivait que l’on pouvait s’interroger sur la présence de la Turquie et de la Grèce dans l’O.T.A.N. il prenait une certaine avance sur l’histoire, sans le savoir puisqu’il ne visait que la politique extérieure des U.S.A. Nous découvrons aujourd’hui qu’un pays « allié », membre de l’O.T.A.N. (sigle dont une bonne partie des Français ne connaissent sans doute pas le sens), la Turquie, fricote avec les jihadistes. Tout cela, Marcuse ne pouvait pas le savoir (il est mort en 1979). Mais sur les « ruses de la raison » que constituaient à ses yeux les sigles, il avait sacrément raison.

 

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Novembre 2015

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fleche21 novembre 2015 : Champagne ensangloté
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Je ne vais pas ajouter des larmes aux larmes, de l’indignation aux indignations, mes analyses aux analyses. J’ai d’ailleurs suivi la barbarie du 13 novembre de loin, du Cameroun, à travers quelques chaînes de télévision et quelques coups de téléphone transcontinentaux. Et tout cela paraissait étrangement irréel. Encore une fois, comme en janvier, une unité nationale factice, la droite un peu piégée, l’extrême gauche pratiquement muette et, au delà du drame, une énorme question : comment continuer à construire la France, cette France ouverte qui a successivement accueilli des Russes blancs, des mineurs polonais, des républicains espagnols, des Italiens, des Vietnamiens, des Algériens, des Cambodgiens, brefs des gens venus de tous les coins du monde et qui sont aujourd’hui des citoyens français ? Comment éviter les amalgames, comment ne pas stigmatiser des musulmans pris au piège par le fanatisme imbécile de certains d’entre eux, mais aussi par leur silence ou par leur aveuglement? Et, bien sûr, je n’ai aucune réponse.

Ce matin, j’arrive à l’aéroport de Roissy après avoir suivi hier, depuis Yaoundé, ce qui se passait à Bamako. Et je dévore la presse en attendant ma correspondance pour l’aéroport de Marseille. Le quotidien espagnol El Pais consacre une dizaine de pages à Paris et à la lutte contre le jihadisme,  Libération fait une sorte de résumé de la semaine de François Hollande et j’apprends que mercredi il a, dans une allocution, déclaré que les attentats avaient ensangloté Paris. Ensangloté, le joli mot ! Jamais lapsus, ou langue qui fourche, n’a produit une aussi belle expression : l’erreur a parfois du talent. Et je me dis qu’un peu de rire, ou de poésie, ou les deux à la fois, pourraient constituer un contrepoids, maigre, je sais, à cette ambiance délétère et « ensanglotée ». Alors changeons momentanément de sujet.

Allant faire une conférence à l’institut français de Yaoundé j’ai jeté un coup d’œil sur la carte de son restaurant et les noms des cocktails qu’elle proposait ont attiré mon attention : Le sang à l’œil, Coller la petite, Kongossa, Met l’argent à terre, Frais comme un mbenguiste. Un peu perplexe, j’ai regardé la composition de ces boissons, me disant qu’elle me donnerait peut-être un début d’explication, ou quelques indices. Dans le sang à l’œil  il y avait de l’oseille, de la vodka et de l’orange, dans   coller la petite du gingembre, du rhum café et de la Guinness, le kongossa était composé d’orange, d’ananas et de rhum café, met l’argent à terre de cognac, de whisky single malt et de coca et enfin frais comme un mbenguiste de gin, de tonic et d’un peu d’orange. J’étais bien avancé. Alors, après ma conférence, je me suis livré à une petite enquête auprès de Camerounais, et j’ai découvert qu’avoir le sang à l’œil signifiait en français local  « être agressif », que coller la petite était le titre d’une chanson assez suggestive, que kongossa signifiait « mouchardage ». Toujours en français local, « mettre l’argent à terre » désigne le fait de poser devant un musicien, un chanteur ou une danseuse un billet de banque pour manifester sa satisfaction et enfin, un mbenguiste est un Blanc (mais je ne savais pas que les Blancs étaient particulièrement frais).

Tout cela m’a paru à la fois tout à fait incohérent et extrêmement poétique. Dans Alice au pays des merveilles il y a une duchesse, qui aime tirer la morale de tout et de n’importe quoi et qui déclare: « And the moral of that is – take care of the sense and the sounds will take care of themselves ». Je m’étais intéressé au sens, suivant sans m’en rendre compte son conseil, mais j’avais eu tort : les sons suffisaient, le sens importe peu. Je n’ai goûté à aucune de ces boissons, mais j’avoue que coller la petite ou frais comme un mbenguiste me ravissent, phonétiquement. Et si le nom de boissons alcoolisées peut ravir, il reste de l’espoir : la poésie est du bon côté, non pas celui des islamistes mais celui des buveurs. A votre santé. D’ailleurs la couverture de Charlie Hebdo de cette semaine proclame : Ils ont les armes, on les emmerde, on a le champagne ! Tout un programme.

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fleche8 novembre 2015 : Retour de Chine
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Il y a trente ans, en 1985, j’avais passé trois mois à Canton, sur le campus de Bai Yun Shan, la « colline des nuages blancs », et j’y suis revenu plusieurs fois depuis, notant chaque fois les changements en cours. Ce qui ressemblait lors de mon premier séjour à une petite université tropicale et ne me changeait guère de l’Afrique s’est rapidement transformé en un campus ultramoderne. Il reste bien, un peu à l’écart, quelques immeubles d’habitation délabrés, mais ils coexistent avec des bâtiments et des équipements qu’envieraient bien des universités françaises. La Chine change… Les vêtements aussi ont changé, plus de « vestes Mao » mais une grande variété de formes et de couleurs. Les bicyclettes sont en grande partie remplacées par des motos et surtout par des millions de voitures : Les embouteillages sont partout la règle.

Si orienter une carte c’est, étymologiquement, la situer par rapport à l’Est, on se trouve, en arrivant en Orient, désorienté. L’expression est d’ailleurs curieuse puisqu’on peut aussi perdre le Nord (voire perdre la tramontane, comme le chantait Brassens) ou encore être à l’ouest. Seul le Sud semble préservé et cela tombe bien : je pars au Cameroun la semaine prochaine. Mais bref, le hasard fait que j’ai lu pendant mon séjour les carnets de voyage en Chine de Roland Barthes en 1974, il y a 40 ans, publiés en 2009 (Carnets du voyage en Chine, éditions Christian Bourgois). Et tout ce qu’il écrit montre qu’il était proprement désorienté et cherchait des repères, des choses auxquelles se raccrocher. La Chine vivait alors en pleine campagne pilin pikong (« contre Lin Piao, contre Confucius).  Confucius qui, faut-il le rappeler, a vécu il y a 25 siècles, avait alors tous les défauts, accusé de vouloir défendre le pouvoir du mari sur la femme, du maître sur l’esclave, l’obéissance, et l’on disait qu’il aurait défendu en 1974 le pouvoir d’une classe sur l’autre. Bref Confucius était un capitaliste et un contrerévolutionnaire avant l’heure. Or on m’a amené dîner dans un restaurant végétarien de Canton, un self service à prix unique (20 yuans par personne, environ 3 euros), avec beaucoup de choix dans les plats et une clientèle variée, des jeunes, des vieux, des familles. Ambiance confucéenne, je veux dire qu’il y a au mur un grand portrait de  Confucius et quelques citations, qu’à l’entrée on peut prendre des ouvrages gratuits sur le confucianisme, bref tout cela ressemble à une propagande légèrement sectaire. Renseignement pris, le maître des lieux a fait fortune dans les affaires et a décidé de « faire du bien ».  Caution ? Un power point projette en permanence des photos du président Xi Jinping et de sa femme à différentes époques de leur vie, une sorte de diaporama hagiographique. Mais, après tout, nul n’est obligé de regarder en mangeant…Il y a dans tout cela une forme de retour aux sources, à la tradition, en même temps qu’une précaution prise du côté du pouvoir.

Le pouvoir, parlons-en. Sur les billets de banque, le portrait de Mao est toujours là, et il est toujours sur la place Tien An Men, mais s’il y a dans toutes les villes une grande avenue Zhong Shan (un autre nom de Sun Yat Sen, le premier président de la république chinoise), je n’ai jamais vu d’avenue Mao Tse Tong. Et c’est Xi Jinping qui fait sans cesse la une des journaux. Pendant trois jours toutes les chaînes de télévision ont parlé en boucle de sa visite en Grande Bretagne, de la « golden era » dans les relations sino-britanniques, on a vu Xin dans un carrosse avec la reine Elizabeth, Xin buvant de la bière avec David Cameron, Xin inaugurant l’institut Confucius (encore lui) de Londres, Xin ici, Xin là.  Puis on est passé à la visite du souverain néerlandais à Pékin, ensuite à celle de Merkel, et enfin à celle de Hollande. J’ai l’impression qu’il y avait dans cela deux stratégies: tout d’abord, après le foin autour du succès du voyage de Xi (même si les Chinois se sont rendus compte que la Grande Bretagne n’était pas dans l’espace Schengen et qu’on ne pouvait pas aller avec le même visa à Londres et à Paris ou à Rome…), la volonté de rééquilibrer les relations avec le reste de l’Union Européenne, et ensuite  la volonté de jouer l’Europe contre les USA au moment où se manifeste une forte tension avec les États Unis dans le Sud de la merde Chine. Mais, derrière tout cela, il y a l’idée que le pays est réellement (« réellement » car, en chinois, Chine se dit zhong guo, « pays du centre ») au centre du monde. Pendant la visite de Merkel, une formule revenait souvent sur les chaînes chinoises en anglais : A friend in need is a friend indeed. Traduction libre : l’Allemagne a besoin de nous. Et, pendant celle de Hollande, on expliquait que le président français avait lui aussi besoin de la Chine pour le sommet sur la pollution et que China is a keyword in recent European diplomacy. Traduction tout aussi libre : la Chine est le plus gros pollueur au monde mais elle veut devenir de plus en plus verte. Et la télévision annonçait en même temps une alerte à la pollution… à Paris. Puis on enchaîne. Tenue d’une réunion trilatérale (Chine, Corée du Sud, Japon,) visite de Xin au Vietnam, Xin qui rencontre à Singapore le leader de Taiwan (et l’on parle en Chine de « rencontre historique »), tout cela en quelques jours. Dans cette intense activité diplomatique ce n’est bien sûr plus l’Europe qui est en jeu : dans le même temps John Kerry faisait une tournée en Asie centrale. Les deux pays, Chine et USA, placent leurs pions, tentent de renforcer leurs positions. Mais la Chine joue sur tous les tableaux à la fois. Reste à savoir si tout cela n’a pas pour fonction de faire oublier autre chose : on annonce que la croissance du pays sera dans les années à venir de 6,5% et que cela suffira amplement pour assurer le développement. Mais cette croissance était jusque là de plus de 10%...

 En discutant avec quelques étudiants j’ai noté, une fois encore, leur extrême révérence (peut-être feinte…) pour le pouvoir et son discours. Ainsi le Tibet est toujours pour eux indiscutablement chinois, tout comme Taïwan bien sûr, le président Xi un grand dirigeant. Et ceux qui suivent l’actualité européenne ne comprennent pas pourquoi on critique ou on ridiculise Poutine, qu’ils voient comme un tout aussi grand dirigeant. Bien sûr, si la situation change un jour en Chine, les mêmes étudiants (devenus d’anciens étudiants) ne tariront pas de critiques envers ceux qu’ils vénéraient naguère. Sic transit gloria mundi.

Pendant ce séjour j’ai fait deux escapades, pour des raisons à la fois touristiques (revoir des sites) et professionnelles (donner des conférences). A Guilin, la rivière Li et ses collines karstiques n’ont pas changé. Ces paysages, dont on dit qu’ils sont à l’origine d’une peinture chinoise stéréotypée, laissent muet. La beauté à l’état pur. Le paysage se dit en chinois shan shui, « colline et eau », et la peinture en question shan shui hua. Et l’on a l’impression en descendant la rivière en bateau de se promener dans ces milliers de peintures sur rouleau que l’on trouve dans tous les musées du monde. Mais, il y a trente ans, Guilin était une petite ville avec quelques rares hôtels. Elle compte aujourd’hui 800.000 habitants et s’est industrialisée. Guilin, que j’ai connu comme une toute petite ville provinciale, est aujourd’hui une sorte de Chinatown illuminée et festive dans laquelle les femmes rivalisent d’élégance, en robes sophistiquées et multicolores ou en shorts ultracourts. La tradition et le changement…

A Xi’an, où je suis allé pour donner deux conférences et revoir l’armée enterrée, je reçois un coup de téléphone de France Inter : on m’invite à venir parler le vendredi 30 dans une émission consacrée aux langues minoritaires. Je leur explique que cela ne sera guère possible, que je suis à l’autre bout du monde. Mais, encore le hasard, j’ai entamé avec mes étudiants des enquêtes sur le plurilinguisme à Canton. Sur le marché central de la ville plus de 60% des interactions sont en cantonnais et seulement  25% en mandarin, les autres étant dans différentes langues ou dialectes chinois. Mais personne ne se pose le problème de la défense de ces langues minoritaires. Cela viendra peut-être un jour mais, pour l’instant, on les parle, tout simplement. Il y a ici, tout comme à Hong Kong, à Macao, à Taiwan, des langues que l’on parle à côté de la langue officielle, sans se préoccuper de savoir s’il faut légiférer, et il y a en France des langues dont on parle, qu’on parle de défendre, de sauvegarder, et que peu de gens parlent encore…

Barthes est passé à Xi’an en 1974, et il parle de deux magnifiques pavillons, la tour de la cloche et la tour du tambour. Il raconte être monté au premier palier d’une de ces tours et note : « vue sur la platitude brumeuse de la campagne ». Aujourd’hui ces tours sont en pleine ville et la campagne a été repoussée à plusieurs kilomètres par l’urbanisation. Bref on n’en finirait pas de noter les évolutions, les changements. Mais, tôt le matin, je vois dans la rue le propriétaire d’une boutique de matériel ménager sortir une vingtaine de cages et les accrocher aux arbre qui longent le trottoir : ses oiseaux chanteront toute la journée. On ne voit plus, bien sûr, de Chinois promener leur criquet, dans ces toutes petites cages que l’on peut encore acheter chez des antiquaires à Hong-Kong : cela ne se trouve désormais que dans la littérature classique. Mais dans les parcs, à Canton comme ailleurs, des vieux se déplacent avec une cage : ils promènent leur oiseau, le font chanter et parfois concourir avec les oiseaux des autres promeneurs.

La tradition demeure, en effet, sous différentes formes. A Canton, en face de mon hôtel il y a un pseudo restaurant italien. A droite de la porte un panneau lumineux clignotant, sur lequel sont inscrits, en chinois, les plats du jour. La nuit est belle, je m’installe en terrasse et, en fumant un cigare, j’observe une jeune fille qui, avec un feutre, écrit le nom des plats du lendemain. Elle réfléchit longuement, chaque fois, avant d’écrire très vite. Se recule, contemple ce qu’elle a produit, efface, recommence. Cela dure près d’une heure, pour écrire le nom de quatre plats. Il y a quelques années, à Qingdao, j’avais rendu visite à un calligraphe célèbre qui, avant de tracer très vite les deux caractères de mon nom chinois sur un rouleau, s’était d’abord longuement concentré. Il écrivait au pinceau, elle utilise un feutre mais, dans les deux cas, la même alternance de longue concentration et d’extrême vivacité. Roland Barthes, dans ses Carnets du voyage en Chine, parle souvent de calligraphie, qu’il considère comme « leur seule œuvre d’art » ou « la seule belle chose ; le reste : réalisme soviétique ». Il écrit même : « En Chine, le seul signifiant = l’écriture ». Sans doute était-ce pour lui la marque la plus visible d’exotisme. Il y a plusieurs années déjà que j’ai noté le retour, d’abord subreptice puis de plus en plus affiché, des caractères classiques, en partie expulsés par la réforme de l’écriture. Et la calligraphie reprend ses droits. On vend des sortes d’écritoires en tissu sur lesquels on peut, avec un pinceau trempé dans l’eau, écrire. Les caractères ont une belle couleur noire, mais ils disparaissent lorsque l’eau sèche. Une sorte d’ardoise magique adaptée à la calligraphie. On n’arrête pas le progrès.

J’habite dans un quartier rempli de gargotes où l’on prend, très vite, un plat, du riz sauté ou une dizaine de raviolis, et de restaurants plus huppés où l’on consomme, en prenant son temps, des plats plus sophistiqués. Deux clientèles différentes et surtout deux styles de consommation. D’une côté on ne laisse pas un grain de riz ou pas une nouille au fond du bol, de l’autre on gaspille, on abandonne la moitié des plats (même si l’on commence à pratiquer le « doggy bag »). Consommation et gaspillage vont de pair. La Chine entre très vite dans la modernité, mais elle apparaît comme un pays à deux vitesses, avec une minorité de plus en plus riche face à des pauvres, des mendiants. Le matin, en prenant un café, j’observe la rue. Chaque jour passe un vieil homme sur son vélo, un rémouleur, traînant derrière lui dans une petite charrette son matériel. Il s’installe sur un coin de trottoir et attend le client, aiguisant quelques couteaux, parfois les hachoirs des restaurants. Il ne doit gagner grand chose. De l’autre côté de la rue, sur le trottoir d’en face, la camionnette d’un paysan qui chaque jour vend ses légumes. Je l’ai vu compter sa recette, des petites coupures mais un bon nombre de billets. L’un est riche, l’autre pas ? Entre les deux passent des voitures, parmi lesquelles j’ai vu en une heure une Maserati et une Porsche. Deux Chines, ou plusieurs Chines…

En vrac, maintenant. Les commerçants de mon quartier ne parlent pas un mot d’anglais, seulement cantonais et putonghua (« mandarin »). Mais, lorsqu’après avoir payé mes achats je leur dis zaijian, « au revoir », ils répondent régulièrement bye bye, et cela n’a rien à voir avec ma qualité d’étranger : ils disent la même chose aux clients chinois. C’est aussi à ces petits détails qu’on mesure le changement. Dans les transports publics, personne ne cède sa place à personne, comme toujours, et il n’est pas rare de voir un vieillard debout, chancelant, tandis qu’une mère et son gosse occupent deux places. Mais, dorénavant, une voix enregistrée explique dans les bus qu’il faut respecter les personnes âgées… Dans les rues on voit d’élégantes femmes tenant en laisse de ridicules petits toutous, ceux là-même que l’on vendait naguère dans les magasins alimentaires. Les Chinois crachent toujours par terre, baillent bruyamment, la bouche grande ouverte. Il y a 30 ans, les filles cachaient leur poitrine (pas de décolleté, des cols fermés) mais montraient aisément leurs cuisses sous de longues jupes fendues. Aujourd’hui, rien n’a changé ou presque : toujours pas de poitrines visibles mais des shorts en jean ultra courts. Il y a 30 ans encore, les hommes avaient tous la même coiffure, ou la même absence de coiffure: un uniforme capillaire. Aujourd’hui les jeunes hommes rivalisent d’originalité, à grand renfort de gomina. D’autres se promènent avec des casquettes à l’envers, visière sur la nuque, façon rappeurs. Les Chinois parlent toujours aussi fort en public mais aujourd’hui, trait de modernité, ils hurlent dans leurs téléphones portables, en les tenant très loin de leur bouche.

Bref la Chine change et ne change pas. Je sais que mes notations et mes remarques sont marquées par un certain francocentrisme et qu’à l’heure de la mondialisation il conviendrait d’avoir une vision un peu plus interculturelle. Alors, prenons du recul. Ici les étudiants suivent, à tous les niveaux de leurs études, des cours de marxisme. Mais mon chinois ne me permet pas d’aller écouter ce qu’on leur raconte. Or, à la fin de mon séjour s’est produit une petite révolution. Non, pas ce que vous croyez. La Chine a simplement mis fin à sa politique de l’enfant unique. Dorénavant toutes les familles pourront avoir deux gosses. Quand on entend la façon dont les mioches chinois, pourris gâtés, hurlent sans cesse, on souhaite bien du plaisir aux futurs heureux parents de deux minots. Mais, le lendemain de l’annonce de cette mesure, une chercheuse avec laquelle j’avais rendez-vous m’a dit qu’elle sortait de son cours de marxisme. Je lui ai demandé de quoi il avait traité. « De la fin de la politique de l’enfant unique ». Intéressé, j’ai voulu savoir s’il y avait une position marxiste sur ce point. Oui, le professeur leur a dit qu’il serait bon, dorénavant, que les femmes aient deux enfants et qu’elles cessent de travailler. Devant les réticences de l’auditoire, il a poursuivi, s’adressant aux filles : « Si le gouvernement vous donne un million de yuans pour que vous ayez deux enfants et ne travailliez plus, vous ne seriez pas d’accord ? ». Le marxisme a décidément des ressources théoriques insoupçonnées…

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Octobre 2015

 

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fleche7 octobre 2015 : Gauche bobards ?
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Où que vous vous trouviez, vous êtes sans doute au courant puisque toutes les télévision du monde ont retransmis la scène : deux cadres d’Air France torse nu ou chemise en lambeaux molestés, bousculés, frappés et grimpant une grille pour s’échapper. Je reviendrai plus loin sur ces violences, mais parlons d’abord des transports aériens en général et d’Air France en particulier.

Cela fait plus de cinquante ans que je voyage en avion et, depuis vingt ou vingt-cinq ans, que je le prends au moins une fois par mois, sinon plus. Vers l’Afrique, l’Asie, l’Australie, l’Amérique du Nord et celle du Sud, j’ai le plus souvent utilisé Air France. Et, en un demi-siècle, j’ai assisté à une mutation frappante. Il y a cinquante ans, sur les lignes long courrier comme sur les moyens courriers, les avions étaient souvent à moitié vides et les passagers voyageaient le plus souvent pour leur travail. Peu à peu sont venus les touristes, seuls ou en voyage organisé, et les avions se sont remplis. Air France et ses concurrents se sont alors trouvés face à une autre demande passant d’une clientèle voulant du confort, voire du luxe, à une clientèle demandant les prix le plus bas possible, quitte à être un peu serrés et à devoir payer leurs repas et leurs boissons. Les compagnies à bas coût se sont multipliées, vous en connaissez les noms, et les pratiques sociales, et elles ont tailler des croupières aux compagnies traditionnelles. Or à Air France, où le dialogue social fonctionnait plutôt bien, les pilotes se sont toujours comportés comme s’ils faisaient partie de la direction, imposant des choix qui les favorisaient, ce que tout le monde peut comprendre, mais s’opposant du même coup à une stratégie consistant à baisser les coûts (dont, bien sûr, la masse salariale), à rechercher plus de compétitivité  et à proposer des vols « low coast », voire à créer des filiales « low coast ». En plongeant dans les archives, ou dans notre mémoire, on se rend compte que très majoritairement les grèves des pilotes concernaient leurs salaires, dont chacun sait qu’il ne sont pas vraiment « low ». De la même façon qu’en plus de quarante ans d’enseignement j’ai rarement entendu les syndiqués parler de l’intérêt des élèves ou des étudiants, je n’ai guère entendu les pilotes parler de l’intérêts des passagers... Et je me demande parfois si les pilotes ne devraient pas accepter le fait que leur travail est de piloter et non pas de diriger la compagnie.

Revenons donc aux évènement d’hier. On a parlé de lynchage, de violences inacceptables, peu importent les termes, les images parlent d’elles-mêmes. La classe politique, dans sa quasi totalité, a condamné ce qui s’est passé, la violence contre les cadres de la compagnie, sauf quelques uns... Le secrétaire général de la CGT, tout d’abord, Philippe Martinez, n’a pas condamné. On le comprend : les agresseurs reconnus grâce aux  séquences filmées étaient en partie des responsables syndicaux de la CGT. Et il a ajouté : « Il y a 3000 salariés qui vont perdre leur boulot. Ca c’est violent ». Eric Coquetel, l’un des dirigeants du parti de gauche, a pour sa part déclaré : « s’il y a lynchage, il est social : ce sont les milliers d’emplois supprimés ». Pour Olivier Besancenot, du Nouveau Parti Anticapitaliste, "ce serait plutôt aux salariés de porter plainte pour violences aggravées". Quant à Jean-Luc Mélenchon, il parle de « ceux qui nient la violence faite aux salariés ». Et j’ai soudain eu une impression semblable à celle que l’ont ressent lorsque des membres du gouvernement ou du PR viennent réciter devant des micros le même texte, ce qu’on appelle des « éléments de langage », l’impression que Martinez, Mélenchon, Coquerel ou Besancenot s’étaient concertés. Et qu’ils s’étaient mis d’accord pour pratiquer une inversion sémantique : ce sont les patrons qui sont violents, pas les salariés. Mais est-ce vraiment la même violence ? Ne sommes-nous pas dans la newspeak de George Orwell, dans laquelle le ministère de la paix remplaçait le ministère de la guerre et en supprimant de la syntaxe des phrases comme A bas Big Brother  on rendait impossible la pensée « A bas Big Brother » ?

En 1972 le québécois Felix Leclerc, dans Les 100.000 façons de tuer un homme, chantait :

« La meilleure façon de tuer un homme

C'est de le payer à ne rien faire (...)

L'infaillible façon de tuer un homme

C'est de le payer pour être chômeur »

Le chômage est bien sûr une chose horrible, une violence, pas celle qui cogne ou déchire des chemises, mais celle qui touche la dignité de l’être humain. D’un côté une violence physique inacceptable, de l’autre une violence sociale insupportable. Mélenchon, Martinez, Coquerel ou Besancenot ont choisi de n’en voir qu’une : vision hémiplégique, vision de borgne volontaire.

Or, pour revenir à ce que j’écrivais plus haut, nous sommes confrontés à deux questions, celle de la compagnie et celle des salariés. Sans salariés il n’y a pas de compagnie, c’est évident, mais sans compagnie le problème des salariés ne se posera plus, ils seront tous au chômage. J’ai l’impression que Mélenchon, Martinez, Coquerel ou Besancenot utilisent un peu trop la fonction performative du langage, croyant ou feignant de croire que dire c’est faire. C’est parfois le cas, bien sûr, par exemple lorsqu’un maire dit « je vous déclare unis par les liens du mariage » et que deux individus s’en retrouvent mariés. Mais ce ne l’est pas dans le discours politique. Dire, ce n’est pas faire, même lorsqu’on dit qu’on fera. Et nous le faire croire relève de l'illusionnisme. On dit beaucoup que les hommes politiques sont des menteurs, ils sont plutôt ici des bonimenteurs.On parle beaucoup, depuis quelques années, de la gauche bobo, mais l'illusion performative pourrait bien nous mener à une gauche bobards.

Tout cela dit, je pars pour un mois (sur le lignes Air France) enseigner en Chine. A plus tard, donc.

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fleche2 octobre   2015 : Marathon et sardines
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Ce matin, en feuillant le quotidien local La Provence je vois  un gros titre : « Sébastien Bazeille, roi du marathon de Berlin ». Je ne sais rien de ce Sébastien Bazeille, mais je me dis immédiatement qu’il a gagné ce marathon : qui donc, en effet, pourrait se trouver avant le roi... Pourtant le sous-titre me prouve que ma conclusion était trop rapide : « L’aixois a terminé premier des français ». Ah bon ! Premier des français ! Je parcours alors l’article et j’apprends que le « roi du marathon de Berlin » a en fait terminé...86ème .  Du coup je repose le journal et m’interroge : quelle est l’information ? Elle est plurielle. Tout d’abord il y a eu un marathon à Berlin. En second lieu nous n’apprenons pas qui l’a gagné. En troisième lieu nous apprenons qu’il n’y a aucun français dans les 85 premiers concurrents. Et donc le titre aurait pu être : « résultat catastrophique pour les Français au marathon de Berlin ». Mais non, c’est un Français qui en fut le roi... Bref, je vous laisse réfléchir sur la manipulation de l’information à laquelle se livre parfois la presse.

Pour rester dans l’information locale, très locale (mais je n’ose pas dire « pour rester dans le sport »), j’allais hier soir acheter du tabac et je passe sur une place où se dispute une partie de pétanque. Je ralentis le pas, regarde les joueurs. A ma droite une dizaine de vieux regardent également. Arrive en face de moi une jeune et belle femme, aux longues jambes couvertes d’un collant très moulant, ne cachant rien de ce qui se trouve en dessous. Les regards des vieux spectateurs se détournent de la partie pour suivre cette paire de jambes et j’entends l’un d’entre eux lancer : « Celle-là, je ferais bien griller des sardines dessus ». Le contexte, bien sûr, ne laisse pas de doute sur les connotations égrillardes de cette étrange formule. Mais j’avoue que je n’aurais jamais pensé que « faire griller des sardines » puisse avoir un sens érotique. Là aussi, je vous laisse réfléchir sur la créativité linguistique des spectateurs de pétanque.

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fleche1er octobre   2015 : Frankenstein, ou tuer le père
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Certes, à prime abord, entre le facho breton plutôt cultivé et l’écervelée lorraine donnant l’impression d’être quasi analphabète, il n’y guère de points communs. Et pourtant. Résumons les données du problème. D’un côté un fille qui occupe la tête d’un parti et en vire son père, de l’autre une autre tête de parti qui va peut-être en virer son ancienne ministre et ancienne porte-parole. Jusqu’ici les ressemblances ne sont que de surface. Mais, à y regarder de plus près, elles sont peut-être plus profonde. Marine Le Pen, en excluant son père, a bien sûr voulu ripoliner l’image du Front National, et Nicolas Sarkozy est un peu confronté au même problème : il a déclaré à propos de Nadine Morano qu’il ne pouvait pas accepter les « caricatures » de son parti, ce qui laisse entendre que, comme toutes les caricatures, elle force simplement le trait. Mais je ne crois pas que caricature soit le terme le plus approprié. Dans les deux cas en effet les « caricatures », J-M Le Pen et N. Morano, pensent à peu près la même chose que ceux qui veulent s’en débarrasser, nous pourrions dire  en allant vite qu’elles disent tout haut ce que les autres pensent tout bas. Pour être plus précis, et en empruntant à Freud sa notion de « sur-moi » (Über-Ich dans le texte), je dirai que Le Pen père et Morano sont l’exacte copie de Le Pen fille et Sarkozy, mais sans sur-moi. On dit dans l’entourage d’Alain Juppé que Morano est comme le monstre du docteur Frankenstein. On se souvient de ce personnage, inventé par Mary Shelley il y a bientôt deux siècles, en 1818, qui échappait à son créateur. Morano serait donc un Sarkozy- Frankenstein sans surmoi, sans contrôle, même s’il est difficile de considérer Sarkozy comme quelqu’un se contrôlant, mais cette boutade est en fait plus une façon de critiquer l’ex président de la République que de critiquer sa porte-parole : nous sommes déjà entrés dans les primaires...

Quoiqu’il en soit, le couple Zarkozy- Morano  fonctionne comme le couple Le Pen fille-Le Pen père : un des termes est faussement sous contrôle tandis que l’autre est désinhibé. Ce qui n’empêche pas, au delà de ces considérations psychanalysantes, que tout ce cirque, comme souvent en politique, soit aussi du spectacle. Le Pen père est sans cesse sur scène, il joue le même rôle depuis des décennies, et Morano joue le rôle qui plait aux média, celui d’une imbécile qu’elle n’est peut-être pas entièrement.

Cela n’empêche pas que Morano soit à l’évidence désinhibée, elle qui a déclaré hier à propos de son double : « ce n’est même pas la peine qu’il songe à se présenter à la présidentielle, je le dézinguerai ! ». Et là je reviens à mes obsessions de linguiste. Dézinguer ! Le zinc, qui vient d’un mot  arabe ou persan signifiant « rouille », « vert-de-gris », sert à la galvanisation, c’est-à-dire à la protection de certains métaux. D’où dézinguer, enlever le zinc, la protection. Puis ce verbe a pris en argot le sens de « démolir » avant de signifier « tuer », « flinguer ». Et nous revoilà du côté de chez Freud : tuer le père. Mais les deux couples que je viens d’évoquer sont alors inversés, puisque dans un cas le père (Sarkozy) est au pouvoir et que dans l’autre le « père » (Le Pen) en a été privé. Dans tous les cas, ils sont presque de personnages de roman. Tiens ! Cela me rappelle qu’Amélie Nothomb a écrit un roman qui porte ce titre, Tuer le père...

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Septembre 2015

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fleche27 septembre  2015 : Ca ne s'invente pas
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Je sais, on ne rit pas de la mort des autres. Mais parfois... Cette semaine, je suis tombé trois fois sur la même annonce, dans Libération, dans Le Monde et dans un journal local, au Pays Basque où j’étais allé donner une conférence, une annonce qui me poursuivait, que j’ai d’abord vaguement perçue en tournant les pages d’un journal, puis d’un autre et sur laquelle je me suis finalement arrêté : un monsieur Lavie nous a quitté. Ça ne s’invente pas...

Un autre qui nous a quitté, mais pas de la même façon, c’est le général Diendéré. Son nom ne vous dit rien ? C’était la patron du régiment de la sécurité présidentielle, le RSP, chargé donc de la sécurité de l’ex président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, qui a été viré en octobre dernier par le peuple après 27 ans de pouvoir et s’est courageusement réfugié en Côte d’Ivoire puis au Maroc. Le RSP n’avait donc pas pu assurer la sécurité du président. Il n’avait d’ailleurs pas non plus assuré celle du président Thomas Sankara, assassiné en octobre 1987 , sans doute par le même Diendéré. Et il n’a pas non plus assuré celle du président de transition puisque Diendéré a fait, il y a une semaine, un coup d’état, virant le président de la République et le premier ministre et créant le « Conseil national de la démocratie ». La démocratie ! Mais ce Conseil national n’a pas duré longtemps, une semaine à peine, l’armée l’a viré à son tour pour rétablir le président de transition. Et le putschiste, cela non plus ne s’invente pas, a gravement déclaré : « Le putsch est terminé, on n’en parle plus ». On efface tout, on oublie et on passe à autre chose en quelque sorte. Il n’y a pas de verbe, en français, pour désigner ce genre de bouffonnerie. Du coup le peuple burkinabé, qui ne manque ni d’humour ni de créativité linguistique, en a inventé un, le verbe diendérer. On ne sait pas encore ce qu’en pense l’Académie française. Elle a d’ailleurs le temps puisqu’elle a commencé la rédaction de la neuvième édition de son dictionnaire en 1986, dont le premier tome a été publié en 1992. Cela non plus ne s’invente pas : c’est en 1992 que le mot créativité a été introduit dans ce dictionnaire.  L’Académie en est aujourd’hui qu’à la lettre R. Lorsqu’elle en viendra (dans une siècle ?) à la lettre D de la dixième édition, on aura depuis longtemps oublié le général Diendéré. Mais nous pouvons faire confiance aux militaires et au peuple burkinabés : d’ici là les premiers auront fait d’autres coups d’état, et le second aura créé d’autres néologismes.

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fleche23 septembre  2015 : Maturation et mûrissement
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Les langues, c’est connu, fonctionnent comme des homéostats, sur le mode de l’autorégulation. Des exemples en passent tous les jours devant nos yeux, ou plutôt devant nos oreilles. Ainsi, sans doute fatigués de faire régulièrement des fautes dans la conjugaison du verbe français résoudre (ah ! que nous résolvions, que vous résolviez...) les locuteurs ont-ils inventé le verbe solutionner, qui fait hurler les puristes mais a l’avantage de se conjuguer facilement, comme tous les verbes du premier groupe.

Homéostasie, donc, qui fait qu’un système (et ici la langue) est sans cesse en déséquilibre et retrouve son équilibre pour évoluer. Mais il ne faut pas cependant en rajouter. J’ai entendu ce matin la patronne de France Inter, Laurence Bloch, expliquer qu’un projet « avait maturé ». Oui, maturé, le verbe mûrir étant sans doute trop simple pour madame Bloch, trop vulgaire. Et lorsqu’on est directrice de France Inter on se doit d’être distinguée. Son projet était peut-être  arrivé à maturation, mais il avait tout simplement mûri. Sur France Inter, justement, et toujours ce matin, un journaliste parlait de la magouille de la firme allemande Volkswagen qui a introduit dans ses moteurs un petit logiciel pour tromper les tests d’émission d’oxyde d’azote. En fait Volkswagen faisait croire que ses moteurs ne polluaient pas, et le journalistes expliquait que malgré cette tricherie flagrante le patron allemand était « droit dans ses pots d’échappement ». Là, j’applaudis des deux mains, et j’applaudis des quatre mains (soyons généreux) Libération qui titre aujourd’hui, en une, « les pots pourris ». Mais j’espère que madame Bloch, la prochaine fois qu’elle prendra la parole sur sa chaîne, ne dira pas  que l'enquête sur la peausserie de Volkswagen a maturé.

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fleche22 septembre  2015 : Récupérations ?
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La vie politique est parfois réjouissante. Prenez le cas d’Alexis Tsipras, le leader de Syriza, élu triomphalement il y a neuf mois, confronté aux difficultés européennes que vous savez, décidant d’un référendum qui le conforte dans ses positions mais signant quelques jours après un accord avec l’Union Européenne allant à l’exact contraire du résultat du référendum, démissionnant, suscitant de nouvelles élections qu’il remporte à nouveau tandis que ses « frondeurs », venant de créer un nouveau parti, prenaient une véritable raclée, pas un seul député. Ouf ! Sacrée épopée !

Ce n’est pourtant pas ce parcours qui m’intéresse mais les réactions qu’il a suscitées dans la gauche européenne et plus particulièrement française. Depuis quelques mois, en fait depuis le début de l’aventure de Syrisa en Grèce et de Podemos en Espagne, la gauche de la gauche comme on dit a fait de Tsipras et de Iglesias ses héros. Laissons Iglesias de côté, nous en reparlerons peut-être après les prochaines élections ibériques.  Pour Tsipras, l’icone a lentement décliné après l’épisode du référendum et de l’accord avec l’Europe : un faux révolutionnaire, un traitre. On a alors changé d’icone : c’est Varoufakis qui est devenu le modèle à suivre, encensé par Mélenchon, par Montebourg, invité à la fête de l’Humanité. Patatra, la mouvance Varoufakis se plante aux élections, c’est le « traitre » qui gagne, le traitre Tsipras que François Hollande s’empresse de féliciter, louant le « progressiste courageux », tandis que le porte-parole du Parti de gauche, Eric Coquerel, explique que Tsipras  a « fait des mauvais choix » et qu’on verra plus tard s’il « est du côté de la troika ou du peuple ». Et, de son côté, L’Humanité titrait hier « la leçon d’Athènes » et décrétait que « le peuple grec n’en finit pas de donner à l’Europe une leçon de maturité linguistique ». Alors on ne comprend plus grand chose. Traitrise ou maturité politique ? Ou plutôt oui, on croit comprendre  que la politique grecque est analysée en termes de politique française, que les communistes et Mélenchon ne sont plus d’accord, qu’ils lisent ce qui se passe à Athènes à la lumière de ce qu’ils aimeraient voir se passer à Paris. Vendredi dernier, Pablo Iglesias, de Podemos, Pierre Laurent, du Parti communiste français et Grégor Gysi, du parti allemand Die Linke, étaient aux côtés de Tsipras lors de son dernier meeting de campagne. Par solidarité, sans doute, mais aussi pour des raisons plus symboliques. Mélenchon n’y était pas. Tous utilisent les heurts et malheurs du peuple grec  pour justifier les positions qu’ils défendent chez eux. Et cela s’apparente à une forme de récupération.

Autre histoire, qui n’a rien à voir. Dans une ville moyenne de France, on apprend que le maire a décidé que, désormais, lorsqu’il y aura du porc au menu de la cantine scolaire, les élèves qui refusent d’en manger auront des légumes. Décision qui ne mange pas de pain, si je puis dire : les porcophobes peuvent en effet toujours refuser leur animal honni et ne prendre que de la verdure ou des frites. Mais la télévision nous présente un reportage dans cette ville. Interview d’une mère de famille, une porcophobe, expliquant que cette décision est scandaleuse, stigmatisante. Pourquoi ? Parce qu’elle établit une frontière entre ceux qui mangent du porc et ceux qui n’en mangent pas. Je me gratte la tête et tente de mobiliser le peu d’intelligence dont je dispose. Que ces derniers mangent du poisson, des merguez ou une omelette pendant que les autres mangent du cochon, il y aura toujours deux groupes séparés par une « frontière », et donc risque de stigmatisation. Mais la mère porcophobe continue, expliquant qu’il faudrait de la vache ou du mouton hallal, c’est-à-dire égorgé. Et le peu d’intelligence dont je dispose me permet alors de comprendre que, selon elle, pour éviter cette « frontière », il faudrait que l’on donne à tous les mioches ce qu’elle voudrait que l’on donne aux siens : des menus hallal. Je trouve cette polémique qui court depuis des semaines stérile, mais j’ai soudain l’impression que cette mère de famille porcophobe révèle une stratégie de certains musulmans. Ici, encore, récupération ?

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fleche17 septembre  2015 : Relire
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Cela m’avait échappé mais il y a une dizaine de jours, voulant dans un discours évoquer l'importance de l'Éducation nationale et, bien sûr, attaquer la ministre Najat Vallaud-Belkacem, Nicolas Sarkozy n’a pas pu s’empêcher d’y aller de sa petite référence littéraire. Il a donc cité Victor Hugo :  «Je relisais ce magnifique livre de Victor Hugo, 1793. L'école fut la première décision dans la République». Il faudra un jour étudier avec précision l’usage du verbe relire chez les gens tendanciellement frimeurs : dire « je relis en ce moment » ou « j’ai relu » laisse entendre logiquement qu’on a déjà lu, qu’on a de la culture, qu’on revient sur ce qu’on a aimé. Dans ce cas d’espèce, le fait de relire ce livre n’a cependant pas permis à monsieur Sarkozy de voir que son titre n’était pas 1793 mais Quatre-vingt-treize. Le contempteur de La Princesse de Clèves a encore frappé! Le personnel politique ne brille d’ailleurs pas par ses connaissances littéraires, et on se demande à quoi servent les collaborateurs et les membres de cabinets ministériels : ils pourraient tout de même faire des fiches à leurs patrons. On se souvient de Frédéric Lefebvre disant que son livre préféré était Zadig et Voltaire, ou plus récemment de Fleur Pellerin expliquant qu’elle n’avait jamais lu Modiano et qu’elle ne connaissait pas le moindre titre du prix Nobel de littérature...

Heureusement, il nous reste la poésie. J’ai vu ce matin, collé sur la porte du local poubelle de ma résidence, ce message :

La presone  qui à prix le véllo dans le local pouble serai genti de le remaitre a sa place. Meric. Seul moin de travaille.

Pour vous en faciliter la lecture, car la poésie est parfois ésotérique, deux petites précisions. Méric n’est pas une signature, mais une métathèse de merci. Quant à la dernière phrase, il faut la comprendre « seul moyen de travail ». Ce petit poème est dû à la plume d’un homme, « français de souche », chargé de sortir les poubelles. Il faudrait le présenter à Sarkozy. Ils pourraient relire ensemble, ou se relire mutuellement.

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fleche7 septembre  2015 : Opprimés et dictateurs
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Dans son discours d’ouverture de l’université d’été de LR, Sarkozy a frappé deux gros coups. Le premier pour montrer qu’il n’avait guère changé, du moins pour ce qui concerne ses compétences grammaticales. Qu’on en juge : « Il y a quelque chose que je suis très attaché, c’est que la France... ».  Ah !,  Ce « quelque chose que je suis très attaché » ! Il n’est plus au pouvoir, notre ex président, mais il continue son entreprise de démolition de la langue française. Lui qui a un ego démesuré, il faudra un jour lui inventer une récompense, un prix, quelque chose comme un oscar du fossoyeur de la langue. Ca lui ferait si plaisir!

Que quoi donc (« à quoi donc » si vous préférez) Sarkozy  est-il très attaché ? Regardons l’ensemble de sa phrase. « Il y a quelque chose que je suis très attaché, c’est que la France de toute éternité a toujours été du côté des opprimés, et toujours été du côté des dictateurs ». Oui, vous avez bien lu, la France a toujours été du côté des dictateurs. Il y a deux voies pour comprendre ou analyser un lapsus. Par exemple, lorsqu’en décembre 2006, après son élection à la tête des Verts, Cécile Duflot déclare que « le vol s’est bien passé », on comprend que vol est utilisé à la place de vote et l’on peut en même temps se demander si le scrutin a été tout à fait régulier. D’une part il y a une ressemblance formelle entre les mots qui alternent et d’autre part il y a une raison psychanalytique à cette alternance.

En l’occurrence, avec quel mot dictateur alterne-t-il ? Qu’est-ce que Sarkozy voulait dire ? Nous pouvons chercher du côté de mots rimant en –eur, comme chercheur ou menteur,  de mots commençant par di-, comme dilettante, ou les deux à la fois, comme directeur  par exemple. Mais pourquoi la France aurait-elle toujours été du côté des directeurs ? En fait, le lapsus doit être ailleurs. Ce que voulait dire Sarkozy, c’est sans doute la France, de toute éternité, a toujours été du côté des opprimés et n’a jamais été du côté des dictateurs. Toujours/jamais, le lapsus n’est pas formel, il est purement sémantique. Sarkozy a sous les yeux un joli texte, la France n’a jamais été du côté des dictateurs, et puis  il pense à ses anciens amis, Kadhafi par exemple, et hop, ça dérape soudain, la France a toujours été du côté des dictateurs. Derrière le lapsus se trouve un message plus clair, j’ai été du côté des dictateurs.  Comme d’autres ont pu dire « l’Etat c’est moi », Sarkozy en ajoute donc une couche en laissant entendre que la France c’est lui. Comme pour faire écho à un lapsus de Rachida Dati, pendant la campagne présidentielle de 2007 : Nicolas Sarkozy l’a dit dans son discours du 14 janvier, il veut devenir le patron...euh le président de tous les Français...

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fleche6 septembre  2015 : Elle erre
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Depuis que le 5 mai 2015 l’UMP est devenue Les Républicains pour tenter de faire oublier les liens entre l’ Union pour un Mouvement Populaire et quelques scandales financiers, en particulier l’affaire Bygmalion, je guette la façon dont la presse nomme ce parti. En effet la tendance est, en France, à la siglaison : PS pour Parti Socialiste,  FN pour Front National, jusqu’à des choses quasiment imprononçables comme EELV  pour Europe Ecologie Les Verts... Or l’appellation Les Républicains posait deux types de problèmes. D’une part beaucoup considéraient qu’il y avait abus de langage car nous sommes tous républicains, et d’autre part Sarkozy tenait absolument à cette appellation, dans toute sa taille si je puis dire, c’est-à-dire non siglée.

Je n’ai pas, bien sûr, lu depuis quatre mois toute la presse tous les jours, mais j’avais relevé dans certains journaux une tendance à l’alternance entre Les Républicains et LR, avec parfois l’utilisation des deux formes, Les Républicains (LR) ou LR (Les Républicains). Or Libération a franchi hier le pas en titrant en gros caractères en page 2 Le FN en ordre de percée et en page 5  LR en ordre dispersé. Le parallélisme est  bien sûr intentionnel, jeu sur les mots (ordre de percée / ordre dispersé) et sigle dans les deux cas. Au delà de la formule, on peut se demande pourquoi les ex UMP tiennent tant à s’appeler Les Républicains plutôt que LR ? La réponse est peut-être simple. LR est donc le pseudonyme de l’UMP, parti corrompu, compromis, et qui aura peut-être prochainement à faire avec la justice. L’Union se cache donc derrière LR. Prononcez le sigle à haute voix, vous entendez quoi ? « Elle erre ». Pauvre UMP...

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fleche4 septembre  2015 : Voila
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Hier soir j’ai suivi La grande librairie, émission littéraire de François Busnel qui recevait Amélie Nothomb, Laurent Binet (en fait la raison pour laquelle je m’étais mis sur cette chaîne) et Astrid Manfredi, dont j’ignorais tout et qui vient de sortir un premier roman, La petite barbare. Les interviewes commencent, Nothomb, puis Binet, après Binet un reportage sur l’écrivain américain Jim Harrison et, en fin d’émission, donc, Astrid Manfredi. Busnel la présente et elle se lance avec un débit impressionnant dans un discours de représentant de commerce qui craindrait qu’on lui coupe la parole. On peut être linguiste et n’en être pas moins homme ou femme, et avoir des réactions bien peu scientifiques. C’est ridicule à dire mais sa voix, son ton, son débit m’ont immédiatement excédé. Et surtout, sa première phrase m’a frappé : « Ben voila c’est une jeune femme voila de vingt ans »... Du coup j’ai tendu l’oreille et noté au hasard quelques phrases. « Elle va voila se lier d’amitié avec un type voila un leader charismatique complètement sans scrupules voila et ils vont voila... ». Ou encore : « Ben voila ça veut dire voila qu’il faut vivre,  l’urgence de vivre voila, et alors,  voila... ». Bref j’avais l’impression d’être enterré sous des tombereaux de voila, au point que ce matin j’ai réécouté l’émission et compté le nombre d’occurrences de cette pauvre préposition : en moins de sept minutes, Astrid Manfredi a prononcé 59 fois voila !

En fait, pour tout vous dire, il y a quelques mois déjà que j’ai noté cette tendance nouvelle consistant à parsemer le discours de voila. Ecoutez la radio, soyez attentifs à ce que disent les gens dans le métro ou au bistrot, et vous vous en rendrez compte vous-mêmes. Mais je n’avais jamais entendu un tel déferlement, d’autant plus frappant qu’il venait après Amélie Nothomb et Laurent Binet qui parlent un français extrêmement précis et élégant. Bien sûr on pourrait croire qu’il s’agissait de remplissage, d’une façon de boucher les trous dans un discours hésitant. Mais pas du tout : Astrid Manfredi parlait à toute vitesse et sans hésitation.

Tiens, nous allons en profiter pour vous initier au travail du linguiste. Allez sur Internet, cherchez cette émission et écoutez-la. Vous verrez. Voila !

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Août 2015

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fleche31 août  2015 : Antonomase et dérivation
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L’antonomase est une figure de style consistant à utiliser un nom propre comme nom commun. Ainsi le préfet Eugène Poubelle (1831-1907) a-t-il laissé son nom aux poubelles qu’il avait créées, ou la Bourgogne donne-t-elle son nom à des vins, les bourgognes, etc. Parfois le nom propre peut devenir une insulte : un besson par exemple, ou un tartuffe. On sait par ailleurs que les noms communs, par dérivation, peuvent donner des mots désignant un processus. La vinification par exemple, lorsque le jus de raisin se transforme en vin, ou encore la pétrification, lorsque du calcaire se dépose sur un corps pour le recouvrir d’une couche de pierre. Nous pourrions également imaginer un poubellisation, processus dans lequel quelque chose se transforme en poubelle, et nous sommes alors loin du susdit préfet et de son nom propre.

C’est ce qu’a fait le patron du PS, Cambadélis, en dénonçant ce qu’il a appelé la « mélenchonisation rampante des écologistes » , opérant successivement une antonomase (le nom propre Mélenchon devenant le nom commun mélenchon) et une dérivation. Ni une ni deux, Mélenchon lui répond, dans son discours hier à Toulouse : « Tout organisme de gauche ou qui se veut tel, atteint de "macronite", est promis à la "mélenchonisation", qui est la réaction de l'organisme sain pour conserver son identité. » Macronite  est également un néologisme intéressant puisque, comme otite ou laryngite il désigne une maladie mais fait du même coup du nom propre Macron un nom commun désignant un organe du corps humain, l’égal de l’oreille ou du larynx. Dès lors la mélenchonisation serait un processus à rapprocher de la désinfection, la vaccination, la lobotomisation ou la purification, comme on voudra... Mais l’ennui est que, pour Cambadélis, elle a un sens tout différent. Or, dans le même discours, Mélenchon a évoqué Georges Orwell, l’auteur de 1984, en déclarant : «Le vol des mots, leur falsification, c’est une manière d’empêcher de penser. Les mots, il faut les organiser ». Bien dit, Jean-Luc, mais tu devrais, pour organiser ces mots, te mettre, en collaboration avec Cambadélis, à la rédaction d’un dictionnaire. Et, pour vous faire les dents, vous pourriez commencer par l’article mélenchonisation...

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fleche29 août  2015 : Podium
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Le Courrier International est un hebdomadaire qui publie, en traduction française, des extraits de la presse du monde entier et présente chaque semaine un dossier sur un thème donné. Dans son dernier numéro, il traite des « langues qui dominent le monde ». En couverture, trois d’entre elles sont citées, anglais, chinois, français, mais dans le dossier on en trouve six, arabe, russe et espagnol venant s’ajouter aux trois premières. L’ennui, bien sûr, dans ce type de dossier est qu’il n’y a pas de ligne directrice, de coordination scientifique, mais un choix d’articles d’origines diverses, même si cela en constitue du même coup l’intérêt. En outre, les auteurs sont de compétences variées. Ainsi le texte consacré à l’anglais est-il signé par John McWhorter, linguiste de bonne réputation, tandis que les autres le sont par des journalistes. Mais ce qui m’intéresse est plutôt la liste de ces langues. : pourquoi ces six là ? Pourquoi l’arabe par exemple, alors que l’article extrait d’un journal d’Abou Dhabi explique que cette langue est négligée dans les Etats du golfe au profit de l’anglais et qu’il deviendrait une langue seconde ? Et pourquoi pas le portugais ?

En fait l’importance des langues ne repose pas seulement sur le nombre de leurs locuteurs « langue première » mais aussi sur celui de ceux qui l’étudient, ou encore de ceux qui l’utilisent comme langue véhiculaire. Ainsi, parmi les langues les plus parlées en langues premières on trouve, après le chinois, l’espagnol et l’anglais, des langues auxquelles on ne songe pas souvent, comme le bengali, le hindi et le portugais.

Reste la place de ces langues dans les systèmes scolaires. Dans un encadré le Courrier international donne le nombre d’apprenant de quelques langues. L’anglais vient en tête, champion toutes catégories avec 1,5 milliards d’élèves, suivi par le français (82 millions) et le chinois (30 millions), allemand et espagnol se situant beaucoup plus loin (14,5 millions chacun), l’italien ayant 8 millions d’apprenants et le japonais 3 millions. Mais il faudrait avoir en outre les mouvements, à la hausse ou à la baisse, du nombre de ces apprenants.

On le voit, il est difficile de donner un état exact de la situation linguistique du monde. Mais ce qui est sûr, c’est que le nombre de langues est en diminution constante. Et comme la population mondiale est, elle, en progression, nous allons nécessairement assister à une multiplication du nombre de locuteurs de certaines langues. Comme dans certaines disciplines sportives, la médaille d’or est attribuée par avance. Mais qui sera sur le podium, après l’anglais ? C’est une bonne question, et je vous remercie de l’avoir posée...

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fleche23 août  2015 : La mort de Barthes et les couilles de Sollers peuvent-elles changer le cours d'une élection présidentielle ?
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L’année 2015, centième anniversaire de sa naissance,  a été, de différentes façons, une « année Barthes », qui a vu des expositions, des colloques,  une nouvelle biographie, celle de Tiphaine Samoyault, bref nul ne peut désormais ignorer le nom de celui qui me disait un jour avoir une reconnaissance qualitative mais non pas quantitative.

Dans ce concert de louanges et de célébrations Laurent Binet est venu mettre un petit grain de sable qui fera sans doute grincer bien des dents avec un « roman »,  La septième fonction du langage. Disons-le tout de suite, du point de vue strictement littéraire, le livre est écrit comme un cochon, mais qu’importe, il est plaisant, parfois irritant, souvent délirant, et il porte en sous-titre une question, « qui a tué Roland Barthes ? », qui l’apparente donc à un polar. Mais commençons par des données objectives, ou du moins par deux faits dont je suis en mesure d’assurer l’authenticité. 

-D’une part, le 25 février 1980, Roland Barthes sort d’un déjeuner organisé par Jack Lang dans un appartement de la rue des Blancs-Manteaux, dans le Marais, un déjeuner regroupant autour de François Mitterrand des artistes ou intellectuels  (Barthes donc, et Jacques Berque, Danièle Delorme, Pierre Henry...). Il rentre à pied vers le quartier latin, pour se rendre au Collège de France et, distrait, il traverse la rue des Ecoles sans voir une camionnette qui le renverse. Transporté à l’hôpital il mourra le 26 mars 1980. Ce déjeuner m’a été raconté, dix ans après les faits, par deux témoins directs, François Mitterrand dans son bureau de l’Elysée, et Jack Lang dans son bureau du ministère de la culture. Nous avons donc là un élément de « réalité ».

-D’autre part le linguiste d’origine russe Roman Jakobson, dans un texte célèbre intitulé « linguistique et poétique » a avancé une théorie selon laquelle le langage aurait six fonctions, dont je vous épargne la liste. Je puis par ailleurs vous assurer que Jakobson était doué d’un solide sens de l’humour, ce qui je vous l’accorde n’a rien à voir. Mais je peux subodorer qu’il aurait apprécié les délires de Binet.

Revenons donc au livre de Laurent Binet. Tout part d’une enquête sur les circonstances de l’accident et de la mort de Barthes, avec très vite une intuition selon laquelle on a tué volontairement le sémiologue, pour lui dérober un papier concernant la septième fonction du langage, une feuille recto verso qui se trouve dans la poche de sa veste. Ce court texte, rédigé de la main de Jakobson, serait le mode d’emploi de cette septième fonction, celle qui confère le pouvoir par la parole, la certitude de battre n’importe qui dans un débat. Le policier chargé de l’enquête s’est adjoint l’aide d’un jeune enseignant de sémiologie à l’université de Vincennes qui va lui permettre de s’y reconnaître, enfin, presque, dans les dédales des théories du signe.

Pour simplifier, résumons. Julia Kristeva tout d’abord, s’avère être la fille du patron des services secrets bulgares et elle est chargée de récupérer le précieux texte. C’est donc elle qui fait tuer Barthes, possède le document, en confie une copie à Althuser en lui demandant de la cacher. Hélas, sa femme, Hélène, la jette à la poubelle et fou de rage le philosophe l’étrangle. Les morts se succèdent, assassinés par des Bulgares, et l’on découvre en cours de route l’existence d’une sorte de société secrète, le Logos club avec une organisation strictement hiérarchisée, un « protagoras magnus » au sommet de la pyramide, dix sophistes, ensuite des tribuns, des péripatéticiens, des dialecticien, des orateurs, des rhéteurs et tout en bas des parleurs. Il y a aussi deux Japonais, tout aussi mystérieux et tout aussi barbouzes, pour qui « les amis de Barthes sont nos amis » et qui contrecarrent sans cesse les actions des Bulgares.  L’enquête se poursuit en Italie, puis aux Etats-Unis, tout s’embrouille et tout est clair à la fois.

Beaucoup de gens sont donc prêts à tout pour avoir ce texte, d’où les morts, mais on découvrira à la fin du livre que lors du repas autour de Mitterrand Jacques Lang l’a subtilisé dans la poche de Barthes et, qu’en coulisse, Regis Debray et Derrida rédigent un faux texte qui sera remis dans la poche du sémiologue.

Il y a donc une vraie version de la septième fonction du langage, entre les mains des amis de Mitterrand, ce qui lui permettra un an plus tard de battre Giscard d’Estaing dans un débat télévisé et de remporter l’élection présidentielle, et quelques fausses versions qui circulent et pour laquelle on se bat, on se tue. Mais pourquoi Kristeva accorde-t-elle tant d’importance à cette septième fonction ? Pour la science ? Non, bien sûr. Pour son père tout d’abord, et pour Sollers qui rêve d’aller défier les rhéteurs du logos club. Or les joutes orales ont un règle stricte : celui qui défie quelqu’un de classé immédiatement au-dessus de lui paie cher une éventuelle défaite : on lui coupe un doigt. Sollers, lui, est plus ambitieux, il défie directement le chef suprême, le protagoras magnus, qui se trouve être Umberto Eco. Il est sûr de gagner, il a la septième fonction. Mais elle est fausse et il perd. Dans ce cas la sanction est plus dure, on lui coupe non pas un doigt mais les testicules. Dans Hécatombe Brassens mettait en scène quelques dizaines de mégères attaquant la maréchaussée et racontait qu’à la fin, suprême outrage, elles leur auraient bien « coupé les choses » mais que « par bonheur ils n’en avaient pas ». Selon Binet, Sollers en avait, mais par malheur on les lui coupa....

Ajoutons à cela des considérations sur les styles oratoires, sur les différences entre la sémiologie et la rhétorique, la première analysant, décodant, tentant de comprendre, étant défensive, la seconde persuadant, convainquant, étant offensive, les deux étant comparées aux façons respectives de jouer au tennis de Borg et de McEnroe, lift, passing shots  contre volées, accélérations... Là aussi on rit beaucoup mais, parfois, on réfléchit. Ou encore les libertés avec la chronologie que prend Binet, faisant tuer Derrida  (il ne mourra en fait qu’en 2004) et mettant en scène à ses obsèques Sartre (qui est en fait mort quinze jours après Barthes). Jakobson mourra, lui, en 1982, et il apparaît comme un deux ex machina,  mais je vous laisse tout de même quelques surprises...

Certains diront que ce livre est homophobe, et il est vrai que les scènes d’orgies dans lesquelles brille en particulier Michel Foucault ne sont pas piquées des hannetons. D’autres y verront du poujadisme intellectuel, et il est vrai que Kristeva, Sollers, Bernard-Henri Levy et quelques autres en prennent plein la gueule pour pas un rond. D’autres enfin diront que le personnage de Barthes, furtif puisqu’il meurt dès le début, n’est pas à son avantage, indécis, ombrageux, pleutre, dragueur impénitent de jeunes hommes, incapable de se consoler de la mort de sa mère, toutes que nous savons déjà et qui n’enlèvent rien à son importance intellectuelle. Mais il s’agit d’un livre foutraque et jubilatoire dont je n’ai donné ici qu’une pâle idée. Ah oui, encore une scène, un repas chez Kristeva-Sollers (Sollers que certains appellent –dans le livre- monsieur Kristeva), au cours duquel la maîtresse de Lacan enlève, sous la table, sa chaussure et du bout du pied vient chatouiller le sexe de Levy, assis en face d’elle et qui bande comme, comme quoi, comme un nouveau philosophe, tandis que dans la cuisine Kristeva trousse une attachée d’ambassade chinoise.

Un dernier détail. Un jeune marocain, l’un des amants de Michel Foucault, avait une version du vrai texte de Jakobson, enregistrée sur cassette dans son walkman. Il la connaît donc sur le bout des doigts et en profite pour utiliser son habilité orale pour obtenir une carte verte aux Etats-Unis, et divers autres avantages. Il a sous sa coupe un jeune étudiant noir, futur avocat, dont il veut faire un sénateur, et peut-être plus. Cela se passe il y a 35 ans. Si les petits cochons ne l’ont pas mangé, ce Slimane est toujours vivant... Que nous réserve-t-il ? Ce qui est sûr c’est que, n’étant pas né aux USA, il ne pourra pas, lui, en devenir président. Et que François Mitterrand a été élu en 1981...

En 1973, un film d’inspiration situationniste, détournement d’un film de kung fu chinois, s’intitulait La dialectique peut-elle casser des briques ? Je rebaptisais volontiers le livre de Binet La mort de Barthes et les couilles de Sollers peuvent-elles changer le cours d’une élection présidentielle ?

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fleche21 août  2015 : Guerre des icones
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Olympe de Gouges  va donc entrer à l’Assemblée nationale. Oui, vous avez raison de hausser les sourcils ou de vous gratter la tête. D’une part il n’y a pas d’élections législatives ces jours-ci, d’autre part on ne voit pas comme madame de Gouges aurait pu s’y présenter : elle a été guillotinée en 1793. Non, c’est sous la forme d’une statue, un buste pour être plus précis, installé en face de celui de Jean Jaurès, de part et d’autre d’une porte de l’hémicycle, que cette militante des droits de la femme mais aussi de la suppression de l’esclavage va figurer dans le temple de la démocratie. Après l’entrée de deux nouvelles femmes au Panthéon, cette statue témoigne, bien sûr, d’une volonté d’équilibrer les sexes, ou de s’approcher de la parité. Mais elle appelle en même temps à la réflexion sur la fonction des icones.

Le hasard fait qu’hier, dans la page « idées » de Libération,  un professeur d’esthétique, Bruno Nassim Aboudrar, s’interrogeait sur les destructions opérées par les islamistes, depuis les bouddhas de Bamyan, en Afghanistan, jusqu’aux statues de Mossoul. Son point de départ se résume à une question simple : iconoclasme ou vandalisme ? Et, sur deux grandes pages, il revisite l’histoire de la ville de Rome et du christianisme pour conclure d’une façon pour moi obscure : « on peut penser que le vandalisme n’est pas contraire au projet d’un islam virulent- mais l’iconoclasme, si ». Quoi qu’il en soit, et au-delà de leur fonction religieuse ou pas, les images sont au centre de notre vie. En 1965 Georges Perec, dans son roman Les Choses, épinglait la société de consommation. Cette société impliquait un désir de possession des choses, alors que la société d’icones que nous vivons implique simplement que nous les subissions, que nous les percevions. Une société de perception s’est greffée sur la société de consommation et elle est peut-être plus pernicieuse. Nous voyons, nous subissons, sans nécessairement analyser ou comprendre. Or il y a toujours quelque chose, une histoire, une idéologie, une fonction, derrière les images. Et si nous évacuons l’argument religieux qui voudrait que l’islam interdise les représentations des créatures divines (chacun sait qu’on a beaucoup représenté dans l’islam, voir par exemple les miniatures persanes), il ne reste que l’incompréhension. Détruire parce qu’on ne comprend pas, parce qu’on ne perçoit pas l’histoire, la culture, derrière une icone. C’est-à-dire détruire tout simplement par inculture ou par refus de la culture. Non pas par rage religieuse mais par humiliation devant ce qui nous dépasse.

Je sais qu’en lisant ce qui précède, certains croiront entendre la longue plainte de diptère sodomisés, mais il y a là, cependant, un débat important pour tenter de comprendre le vandalisme ou la barbarie. En voyant bientôt le buste d’Olympe de Gouges à l’Assemblée nationale certains sauront que cette icone est porteuse d’un pan d’histoire, de notre histoire. D’autres, hélas, y verront une femme et regretteront qu’elle ne soit pas affublée d’un tchador. Pour finir avec un sourire, il y a peut-être quelque chose à tirer de cette histoire de tchador. Si toutes les statues, toutes, qu’elles représentent un homme ou une femme, étaient « tchadorisées »,  bâchées, nous aurions à la fois une égalité absolue des sexes, puisqu’on ne pourrait plus distinguer leur sexe, et la fin de la guerre des icones. Voilà une idée qu’elle est bonne ! Qu’en pensent les féministes ?

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fleche10 août  2015 : Oxala !
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Le linguiste est parfois, face aux mots, comme un géologue face à des fossiles. Je viens de lire un petit article parlant de la ville d’Hyères et d’une longue plage, la « plage de l’Almanarre ». Immédiatement je vois derrière ce mot une origine arabe, al manar, « le phare », et je ne ressens même pas le besoin d’aller vérifier. Mais ce qui est évident pour un linguiste ne l'est pas pour tout le monde. Hasard du calendrier, je recevais en effet hier un ami que je n’avais pas vu depuis longtemps et sa femme, brésilienne. Au moment de nous quitter, nous nous promettons de nous revoir, elle lance oxala !, je lui dit que chez moi on dit inch allah !, elle ne comprend pas et je lui explique qu’ ojala en espagnol ou oxala en portugais viennent de l’arabe. Mais non, me dit-elle, et elle m’explique, ce que je savais déjà, qu’il y a au Brésil une divinité du candomblé nommée Oxala, et que cette expression en découlait. Je n’ai pas insisté, il n’est pas toujours bienvenu de dire aux gens qu’ils se trompent.

Mais ceci nous montre qu’ il en va des étymologies comme des fossiles ou des pièces archéologiques : il faut les interpréter dans leur contexte et dans leur histoire pour pouvoir écouter leur discours. Car l’oiseau ne chante bien que dans son arbre généalogique.

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fleche8 août  2015 : Points de vue
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Il est des jours où l’on s’interroge, où l’on tourne sept fois sa plume avant d’écrire, où l’on se demande s’il faut vraiment dire ce que l’on pense, si ce ne sera pas mal pris... Ou, pour être plus précis, il est des jours où je m’interroge, où je   tourne sept fois ma plume, etc. Ainsi, depuis près d’une semaine, les media nous inondent d’un discours compassionnel dégoulinant de bons sentiments. Dans une petite ville de Bretagne, Rohan, on pleure la perte de quatre jeunes-gens dans un accident de voiture, les familles ravagées se cloitrent dans le silence, la population soutient bien sûr ces parents malheureux, les amis des disparus ou leurs professeurs disent tout le bien qu’ils en pensent, la municipalité exprime sa peine et tout à l’avenant. Un discours habituel en quelque sorte : quand la presse n’a pas grand chose à dire, elle cherche à faire pleurer des pleurs des autres...

Et, bien sûr, derrière ces tonnes de sucreries, les conditions de l’accident, pas vraiment cachées mais mises au second plan ou dans un coin de l’image, évoquées comme en passant. Résumons : quatorze jeunes-gens, tous mineurs, dont aucun donc ne possède le permis de conduire, s’entassent dans un véhicule prévu pour six personnes après une soirée arrosée et finissent dans le fossé après quelques tonneaux. Résultat : quatre morts.

Nous avons donc deux points de vue différents, celui, objectif, des enquêteurs (et plus tard des assureurs) qui souligne l’absence de permis de conduire et le taux d’alcoolémie du conducteur, et celui, subjectif, que choisit la presse. Dans les deux cas on peut s’attendre à des réactions différentes des lecteurs ou des auditeurs. D’une part la pitié, la solidarité avec les familles, la compassion donc, d’autre part la colère contre ces jeunes cons irresponsables et les parents qui leur ont peut-être prêté le véhicule (rien n’est dit sur ce point). Deux boulevards à réactions, qui vont bien sûr dans des directions très différentes, deux façons de manipuler l’opinion. Du sentiment à la carte, en quelque sorte : choisissez les pleurs, la colère ou l’indifférence, comme il vous plaira. Et personne n’osera tourner le dos à la compassion, de crainte d’être perçu comme  dénué de sentiments ou pire comme un vieux con.

Pour finir, une petite question. Imaginons que les quatre morts n’aient pas été des lycéens pleurés par leurs parents et leurs amis mais des gamins plus jeunes encore, des petits vieux sortant de leur asile : comment les media auraient-il traité l’évènement ?

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fleche1er août  2015 : Lecture
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Je viens de déterrer d’un recoin de ma bibliothèque un livre que j’avais lu il y a une cinquantaine d’années, L’Extricable, de Raymond Borde. Borde, qui se définissait comme surréaliste, avait la particularité d’avoir fait une thèse sur La pensée économique de Joseph Staline, d’avoir été membre du parti communiste  et d’avoir gagné sa vie comme inspecteur des finances. S’il est plus connu comme critique de cinéma, en particulier dans la revue Positif, et comme fondateur de la cinémathèque de Toulouse, son petit livre (une centaine de pages en gros caractères), écrit dans une langue brûlante, était, en 1963, la subversion même. J’ai vérifié, il a été réédité, il est disponible, vous pouvez vous jeter dessus. Mais, pour vous aguicher, je vous en propose quelques morceaux choisis.

A propos, tout d’abord, des « intellectuels de gauche », compagnon de route ou membres du PCF :

-« Vous étiez les humbles servants d’un animal énigmatique, le prolétaire, et vous mettiez votre plus vieux costume, votre smoking du pauvre, pour assister aux réunions de cellule ».

-« On m’accordera que des homoncules comme Garaudy, Kanapa, Aragon se disaient communistes en donnant peu d’eux-mêmes et qu’ils portaient la Révolution comme un plumet sur leur chapeau ».

-« Ainsi nous étions calés sur le dos du prolétariat. Nous le montions comme un cheval, le chargions de nos songes, pour franchir à coups d’éperon la barrière boréale .... Nous chevauchions un cheval qui s’est évaporé »

A propos, ensuite, de la critique du stalinisme et de l’état de la classe ouvrière :

« Un temps, nous avons cru que le problème était seulement de répudier le stalinisme. Cela paraissait simple : le marxisme avait déraillé, il suffisait de le remettre sur la voie royale de la liberté... Mais la machine à laver est plus forte qu’un tract écrit avec du sang... Le mouvement ouvrier avait déjà opté pour l’idéologie qui convenait au prolétaire des H.L.M »

J’aime bien aussi des passages concernant les enquêtes d’opinion, les sciences humaines naissantes :

-« La machine à mesurer les émotions désarmera votre autodéfense. Les électrodes sur la peau, on vous présentera des objets orduriers : des numéros de « Paris-Match », une famille nombreuse, un mutilé ranimant la flamme. Vous sang ne fera qu’un tour. Vous serez perdu ».

-« Les sciences humaines dissipaient la nuée, dans un grand nettoyage mental, parce qu’elles étaient enfin, vingt siècles après le Christ et quarante ans après Bergson, des sciences, tout simplement.

Mais à quel prix. A un prix qui nous saute à la gorge. Elles ont engendré une méthode d’investigation qui est fasciste par essence. Elles se nourrissent du viol de la conscience, elles donnent la question. Elles s’occupent de l’individu pour le toiser et le ficher, l’indexer et le massifier. Elles utilisent un procédé aussi vieux que les flics et qui, de Bornéo à Mathausen, se nomme l’interrogatoire ».

« Démasquez les physiciens, vides les laboratoires, demandait le groupe surréaliste dans le tract du 18 février 1958. Ce mot d’ordre libérateur qui était dirigé contre les centres nucléaires, je suggère qu’on l’étende aux sciences humaines. Dans la hiérarchie des déjections sociales, le psycho-technicien a sa place entre le curé et le commissaire ».

Et puis ce passage délicieux concernant le docteur Schweitzer. Déjà Boris Vian avait, dans Cantilènes en gelée, écrit ces vers qui me ravissaient : « Sachez que depuis cent ans / En long en large et en travers / Qu'il soit minuit, qu'il soit midi / Vous me faites chier, docteur Schweitzer/ Il importait que ce fût dit ». Mais Borde est à la fois plus radical et plus analytique :

« Les mass-média viennent d’insérer dans la conscience des foules une chenille processionnaire qui est le prototype des nullités de l’an 2000, je veux dire le docteur Schweitzer. On n’a pas accordé assez d’attention à l’entrée en scène de cet idiot complet, qui est un indice prodigieusement révélateur de la société future. Le personnage est connu dans le monde entier. A-t-il écrit ? Non. A-t-il inventé ? Non. A-t-il baisé la reine de Siam ? Non. Qu’est-il. Rien. Justement il n’est rien. Et c’est ce rien qui a permis de fabriquer le mythe. L’individu a joué de l’orgue en Alsace. On lui prête un chagrin d’amour en 1014. Il a 87 ans et ce Pétain de la médecine donne de l’aspirine à nos frères inférieurs. Voilà donc le chromo tracé... »

Enfin, pour terminer, ce conseil stratégique :

« Lorsque 3 000 manifestants s’accroupissent sur la chaussée du boulevard Saint-Germain et que les flics chargent, cela relève malheureusement, en dernière analyse, d’un folklore de la violence et de la non violence où, comme dans les dessins animés, l’éternel chat poursuit l’éternelle souris. C’est là qu’il faut avoir une idée provocante, celle-ci par exemple : que les 3 000 accroupis se débraguettent et se masturbent. Nul ne peut dire quelle sorte de traumatisme viendra buter alors sur la conscience collective ».

Bref, vous m’avez compris, il faut de toute urgence lire ou relire ce texte décapant et salutaire. Il vous lavera les méninges.

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Juillet 2015

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fleche27 juillet    2015 : Le temps passe
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Ce matin, chez le marchands de journaux, un homme achète L’Equipe et discute avec le commerçant du Tour de France :

-Et voilà, c’est fini !

-Oui, et on a un an de plus...

Le Tour de France comme mesure du temps, je n’y avais pas pensé. On pourrait songer, bien sûr, à Noël, au premier de l’an, au Ramadan ou à Yom Kippour, aux vacances estivales, un an de plus chaque fois, chacun son étalon, même si l’on reste dans la même notion d’années, 365 jours. Mais il est des façons de vieillir moins vite, quatre fois moins par exemple, en se fondant sur les années bissextiles et en soupirant après chaque 29 février « une année de plus ! ». Ou de vieillir quatre fois plus vite, si l’on veut, en se fondant sur le passage d’une saison à l’autre, « une saison de plus ! ».

Je sais, souligner cette relativité des instruments de mesure n’a rien d’original : les calendriers chrétien, juifs ou musulmans sont là pour nous le montrer, basculant du calendrier solaire au calendrier lunaire et n’ayant pas le même point de départ. Nous sommes ainsi en 2015 pour le calendrier grégorien, en 1436 pour le calendrier hégirien, en 5775 pour le calendrier hébraïque...

 Mais je me dis qu’il y a des moyens plus originaux de découper le temps qui passe. Certains pourraient par exemple se fonder sur leurs cuites, « une de plus », sur leurs mariages ou leurs divorces, « un de plus », sur leurs gains à la loterie, ce qui constituerait la façon de vieillir le moins vite. Ou encore, sur les palinodies des hommes politiques, chaque fois que l’un ou l’autre dit le contraire de ce qu’il a dit précédemment. De ce point de vue, celui qui nous ferait vieillir le plus vite serait sans doute Nicolas Sarkozy.

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fleche26 juillet 2015 : Danser au pied d'un volcan ?
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Je viens de passer une semaine en Tunisie et, depuis ma dernière visite, il y a huit mois, deux évènements au moins sont venus modifier l’ambiance, deux attentats, deux massacres, le premier au musée du Bardo et le second à Sousse. Dans la presse, tous les jours, on lit les échos d’un marasme touristique : le nombre de touristes a baissé de 73% par rapport à juillet 2014, les hôtels sont vides, mêmes les Algériens ne viennent pas, certains ferment, débauchent leur personnel. Manque à gagner, un milliard d’euros, impossible d’évaluer pour l’instant les emplois perdus ou suspendus, bref ce que les islamistes veulent, créer la peur, empêcher les touristes de venir, se réalise. D’ailleurs, pendant mon séjour, à Menzel Bourguiba et près de Sedjenane, c’est-à-dire à une cinquantaine de kilomètres, des terroristes ont été arrêtés, fusillade, morts...

Pourtant, le soir, dans les rues d’Hammamet ou sur la corniche de Bizerte, la cohue est intense. Des voitures, des mobylettes, des motos se mêlent dans  un ballet insensé, les bars sont pleins, les plages débordent. Les vacances, bien sûr, mais seule une petite partie de la population prend des vacances à la mer. J’avais déjà noté, après l’expulsion de Ben Ali, que  la « révolution de jasmin » avait donné naissance aux comportements les plus désordonnés et que la « liberté » se résumait pour beaucoup à rouler en sens interdit. Le mouvement s’est aujourd’hui accentué. C’est une débauche d’accommodements avec la loi. Personne ne porte de casque sur les deux roues, on construit de façon anarchique, dans des zones interdites, on ajoute un étage aux maisons déjà existantes sans permis de construire, l’entretien des hôtels laisse à désirer …

On peut lire dans la presse que la Tunisie est le pays qui fournit le plus de candidats au jihad, et le gouvernement se préoccupe surtout de la sécurité : une loi est en discussion au parlement, on construit un système de protection le long de la frontière libyenne, les contrôles de police se multiplient sur les routes, la sécurité est renforcée dans les hôtels. Il se préoccupe aussi du niveau de l’enseignement : le bac, qu’on avait tendance à donner à tout le monde, est devenu plus sélectif : 27% de réussite cette année.

Assistant à une remise de prix par l’amicale des anciens élèves du lycée de Bizerte j’entends des enseignants fustiger la « vermine à kalachnikov » ou conseiller aux élèves de ne pas venir présenter leurs examens en niqab. Fort bien. Dans une résidence hôtelière fréquentée par des hommes qui boivent beaucoup, par des femmes en bikini, tous tunisiens, personne ne proteste lorsque la bonne d’une famille d’émigrés venue du Var entre dans la piscine tout habillée, vêtements et voile… Comme si l’on n’osait pas défier une sorte de pouvoir invisible… On boit plus que de raison, on bronze, mais on n’ose pas protester contre ces femmes bâchées qui entrent dans l’eau avec leurs habits de ville, comme si l’islamisme était menaçant même dans ces lieux protégés. On ne sert pas d’alcool dans les bars en ville, on boit dans les hôtels, les restaurants, ou chez soi, négligeant les interdits religieux, mais on fait semblant de ne pas voir le poids de cette même religion à ses côtés.

En bref, on a l’impression, en observant ces vacanciers fortunés, ces fêtards ou ces ivrognes clandestins, d’une sorte de schizophrénie. S’étourdir pour oublier ? Ou bien danser au pied d’un volcan au bord de l'irruption ?

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fleche14  juillet 2015 : Leçon de choses
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Adoptée en 1992 par le conseil de l’Europe, la Charte européenne des langues régionales et minoritaires est, en France, un véritable serpent de mer. Signée en 1999, alors que Lionel Jospin était premier ministre, elle n’a jamais été ratifiée, à cause de l’opposition du Conseil d’état et du Conseil constitutionnel. Arguments : la France est un pays uni et on ne peut pas accorder de particularités à des minorités et, surtout, le principe même de la Charte est en opposition à l’article 2 de la Constitution qui stipule que la langue de la République est le français. Conclusion : il faudrait, pour pouvoir la ratifier, modifier cette Constitution.

François Hollande avait dans sa liste de promesses de campagne de 2012 mis cette ratification. Il y a deux ans Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture, avait mis sur pied une commission de dix membres (deux linguistes, deux juristes constitutionnalistes et six élus, sénateurs ou députés de régions dans lesquelles certains parlaient des langues minoritaires), commission dont j’étais membre. Et nous avions en gros considéré que la modification de la Constitution était trop risquée. Il faut en effet pour cela réunir le Parlement (sénat et assemblée nationale) et obtenir une majorité qualifiée. Or cela nous semblait difficile : la jacobinisme est bien installé sur tous les bancs des deux assemblées... Nous avions donc considéré que le plus simple était de faire des propositions allant au moins aussi loin que celle de la Charte, mais sans toucher à la Constitution. Peu de temps après la remise de notre rapport, Aurélie Filippettit quittait le gouvernement et le plus grand silence régnait sur cette affaire.

Et voici donc que François Hollande annonce qu’il va procéder à cette ratification. On peut, bien sûr, analyser ce projet de façon cynique : ou le Parlement refuse la modification, et Hollande pourra dire que c’est à cause des parlementaires qu’il n’a pas pu tenir sa promesse, ou il l’accepte, et dans les deux cas il est gagnant. Mais on peut aussi se dire qu’il est sincère et veut vraiment  cette ratification. De toute façon, il va être passionnant, pour ceux qui s’intéressent à la politique linguistique, d’observer ce qui va se passer. Bien sûr, après la crise grecque, les élections régionales vont occuper le devant de la scène et cette question risque de passer au second plan. Il demeure que les débats, inévitables, sur les langues régionales, vont constituer une véritable leçon de choses.

Je voudrais juste vous donner une clé de lecture. La Charte exclue expressément de son champ les langues de migrants. Or elles sont beaucoup plus parlées en France que les langues régionales. C’est-à-dire qu’une véritable politique linguistique de la diversité devrait prendre en compte à la fois l’arabe, le kabyle ou le chinois que le breton ou le basque. A suivre, donc.

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fleche8 juillet 2015 : Revue de presse
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Aujourd’hui donc, revue de presse, mais revue de presse grecque, car la Grèce est partout, et comme on verra revue de presse de linguiste. Ce matin, dans La Provence, ce titre : « La Grèce pressée de présenter ses propositions ». Tiens, je pensais qu’elle trainait plutôt les pieds ! Un titre de Libération éclaire cependant les choses : « Alexis Tsipras pressé par Bruxelles d’abattre de nouvelles cartes ». Mais cette phrase à double sens, « La Grèce pressée de présenter ses propositions », plairait à Noam Chomsky : on ne peut pas rêver plus bel exemple de phase ambigüe en surface. La Grèce donc n’est pas pressée, mais on la presse de se presser. Reste que les Grecs risquent bien de se voir pressés comme des citrons. Justement, pour rester dans les métaphores fruitières, je lis dans Libération « Les Grecs mi-figue mi-raisin sur la France ». Or, une étymologie peut-être populaire voit à l’origine de cette expression une pratique frauduleuse de marchands grecs qui mélangeaient des figues à leurs colis de raisin, un fruit bon marché avec un autre plus cher... Ah ! Ces Grecs ! Charlie hebdo pour sa part fait dans le mot valise : « la danse de l’été, le sirtacons ». Et, selon Le Canard enchaîné,  Merkel aurait soupiré à l’oreille de François Holland :  « Avec le Grec, on s’en Zorba ! ». Le Monde de son côté fait une métaphore fruitière bilingue sans le savoir :  « la Grèce sort de la zone Apple ». Allez, une lecture un peu humoristique de la presse est parfois zénifiante (ce qui est notablement mieux qu’une lecture lénifiante).

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fleche7 juillet 2015 : Grèce, quoi demain ?
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JJ’ai toujours pensé, depuis qu’il existe en France, que le référendum était une hérésie démocratique. Je sais, il est de bon ton de dire que donner la parole au « peuple » est le summum de l’action démocratique. Encore faut-il que le « peuple » ait les moyens de juger, de soupeser, de choisir, faute de quoi le référendum tourne au plébiscite : non pas oui ou non à une question mais à celui qui la pose. Nous avons vécu cela avec De Gaulle, nous nous sommes réveillés lorsqu’en mai 2005 nous avons voté non à un référendum sur la constitution européenne, et nous avons vu comment on nous a volé notre vote en passant par le parlement. Si le référendum avait réellement été un acte démocratique, il aurait fallu respecter le choix du « peuple ».

Ce qui vient de se passer en Grèce est une caricature de ce que je viens de décrire. La question, tout d’abord, à laquelle il fallait répondre par oui ou par non  (mais le bulletin de vote inversait ces termes et mettait le non en première ligne), longue de 17 lignes, était incompréhensible. Dans un pays dans lequel la participation au vote est obligatoire (mais, contrairement à d’autres pays comme le Brésil ou la Belgique, l’infraction n’est pas punie par une amende...), 40% des gens se sont abstenus. Les autres ont donc voté à une large majorité non. Non, c’est-à-dire oui à Tsipras, ce qui nous montre bien que ce référendum était un plébiscite. Notons au passage qu’en France les seules forces politiques qui se sont réjouies de ce résultat sont le Front National et Jean-Luc Mélenchon. Mais notons surtout que ce référendum n’a rien réglé. Il n’y a plus d’argent en Grèce, les banques sont fermées, l’état ne paie plus ses factures et tout va se rediscuter demain ou après-demain. Tsipras, qui a forcé son ministre des finances, Varoufakis, à démissionner, cherche visiblement à calmer les Européens, et tout laisse à penser qu’il tient à rester au pouvoir. Mais sa marge est étroite. Depuis près de six mois qu’il est aux affaires, il n’a rien changé à la situation de son pays, un pays dont les principales ressources sont les armateurs (qui ne paient pratiquement pas d’impôts) et le tourisme. Pas d’exportation, et beaucoup d’importation qu’on ne peut plus payer. Alors, quoi demain ?

Si les hommes politiques ont un devoir, c’est de proposer à leurs électeurs des choix politiques, de présenter un programme : une politique de l’offre si je puis dire. Et j’ai le sentiment que Tsipras fait le contraire, une politique de la demande, répondant à ce que demande le « peuple ». Ce qui pourrait être une définition du populisme.

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fleche4 juillet 2015 : L'accent de Pasqua
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Charles Pasqua, qui vient de mourir, émettait de lui-même différentes images. Parrain, à tous les sens du terme, de la droite gaulliste, patron pendant vingt ans d’une police parallèle, le SAC (service d’action civique), mêlé à différents coups tordus, à des rétro commissions en tous genres, à des magouilles en Afrique, en particulier dans les casinos, il était en même temps le Fernandel de la politique, jouant de sa faconde méridionale avec talent. Mais c’est autre chose qui m’a marqué chez lui, quelque chose qui relève de la linguistique.

Pasqua a été par deux fois ministre de l’intérieur (et j’aimerais bien savoir ce qu’il a pu laisser, dans ses coffres forts, comme dossiers sur ses congénères politiques) et certains ont cru qu’il aurait pu avoir un destin national plus prestigieux, premier ministre ou, pourquoi pas, candidat à l’élection présidentielle. J’ai toujours pensé le contraire, que le ministère de l’intérieur était la plus haute fonction à laquelle il pouvait prétendre, non pas parce que ses capacités étaient limitées mais pour des raisons sémiologiques.

Tout d’abord une précision : Pasqua n’avait pas l’accent corse, mais un très fort accent grassois. Ce petit fils de berger corse était en effet né sur le continent, à Grasse, la ville des parfums qui dégage d’ailleurs parfois, lorsque le vent souffle des usines vers la ville, une odeur assez insupportable. Ce n’est cependant pas cette odeur qui aurait pu faire obstacle à sa carrière, mais son accent, justement. La France du Nord, et plus particulièrement Paris, où siège le pouvoir politique, porte en effet une oreille à la fois paternaliste et méprisante sur les accents autres que le sien. Je vais enfoncer une porte ouverte, mais il y a des évidences qu’il est bon de rappeler : « avoir un accent » est un lot commun, nous en avons tous un, Brestois comme Parisiens, Marseillais comme Strasbourgeois. Léo Ferré avait lancé un jour « ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres », et il en va de même pour l’accent : c’est toujours celui des autres.

Mais revenons à notre propos. Le temps de ce qu’on appelait la « république du cassoulet », dans laquelle dominait l’accent du Sud-Ouest, est bien révolu. Gaston Deffere par exemple, ancien maire de Marseille, n’a pas réussi dans sa tentative de candidature présidentielle, et Jean-Claude Gaudin, l’actuel maire de la même ville,  ne fut que brièvement ministre. Tous deux pouvaient être député ou sénateur, ministre, mais sûrement pas premier d’entre eux et encore moins président de la république.

Ces deux-là, comme bien d’autres, illustrent parfaitement le  « principe de Peter » selon lequel tout employé tend à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence, ou se trouve un jour confronté à son niveau d’incompétence. Appliqué au personnel politique, à la France et à la langue, ce principe pourrait se formuler de la façon suivante : tout homme politique se heurte un jour ou l’autre à son niveau d’incompétence déterminé par sa façon de parler français. Je sais que Sarkozy à réussi à être président alors qu’il parle comme un cochon, mais il parle avec un accent du Nord. Cela peut paraître idiot, mais le centralisme français, dans sa variante linguistique, n’a pas seulement écrasé les langues régionales, il a aussi disqualifié les accents régionaux. Le résultat en est que l’on peut faire une carrière locale, dans la politique, l’université ou le barreau, avec un accent alsacien, corse ou toulousain, mais que l’on peut difficilement aller plus haut.

En cela, si la carrière de Charles Pasqua n’a pas été une leçon de morale,  elle aura été une leçon de linguistique.

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Juin 2014

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fleche26 juin 2015 :  Plagiat ? Bouquet final
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Je ne résiste pas au plaisir d’aborder une dernière fois l’instructive comparaison de deux textes. Les correspondances sont parfois bénignes, comme ci-dessous :

Calvet page 170

Il y retrouve bien vite Olivier Burgelin qui, à la demande d’Edgar Morin, a quitté la Maison des Lettres pour venir aux Hautes Etudes et prendre en charge le secrétariat de rédaction de la revue Communications

 

 

Gil page  248

Olivier Burgelin, désormais secrétaire de rédaction de Communications, quitte la Maison des Lettres et le rejoint à la  VI° section à la demande d’Edgar Morin

 

 

Mais le passage suivant est plus intéressant :

Calvet page 173 Et Violette Morin a une troisième version qu’elle tient de la bouche même de Barthes : Foucault, Jean-Paul Aron et lui étaient en vacances à Tanger, et Foucault se plaignait sans cesse, amèrement, de ne pas recevoir de nouvelles de son ami resté à Paris. Un jour une mettre arrive à l’hôtel. Barthes la prend, retrouve Foucault à la terrasse d’un café, entouré d’autres personnes, et la lui tend en riant, lui disant d’un air ironique « qu’il a enfin écrit ». Foucault n’a-t-il pas aimé le ton ?

 

Gil page 270 Violette Morin rapporte quant à elle une anecdote  racontée par Barthes : à Tanger ils sont en vacances avec Jean-Paul Aron et Foucault se plaint  de ne pas recevoir de nouvelles de son ami. Une lettre arrive enfin et Barthes seul présent à l’hôtel la lui apporte un peu plus tard. En la lui remettant, il fait une plaisanterie que Foucault aurait très mal prise.

 

En effet, Violette Morin « rapporte », mais rapporte à qui ? Elle est morte en 2003 et il est donc peu probable que M. Gil ait pu la rencontrer et l’interroger...

Passons à un exemple caractéristique de renvois incomplets ou sélectifs :

Calvet page 204

Arrive Catherine Backès-Clément qui, parallèlement à ses études de philosophie, suit les deux séminaires, celui de Barthes et celui de Greimas. « Je viens dit-elle de l’assemblée générale du département de philosophie et nous avons voté une motion qui se termine ainsi : » il est évident que les structures ne descendent pas dans la rue ». On se jette sur la formule, car le structuralisme est bien sûr au centre de la sémiologie, on discute... Barthes, en congé de révolution ce jour-là n’est donc pas là et n’est en rien responsable de la formule. Le lendemain pourtant, dans le couloir de la IVème section des Hautes Etudes, au premier étage de la Sorbonne,  une grande affiche –Barthes dit : « Les structures ne descendent pas dans la rue. Nous disons : « Barthes non plus ».

Cette intéressante manipulation de paternité amuse beaucoup Greimas qui, quelques mois plus tard, sera surpris de la fortune de l’expression. En effet, à l’automne 1968, il part aux Etats-Unis pour une série de conférences. Le premier jour, à Dan Diego, on l’introduit dans un amphithéâtre où il découvre au tableau une inscription à la craie : « les structures ne descendant pas dans la rue ». Il trouvera régulièrement la même phrase inscrite sur les différents tableaux noirs, partout où il passera. La formule, en français, était devenue Outre-Atlantique une sorte de slogan qui voulait marquer la fin d’une illusion sur le structuralisme.

 

Gil page 317

Catherine Backès-Clément arrive d’une AG de philosophie et rapporte une longue motion de trois pages qui se termine par la phrase : « il est évident que les structures ne descendent pas dans la rue ». La phrase est censée être de Barthes. Le constat est écrit au tableau du séminaire un jour que Barthes n’est pas là (un jour sur deux dans le séminaire qu’il partage avec Greimas) et est largement commentée devant Greimas. Il sait que la formule n’est pas de Barthes et trouve le lendemain sur la porte une grande affiche : « Barthes dit les structures ne descendent pas dans la rue. Nous disons Barthes non plus ». La formule fait fortune : Greimas, en tournée aux Etats-Unis trois mois plus tard la retrouvera sur les tableaux noirs des salles universitaires : transformée en slogan, elle symbolise la fin de la puissance structuraliste.

 

 

M. Gil renvoie bien à la page 214 de mon livre, juste après la phrase entre guillemets, « Barthes dit les structures ne descendent pas dans la rue. Nous disons Barthes non plus ». On ne sait donc pas que tout le passage vient de mon livre, et l’on sait encore moins que le récit de Greimas sur sa tournée de conférences au Etats Unis vient également de mon livre : mort en 1992, Greimas n’a sûrement pas pu donner ces détails à M. Gil.

Continuons :

Calvet page 222

 Or, à son retour du Maroc, le paysage culturel français a bougé ; nouvelles revues –Actuel, La cause du peuple dont Sartre a pris la direction après l’arrestation de Jean-Pierre Le Dantec, Charlie Hebdo, nouveaux groupes d’intervention idéologiques –le Secours Rouge, le MLF pour l’année 1970, d’autres suivront, etc. L’université aussi a bougé, les sciences humaines y sont entrées en force

 

 

Gil page 336

Or, depuis son séjour au Maroc, les paysages social, intellectuel et universitaires ont changé. De nouvelles revues de gauche ont vu le jour : Actuel, Charlie Hebdo, La Cause du peuple (dont Sartre a repris la « gérance » en 1971 après l’arrestation de Jean-Pierre le Dantec), de nouveaux mouvements qui  « démarginalisent » les minorités ou les opprimés (MLF, Secours Rouge). Les Sciences humaines remplacent à l’université les Humanités.

 

 

Il y a là, bien sûr, des faits historiques que n’importe qui peut trouver en faisant des recherches. Mais on ne peut qu’être frappé par la succession de mêmes détails et dans le même ordre : le paysage a changé, le nom des trois mêmes revues, ceux de Sartre et de Le Dantec, le Secours Rouge, le MLF, et enfin les Sciences humaines qui prennent place à l’université. Ce condensé de convergences laisse rêveur : décidément, les grands esprits se rencontrent....

 

Autre exemple :

Calvet page 246 

Hervé Landry... note également un trait plus singulier : Barthes, dit-il, n’avait jamais son carnet de chèque sur lui, mais simplement un chèque, glissé dans son portefeuille, qu’il sortait au moment de payer l’addition... En fait la précaution se comprend lorsqu’on sait comment et en quelle compagnie il lui arrivait de finir ses soirées

 

Gil page 368

Et selon Hervé Landry, compte tenu de ses fréquentations de fin de soirée et de début de nuit, il ne sortait jamais qu’avec un seul chèque

 

Ici les chose sont intéressantes car, dans un paragraphe précédent, on lit « Louis-Jean Calvet rapporte leur première rencontre... » : il s’agit de la rencontre entre Barthes et Jack Lang. Quinze lignes et un paragraphe plus bas on lit donc que « selon Hervé Landry », Barthes ne sortait qu’avec un seul chèque. Sans référence à mon livre...

Poursuivons :

Calvet page 257-58

L’entrée officielle au Collège de France approche. A l’automne, le futur professeur dîne avec Maurice Nadeau chez des amis communs. « Tu me donneras ta leçon inaugurale, je l’éditerai » propose Nadeau. Barthes saute sur la suggestion : bien sûr, quelle bonne idée. C’est Nadeau qui dans Combat lui a mis le pied à l’étrier, et c’est lui qui publiera l’achèvement de sa carrière. Plus tard, lorsque la Leçon paraîtra aux éditions du Seuil, Nadeau, un peu amer, lui rappellera sa promesse. Barthes rétorquera qu’il aura mal compris, que jamais il n’aurait pu envisager de publier ailleurs qu’au Seuil... En fait il est probable, comme on verra plus loin, que c’est le Seuil, en particulier François Wahl, qui l’aura empêché de publier chez Nadeau. A la même époque il termine son nouveau livre, les Fragments d’un discours amoureux et ne sait pas commencer agencer ces fragments, les différents chapitres. Avec Romaric, il s’amuse à les tirer au sort, plaçant les titres dans les ordres les plus variés, comme il jouait naguère avec les fiches de son Michelet. Il prépare aussi une maquette  pour la couverture de son livre, avec  l’un de ses dessins. Mais, de la même façon que le tirage au sort des chapitres ne le satisfera pas, il préférera finalement à son dessin un détail de Tobias et l’ange, de l’atelier du peintre florentin Verrochio.

 

Gil page 422

 En septembre il organise l’année universitaire à venir, le séminaire sur la voix et surtout l’entrée au Collège. Il dîne avec Maurice Nadeau et lui aurait promis à cette occasion se leçon inaugurale, qu’il publiera au Seuil finalement. Il termine son dernier livre, Fragments d’un discours amoureux, réécrit à partir du séminaire à partir du séminaire sur le « Discours amoureux » de 1072-73. Il ne sait pas comment agencer les « fragments » qui conformément au genre sont autonomes. Il n’opte pas pour un ordre alphabétique comme il l’a fait  dans Roland Barthes  mais les tire au sort avec Romaric, laissant l’organisation au hasard, comme il le faisait autrefois avec l’ordre des fiches du Michelet.

(...)

le livre devait présenter en couverture une de ses peintures, ce qui signait à nouveau sa dimension biographique –ce sera finalement un détail de Tobias et l’ange de l’atelier de Verrochio.

 

 

Et, pour finir (pour finir vraiment cette fois-ci, je vous le jure, même si je pourrais continuer encore longtemps...), un détail qui m’amuse car il concerne mon pays natal. Barthes rejoint son ami Rebeyrol, ambassadeur de France à Tunis. La résidence se trouve à La Marsa et un petit train, que j’ai souvent pris et que je connais donc bien, fait la navette. Comme on verra ci-dessous, M. Gil est très bien renseignée sur les transports tunisois:

Calvet page 273

 Il y a, entre Tunis et La Marsa, un petit train très populaire, le TGM (Tunis-La Goulette- La Marsa), et Rebeyrol se souvient que Barthes ne voulait jamais prendre la voiture de l’ambassadeur, préférant ce transport en commun dans lequel il pouvait faire des rencontre

 

Gil page 494

Lorsqu’il passe une semaine en Tunisie rejoindre Philippe Rebeyrol à la résidence de l’ambassadeur à La Marsa, il emprunte, pour pouvoir rencontrer des hommes, le TGM (Tunis-La Goulette-La Marsa) et non la voiture de fonction à disposition

 

 

Arrêtons donc là... Et, pour finir, un conseil. Lisez l’excellente biographie de Barthes que Tiphaine Samoyault vient de publier aux éditions du Seuil. En outre, elle cite se sources.

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fleche18 juin 2015 :  18 joint
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J'avais retrouvé ce texte il y a quelques années, en feuilletant un gros livre sur les "unes" de Libération, qui doit être dans un coin retiré de ma bibliothèque, sans prêter attention à l'année exacte, je savais simplement que c'était un 18 juin, mais ce matin, en lisant Libé, l'évidence m'a sauté aux yeux. On y faisait référence à un appel pour la légalisation du cannabis, que j'avais signé, l'appel du 18 joint (ça c'est bien le style de Libé), publié le 18 juin 1976. Il y a 39 ans! Ce qui d'une part prouve que les choses n'avancent pas vite en France, et d'autre part ne me rajeunit pas. Devant cette double évidence harassante, je baisse les bras et part à Paris pour la fête de la musique. A bientôt...

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fleche17 juin 2015 :  Nationalisme, racisme... 
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A Prunelli-di-Fiumorbu, en Haute-Corse, les institutrices avaient prévu pour la fête de fin d’année de faire chanter par les élèves Imagine, de John Lennon, en cinq langues : par ordre alphabétique l’anglais, l’arabe, le corse, l’espagnol et le français. Hélas, cela n’a pas plu à certains parents d’élèves, qui ne veulent pas que leurs enfants chantent en arabe. Protestations, menaces... Selon le recteur, cela n’a rien à voir avec le nationalisme corse, il s’agit « simplement » (sic) de « l’expression d’un racisme primitif de quelques individus qui ne sont sûrement pas assez allés à l’école ». Dont acte. Mais il y a peut-être matière à réflexion sur les relations éventuelles entre racisme et nationalisme. Le nationalisme algérien était à l’évidence « progressiste » pendant la guerre de libération, le nationalisme catalan était, tout aussi évidemment, antifranquiste. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’à Barcelone les espagnols venus d’Andalousie sont le lumpenproletariat  d’une catalogne riche et que, sur le plan linguistique, on tend à inverser la diglossie de l’époque franquiste, le catalan devant la variété haute. Chaque fois que je vois un drapeau, qu’il soit français, corse ou moldave, je pense à Léo Ferré qui disait « le drapeau noir, c’est encore un drapeau ». Autrement dit, tous les drapeaux (et incidemment tous les nationalisme) à la poubelle.

Revenons en Corse. A Prunelli-di-Fiumorbu vit une communauté marocaine dont les enfants vont à l’école. Leurs parents n’ont semble-t-il pas protesté contre le fait qu’on leur fasse chanter Imagine en corse ou en espagnol. Mais certains parents corses ne veulent pas que leurs enfants chantent en arabe. Belle illustration de la lutte pour la diversité linguistique. Nous vivons une époque moderne !

Pour mémoire, une petite piqûre de rappel, ces quelques vers de Lennon :

« Imagine all the people living life in peace (...)

You may say Im a dreamer, but Im not the only one, I hope some day you'll join us, And the world will live as one ».

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fleche16 juin     2015 :  Plagiat ? Acte 10
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Même pour une pièce comique, dix actes cela fait beaucoup, et je crains de commencer à ennuyer le lecteur. Alors un dernier petit exemple de ce que le service juridique de l’éditeur ne considère pas comme un plagiat. Il s’agit cette fois de la rencontre entre Barthes et Georges Péninou, qui sera l’introducteur de la sémiologie dans les milieux publicitaires.

Calvet page 177-78

Georges Péninou, le responsable du département des recherches de la plus grosse entreprise publicitaire française, Publicis. Péninou est un personnage assez particulier. Proche de la quarantaine, cet ancien étudiant en philosophie qui travaille dans la pub depuis dix ans est grand lecteur de Bachelard, de Levi-Strauss et de la revue Arguments  (...) Péninou a en outre été tuberculeux et a séjourné, comme Barthes, au séminaire de Sait-Hilaire-du-Touvet (...) il s’inscrit donc pour une thèse  de troisième cycle sur la « sémiologie de la publicité » et va très vite devenir le porte-voix de cette science nouvelle chez Publicis d’abord puis dans l’ensemble des milieux publicitaire (...) Il amène un jour Barthes chez Publicis, dans les bureaux de la place de l’Etoile, pour une conférence (...) Plus tard il lui confiera un contrat d’études pour la régie Renault sur la sémiologie de l’automobile ; partant d’images, d’un ensemble de photos et d’affiches qu’on lui a fournies, Barthes propose une analyse de la prise en charge publicitaire de la voiture.

 

 

Gil page 257

Georges Péninou, directeur du département de la recherche de Publicis remarque la démarche de Barthes et s’inscrit au séminaire de l’EPHE. Mais si Péninou n’est pas étranger au milieu intellectuel –ancien étudiant en philosophie et lecteur de Bachelard, de Levi-Strauss, d’Arguments- (...) tuberculeux et lui aussi ancien de Saint-Hilaire  (...) il s’inscrit pour une thèse de troisième cycle sur « la sémiologie de la publicité »  et fait connaître le sémiologue dans les milieux publicitaires et chez Publicis : Barthes donne une conférence dans les bureaux de la maison place de l’Etoile (...) il est engagé par Renault pour une étude sur la sémiologie de l’automobile, proposant une analyse de la prise en charge  publicitaire de la voiture à partir de photographies et d’affiches

 

 

On voit que M. Gil est aussi bien renseignée que moi : on croirait presque qu’elle a interrogée comme moi Georges Péninou. Mais cela est peu probable car il est mort en 2001...

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fleche14 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 9 
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Continuons notre exploration des deux textes. Tout comme pour le séjour de Barthes à Alexandrie j’ai, pour son séjour à Rabat, non seulement interrogé des témoins mais aussi visité les lieux : c’est ce qu’on appelle un travail d’enquête, nécessaire à toute biographie. Voici donc encore une fois à gauche mon texte et à droite celui de M. Gil

Calvet page 210

Rabat, la capitale administrative du pays, est comme toutes les villes conçues par Lyautey , divisée en deux. La ville « indigène » d’une part, dominée par la forteresse des Oudayas, au bord de l’oued Bou Regreg qui la sépare de Salé, et la ville européenne, où sont situés le palais royal, les centres administratifs et l’université. Barthes trouve près de la gare, au dessus d’un restaurant chinois, la Pagode, un appartement qui donne sur un magnifique palais orné de fenêtres de style mauresque, mais aveugles. Et ces fausses fenêtres qu’il voit chaque matin en ouvrant ses volets le font rêver (...) Il y recevra parfois, le soir, de rares relations de l’université, mais aussi des Français de Rabat, l’un directeur d’une grosse usine, l’autre libraire, tous très cultivés, très littéraires. Il lui faut aussi régler ses problèmes financiers : recruté sur un poste de maître-assistant, il n’a pas en fait les titres nécessaires et l’on veut le payer comme capétien, comme professeur de l’enseignement secondaire ; vieille blessure, celle de la maladie qui a interrompu ses études, de l’agrégation qu’il n’a pas passée, de la thèse qu’il n’a toujours pas présentée. Tout cela lui prend quelques mois, le premier trimestre de de l’année universitaire. A Noël 1969, il retourne en France par l’Espagne, en voiture, et ramène dans sa petite Volkswagen rouge Henriette qui passera deux mois à Rabat, et Michel, venu pour quelques semaines.

 

 

Gil page 327

Rabat  est la capitale administrative du pays, elle est scindée en une ville indigène et une ville européenne, où il s’installe, qui comprend les bâtiments d’Etat, l’université, le quartier résidentiel et le palais présidentiel). Barthes prend location au dessus d’un restaurant chinois près de la gare, dans un appartement qui donne sur un bâtiment mauresque aux fenêtres aveugles. Il aurait aimé ces fausses fenêtres.

Il reçoit chez lui le soir le petit monde occidental de Rabat, universitaires et industriels lettrés, libraires.

(...)

il y a  tout d’abord son statut précaire au sein de l’université : celui-ci fait renaître l’expérience, qui s’était évanouie depuis l’EPHE, et devient plus humiliante avec l’oubli et l’âge. Barthes ne peut pas être payé, étant recruté comme maître de conférences sans posséder les titres requis. Sa mère, ensuite, restera peu, seulement deux mois. Barthes rentre en France pour les vacances de Noël –en voiture par l’Espagne- et ramène Henriette avec lui au retour. Son frère, lui, ne restera que deux semaines.

 

 

 

Notons tout d’abord de M. Gil fait un renvoi à mon livre après la phrase « il aurait aimé ces fausses fenêtres. Pour le reste, elle semble aussi bien renseignée que moi, à un détail près. Lorsque je parle d’un quartier dans lequel se trouvent les bâtiments administratifs, l’université et le palais royal, elle transforme ce dernier en « palais présidentiel », transformant le royaume marocain en république. C’est sans doute ce qu’on appelle être dans le sens de l’histoire...

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fleche13 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 8 
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Aujourd’hui quelques nouveaux exemples de cette remarquable convergence entre deux livres, celui de M. Gil et le mien, ce dernier paru plus de vingt ans auparavant.

Calvet Page 192- 193

 De 1962 à 1964 il a tenu un séminaire consacré aux « systèmes contemporains de significations », qui donnera naissance à deux articles publiés dans Communications, « Rhétorique de l’image » et « Eléments de sémiologie »  (...) Les amis qui assistent au séminaire, Christian Metz, Bernard Dort, Olivier Burgelin, Roland David, se retrouvent ensuite autour de lui dans un café de la place de la Sorbonne : le travail terminé on passe à l’amitié, et se constitue ainsi lentement avec les nouveaux venus  l’un des réseaux barthésiens. (...) Elle se rend donc à la Sorbonne, à l’escalier E, dans les locaux de l’école pratique des hautes études.

 

 

 

Gil page 249

Son séminaire de 1962 à 1964, consacré aux « systèmes contemporains de significations », a lieu à la Sorbonne, dans les salles de l’EPHE, escalier E au deuxième étage. Il donne naissance à deux articles donnés à Communications, « Rhétorique de l’image » et « Eléments de sémiologie » en 1964. Christian Metz, Bernard Dort, Olivier Burgelin, Roland David participent au séminaire et se retrouvent après au café place de la Sorbonne. Ils constituent un des réseaux d’amitié de Barthes

 

 

Passons quelques pages plus loin :

Calvet page 198

Aux éditions du Seuil il a établi deux réseaux affectifs, l’un qui tourne autour de François Wahl et Severo Sarduy, et l’autre autour de Julia Kristeva et Sollers. Bernard Dort, qui ne se sent guère proche de ce dernier, demande un jour à Barthes : « Mais enfin, dis-moi ce que tu penses vraiment de lui ». Et Barthes de répondre : « Sollers, c’est ma famille », ce qui rend bien sûr toute discussion impossible. Il est vrai que Sollers et le groupe de Tel Quel  exaspèrent bien des gens, qui leur reprochent leurs constantes volte-face : l’équipe sera successivement perçue, au fil des ans, « compagnon de route » du parti communiste, puis maoïste, puis paléochrétienne, alors que Sollers ne se considère sans doute pas comme le « compagnon de route » de quoi que ce soit mais comme une route à lui tout seul... Pourtant l’itinéraire de Tel Quel, cette revue à laquelle il est désormais attaché, peut surprendre les observateurs et, surtout, choquer le souci de discrétion de Barthes, lui qui a si peur de « l’hystérie ». « Je pense qu’il a vécu Tel Quel comme une hystérie froidement calculée », dit aujourd’hui Sollers, pour qui Barthes s’est appuyé sur la revue avec un grand sens politique : « Les deux parties avaient intérêt à cela. Il est certain que l’espèce de mobilité agressive de Tel Que a beaucoup joué en sa faveur, dans les dix ans qui ont suivi la chose  Picard... »

 

 

 

Gil page 302

En cette période pré-poststructuralisme, Barthes s’éloigne de Greimas et concentre ses liens d’amitiés autour du séminaire et des éditions du Seuil, en particulier autour de deux pôles, Sollers et Kristeva d’une part, François Wahl et Severo Sarduy de l’autre.

« Sollers c’est ma famille » dira-t-il un jour à Dort dont il s’est éloigné depuis longtemps et qui ne l’aime pas. Tel Quel n’est pas une revue discrète et consensuelle et suscite de nombreuses critiques, notamment à cause de la labilité de ses opinions –communiste, maoïste, paléochrétienne- et de l’indépendance affichée de Sollers. « Je crois qu’il a vécu Tel Quel, dit Sollers comme une hystérie froidement calculée », car Barthes aurait collaboré à la revue avec un sens tactique et politique évident, face à la tyrannie  de l’affaire Picard : « Les deux parties avaient intérêt à cela. Il est certain que l’espèce de mobilité agressive de Tel Que a beaucoup joué en sa faveur, dans les dix ans qui ont suivi la chose  Picard... »

 

La comparaison est ici intéressante, car, après le dernier mot de ce passage (« la chose Picard »), M. Gil renvoie en note à mon livre (« cité par Calvet »). Mais qu’est-ce qui est cité par Calvet ? La dernière phrase, de Sollers ? En fait on a nettement l’impression que  M. Gil a résumé en 15 lignes de son livre, 26 lignes du mien. En particulier, comment le lecteur peut-il savoir que la première citation, de Barthes à Dort, « Sollers c’est ma famille », vient de mon livre (elle n’a pas pu interviewer Dort, mort en 1994), ou que les qualificatifs « communiste, maoïste, paléochrétienne » sont de moi ?

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fleche11 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 7 
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Poursuivons notre saga:

Calvet page 176

Le type de regard sur la société qu’il a inauguré dans ses « mythologies » passe cependant lentement dans le domaine public. France-observateur devient Le Nouvel Observateur avec le soutien de Sartre, et dans cet hebdomadaire de la gauche non communiste, Jean-Francis Held se fait le traducteur journalistique de l’auteur des Mythologies  en appliquant ses décodages de connotations aux voitures...

 

 

Gil page 258

Le regard de Barthes sociologue et démystificateur se retrouve sous la plume de Jean-Francis Held qui écrit dans le récemment nommé Nouvel Observateur et qui y applique le décodage de connotations aux voitures

 

 

M. Gil, après ce court passage, écrit : « D’après Louis-Jean Calvet, Une femme mariée est un montage de petites mythologies relatives à l’aliénation féminine et si Godard ne les a pas lues, c’est que l’esprit est passé dans l’air du temps ». Mais elle oublie de signaler qu’elle m’emprunte l’idée que J-F Held  a appliqué aux voitures le décodage des connotations. Sans doute considère-t-elle que mon idée est également passée dans l’air du temps...

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fleche8 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 6 
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Poursuivons les extraits choisis. Ici la rencontre entre Barthes et Sollers :

Calvet page 171-172

Quelques jours plus tard ils se retrouvent , en fin de journée, autour d’un cocktail informel offert par les éditions du Seuil. Sollers n’a que peu lu Barthes, Mythologies, Le degré zéro, Barthes n’a pas lu Sollers ; Barthes a quarante-huit ans, Sollers en a vingt-sept ; le premier est discrètement homosexuel, le second affiche de manière ostentatoire son hétérosexualité, ; Barthes de méfie de toutes les formes d’exhibitionnisme alors que Sollers adore se mettre en scène ; surtout l’un est d’origine protestante, plutôt « gibelin » dira Sollers, l’autre catholique et se voit « guelfe blanc ». (...) Quelques jours plus tard Sollers envoie à Barthes, au nom de Tel Quel, un questionnaire auquel il répond : ce sera « littérature et signification », sa première intervention dans la revue, article repris la même année dans Essais critiques.

 

Gil page 273

Quelques jours après la conférence de Ponge, en décembre 1963, Barthes et Sollers se retrouvent à un cocktail des Editions du Seuil. Ils ne se sont que peu ou pas lu, ont vingt ans d’écart et, contrairement à Barthes et Foucault, n’ont pas d’apparence de moeurs communes (...) La distinction entre Guelfes et Gibelins de Michelet est avancée par Sollers à leur propos : Barthes gibelin et Sollers « guelfe blanc ». Sollers envoie à Barthes un questionnaire qui sera publié dans Tel Quel  sous le titre « Littérature et signification fin 1964, article repris la même année dans les Essais critiques ».

 

 

Encore une fois, les commentaires sont inutiles.

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fleche4 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 5 
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Aujourd’hui nous allons nous tourner du côté de la rencontre entre Roland Barthes et Annette Lavers, qui deviendra sa traductrice en anglais. A gauche, donc, ce que j’ai écrit, à droite ce qu’écrit M. Gil.

Calvet page 179

A la même époque, une jeune française installée en Angleterre, Annette Lavers, lui envoie un livre qu’elle vient de publier, consacré à l’image du psychanalyste dans la littérature, L’Usurpateur et le Prétendant. Barthes répond par une lettre extrêmement gentille, disant qu’il a lu l’ouvrage avec « grand plaisir et grand profit ». La jeune femme vient en France quelques mois plus tard , le rencontre et lui propose de traduire en anglais Le Degré zéro de l’écriture et Eléments de sémiologie. Il est, bien sûr, ravi de l’idée, et les deux ouvrages paraissent l’année suivante à Londres , aux éditions Cape, sous le titre Writing degree zero ; il sera également publié aux Etats-Unis chez Hill&Wang, avec une préface de Susan Sontag, et titré Elements of Semiology. Un an plus tard, ce sera au tour de Mythologies, dans lequel l’éditeur britannique demande que l’on coupe, pour faire un ouvrage moins volumineux. Consulté, l’auteur n’a qu’une exigence : surtout ne pas enlever « le monde où l’on catche ».

 

Gil page 302

Annette Lavers, Française installée en Angleterre, envoie à Barthes un ouvrage qu’elle vient de publier sur l’image du psychanalyste dans la littérature, L’Usurpateur et le Prétendant. Barthes répond qu’il a lu l’ouvrage avec « grand plaisir et grand profit ». Elle vient en France quelques mois plus tard et lui propose de traduire Le degré zéro en anglais. Les deux ouvrages  paraissent l’année suivante à Londres sous le titre Writing Degree Zero chez Cape puis chez Hill&Young aux Etats-Unis, en 1967 également, avec une préface de Susan Sontag sous le titre Elements of Semiology. En 1972, elle traduit les Mythologies, dans lesquelles l’éditeur anglais demande des coupes : la seule exigence de Barthes est de maintenir « Le monde où l’on catche ».

 

Les similitudes entre les deux textes sont flagrantes, et quand l’écris « similitudes » je suis en dessous de la vérité. Mais s’y glisse en outre un détail savoureux. Je parle de deux ouvrages, Le degré zéro de l’écriture  et Eléments de sémiologie, et j’écris « les deux ouvrages paraissent l’année suivante ». M. Gil oublie les Eléments de sémiologie tout en conservant une phrase avec un verbe au pluriel, sans qu’on sache quel est le second ouvrage: « les deux ouvrages paraissent l’année suivante ». N’est-ce pas ce qu’on appelle se faire prendre les doigts dans la confiture ?

A suivre. Mais demain, repos: c'est mon anniversaire.

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fleche3 juin 2015 :  Plagiat ? Acte 4 
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Poursuivons donc notre promenade, en commençant par le regard que portait Barthes sur Michelet. Encore une fois, voici deux textes en regard :

Calvet page 147

...c’est la méchanceté suppose de Michelet qui l’attirait. Et puis, en décembre 1945, était arrivée la photo, dont Robert David lui avait envoyé au sanatorium de Leysin la reproduction en carte postale. Michelet est plus âge, il a le visage plus rond que sur les portraits, une certaine douceur dans les yeux

 

Gil page 209

Mais il y a la photographie envoyée par Robert David au sanatorium qui perturbe cette première image : rondeurs, douceur des yeux du vieil historien. Terrifiant sur la photo de Nadar, débonnaire sur d’autres, qui est-il ?

 

Un peu plus loin, je parle des Mythologies  et de l’origine des textes, puis des interrogations de Barthes concernant la conclusion qu’il doit écrire :

Calvet page 155

Sur les cinquante-quatre textes, deux seulement ne viennent pas des Lettres Nouvelles, le premier consacré au catch et publié, nous l’avons dit, dans Critique, et « l’écrivain en vacances » qui est sorti dans France-Observateur  en septembre 1954.

(...)

Il a d’abord la tentation de parler de lui : après tout la bourgeoisie il l’a connue par sa propre famille, par son propre comportement même, et il songe avec un sourire ironique à clore le livre par une « mythologie de Roland Barthes ».

 

Gil page 224

Cinquante-quatre textes dont deux n’ont pas été publiés dans les Lettres Nouvelles : « Le monde où l’on catche », la première de la compilation, publiée dans Critique en 1952 et « L’écrivain en vacances » paru dans France-Observateur en 1954

(...)

Il pense écrire non pas un texte théorique  mais une « Mythologie de Roland Barthes », se prenant comme objet-produit de la petite Bourgeoisie.

 

Un avocat spécialisé dans ces problèmes me dit qu’il s’agit de ce qu’on appelle du « plagiat intelligent », consistant à ne pas citer l’origine lorsque les faits pourraient avoir été trouvés également par le plagiaire. Nous pourrions aussi penser à du plagiat pervers. Mais, rappelons-le, selon le service juridique de l’éditeur, il n’y a pas plagiat mais références systématiques non formalisées. La belle formule !

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fleche2 juin 2015 : Palmarès 
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Faisons une pause dans la saga du plagiat. Un sondage de l’institut BVA, dans le cadre de l’observatoire de la vie quotidienne, réalisé auprès de 1028 personnes de 18 ans et plus, est sorti en fin de semaine dernière. Il portait sur trois questions :

-Quelle est votre chanson préférée ?

-Quel est votre chanteuse francophone préférée ?

-Quel est votre chanteur francophone préféré ?

Voici tout d’abord les résultats, bruts de décoffrage, pour ce qui concerne les chansons.

 

Chanson préférée

1.    Mistral Gagnant (Renaud)

2.    Ne me quitte pas (Brel)

3.    L’aigle noir (Barbara)

4.    Les lacs du Connemara         (Sardou)

5.    Là-bas (Goldman)

6.    La montagne (Ferrat)

7.    Je te donne (Goldman)

8.    Petite Marie (Cabrel)

9.    L’hymne à l’amour (Piaf)

10. Comme toi (Goldman)

11. Amsterdam (Brel)

12. L’Auvergnat (Brassens)

On voit que dominent ici des chansons d’ACI (auteurs compositeurs interprètes), à de rare exceptions près (Sardou, Piaf), des chansons plutôt anciennes, avec une forte représentation de Jean-Jacques Goldman.

 

Chanteuse francophone préférée

1 .Piaf

2. Barbara

3. Céline Dion

4. Mylène Farmer

5. Nolwenn Leroy

6. Zazie

7. France Gall

8. Vanessa Paradis

9. Patricia Kaas

10. Véronique Sanson

11. Françoise Hardy

12. Christine and the queens

Les choix couvrent ici un large spectre, des plus anciennes (Piaf, Barbara) aux plus récentes (Nolween Leroy, Christine and the queens), et les ACI deviennent minoritaires.

 

Chanteur francophone préféré

1.    Goldman

2.    Brel

3.    Brassens

4.    Ferrat

5.    Renaud

6.    Sardou

7.    Stromae

8.    Calogero

9.    Gainsbourg

10. Hallyday

11. Cabrel

12. Balavoine

Ici les ACI remontent, mais ces deux dernières listes sont intéressantes. Je me suis livré pendant près d’un quart de siècles à une sorte de sondage, demandant à mes auditeurs lorsque je faisais à l’étranger des conférences devant un public francophone, et à mes étudiants devant qui je faisais un cours sur la chanson française, de me donner une liste de leurs trois chanteuses ou chanteurs francophones préférés. Les résultats étaient, à l’étranger, toujours les mêmes, avec un quarté gagnant parfois dans le désordre, Brassens, Piaf, Brel et Moustaki, suivis de Barbara ou Ferré. Il en allait un peu différemment chez les étudiants, qui classaient toujours Brassens en tête, suivi de Brel, Gainsbourg ou Piaf, mais saupoudraient chaque année leur liste de succès de l’année, Renaud, la Mano Negra ou Goldman.

Or en mixant le deux dernières listes, chanteuses et chanteurs, on a à peu près le même résultat, Piaf, Brassens, Brel, Barbara, avec Goldman qui s’affirme, suivi de Renaud et de quelques autres, pas vraiment des poulets de l’année, et des nouveautés comme Stromae, Christine and the queens ou Nolwenn Leroy. En revanche on ne trouve pas dans la liste de chansons des titres de ces nouveaux venus, comme si les mouvements de mode s’appliquaient aux personnes mais pas aux œuvres. En d’autres termes, les chansons vivent une sorte de phénomène de patrimonialisation, et il faut du temps pour entrer dans le patrimoine, alors que la reconnaissance des artistes est plus ambigüe, partagée entre le patrimoine (Brassens, Piaf, etc.) et les effets de mode. Dernière remarque : Léo Ferré et Georges Moustaki sont absents de la liste des chanteurs, du moins dans les douze premières places. Peut-être  l’institut BVA n’a-t-il pas interrogé les bonnes personnes (non, je suis de mauvaise foi).

Allez, la prochaine fois nous reviendrons au plagiat.

 

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Mai 2015

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fleche31 mai2015 :  Plagiat ? Acte 3 
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Suite des exemples de « références systématiques non formalisées », selon les termes du service juridique de l’éditeur, dans l’ouvrage de M. Gil. Pour faciliter la comparaison, je vais désormais présenter le texte des deux ouvrages en colonnes. Restons tout d’abord à Alexandrie.

Calvet page 122

Charles Singevin était, raconte Greimas, leur maître à penser (...) Il organise d’ailleurs un « cercle de philosophie » qui se réunit tous les mercredis chez un jeune médecin, André Salama, qui a été trois mois l’élève de Heidegger, à Fribourg

 

 Gil page 175

Charles Singevin, l’aîné et le maître à penser du groupe, réunit un cercle de philosophie tous les mercredis chez le médecin André Salama, ancien élève de Heidegger à Fribourg

 

 

Puis Barthes rentre à Paris et cherche du travail :

 

Calvet pages 129-130

Sous la direction de Georges Gougenheim, rencontré grâce à Matoré, il participe d’une part aux travaux préparatoires à ce qui deviendra le Dictionnaire du français fondamental, « basic French » dirait-on aujourd’hui. Il s’agit d’une enquête par enregistrement destinée à établir la liste des milles puis des deux mille mots les plus fréquents en français parlé, ce qui permettra de réaliser un dictionnaire du « français de base » pour élèves étrangers (...)

Il parle  avec excitation des développements possibles du travail, des débouchés sur une connaissance des langues françaises, des français sociaux (...)

Il a d’autre part le projet vague d’un ouvrage sur la connaissance de la France contemporaine, pour les éditions Hachette, projet qui n’aboutira jamais

 

Gil pages 181-182

Par ailleurs Georges Matoré, auprès de qui il est recommandé par Greimas, lui propose de collaborer au dictionnaire de Georges Gougenheim en projet : le « dictionnaire des deux milles mots essentiels » commandé par Didier, qui ne paraîtra qu’en 1958, est conçu à partir d’enregistrements et destiné à l’enseignement du français aux étrangers. Barthes est enthousiaste et envisage des développements possibles pour la connaissance des sociolectes du français, des différents français parlés en France

 

 

Il développe au même moment un autre projet, sur la connaissance de la France contemporaine pour Hachette : l’ œuvre ne verra pas le jour

 

 Cela suffira pour ce dimanche. La suite viendra...

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fleche30 mai2015 :  Plagiat ? Acte 2 
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Poursuivons-donc notre promenade dans deux livres dont le second, rappelons-le, n’a pas selon le service juridique de l’éditeur, plagié le premier.

Aux pages 121-122 de mon livre je raconte l’arrivée et l’installation de Roland Barthes à Alexandrie, en Egypte, en 1949 : 

« Chez les Greimas il ne parle que peu de lui : quelques allusions mélancoliques à une « fiancée » restée en Roumanie (du moins est-ce le terme dont se souvient Greimas mais il est probable qu’il n’a pas précisé le sexe), des souvenirs de sanatorium aussi  lorsqu’il découvre que Greimas, qui a étudié à Grenoble avant la guerre,  connaît Saint-Hilaire-di Touvet. (...) Barthes habite quelques temps dans une banlieue résidentielle, à Sidi-Bishr, au bord de la mer, puis s’installe tout près de l’appartement des Singevin et mange dorénavant chez eux midi et soir, tous les jours. A table, les discussions sont plutôt insignifiantes. Mme Singevin se souvient surtout d’un Barthes se plaignant sans cesse des conditions de vie, du manque d’argent, de son frère qu’il doit entretenir (....) La chambre qu’il occupe étant trop petite, il installe chez eux le piano qu’il a loué, et donne le soir quelques leçon de musique aux filles de la maison ».

Et j’ajoute, page 126, ceci :

« Barthes, par exemple, arrondit ses fins de lois en enseignant dans un collège de jeunes-filles, le pensionnat de le mère de Dieu –une sinécure qu’après son départ il léguera à Greimas ».

Passons aux pages 173-174 du livre de M. Gil :

« Chez les Greimas il parle peu de lui, mais il évoque les deux éléments les plus significatifs de sa vie passée : le sanatorium et l’amour à Bucarest. Greimas, qui a étudié à Grenoble, connaît Saint-Hilaire. (...) Il habite d’abord dans une banlieue résidentielle, Sidi Bishr,  au bord de la mer, puis s’installe près de chez les Singevin à proximité de l’université. Il prend ses repas chez eux et, sa chambre étant petite, il y installe le piano qu’il a loué et donne des leçons de musique à leurs filles.

Mais il se plaint des difficultés de sa condition de vie. Il se plaint de ne pas gagner suffisamment d’argent pour pouvoir entretenir son frère. Il gagne un complément de salaire en enseignant dans une pension de jeunes-filles, le Pensionnat de la Mère de Dieu. Il léguera son poste à Greimas à son départ ».

 

Précisons ici une chose : après la phrase « Mais il se plaint des difficultés de sa condition de vie » il y a un renvoi à mon livre : « D’après la femme de Charles Singevin, voir Calvet... ». Mais c’est tout le passage qui vient de mon livre, tous ces détails qui m’ont été racontés par le couple Singevin. Et nous voyons ici apparaître une technique habile que nous retrouverons plus loin : citer quelqu’un pour un détail alors qu’on lui emprunte  beaucoup plus. A suivre....

 

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fleche29 mai2015 : De Valence à Paris
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Le jazz, a dit un jour Jean Cocteau, c’est comme les bananes : ça doit se consommer sur place. Il en va un peu de même pour les élections, et ici pour les élections espagnoles, que j’ai donc observées sur place, non pas en mangeant des bananes mais en buvant de la sangria.

Dimanche 24, on votait presque partout en Espagne : partout pour les élections municipales et presque partout pour les régionales (elles auront lieu fin septembre pour la Catalogne et en 2016 pour le Pays Basque et la Galice, elles ont déjà eu lieu en Andalousie). C’est à Valence que j’ai assisté à l’événement et, lundi matin, la presse analysait les résultats de ce double scrutin comme une victoire de la gauche. Mais la formule était un peu ambiguë. Tout d’abord la droite est toujours en tête en pourcentage de voix, et même si la gauche perd un peu moins qu’elle, c’est ailleurs que se situe l’événement, dans l’émergence de deux nouveaux courants. Depuis le retour à la démocratie, la vie politique espagnole était bipolaire, tiraillée entre la droite (le PP, « parti populaire ») et les socialistes (le PSOE, « parti socialiste ouvrier espagnol »). Or deux autres forces, ou deux autres tendances, se sont manifestées depuis quelques mois, Podemos  (« nous pouvons ») d’une part et d’autre part les Ciudadanos  (les « citoyens »), les premiers issus du mouvement des indignés, les seconds plutôt centre droit, mais tous deux contrastant fortement avec le personnel politique traditionnel fortement affectés par différents scandales de corruption. Personnalisons, et en même temps sémiotisons : Podemos c’est Paco Iglesias, Ciudadanos c’est Albert Rivera, tous deux moins de quarante ans, le premier économiste, look de gauchiste, catogan, le second juriste, look de gendre idéal pour manifestante anti mariage gay. Et tous deux ont perturbé le jeu politique traditionnel de l’Espagne. Il y a désormais non plus deux mais quatre forces, et aucune ne peut obtenir seule la majorité. Déjà, en Andalousie, le PSOE l’avait emporté de peu en mars dernier. Aujourd’hui, partout, le PP et le PSOE devront composer pour construire des majorités : C’est la principale reconfiguration de l’équation politique espagnole.

Revenons à la personnalisation : Dans les deux principales villes du pays, ce sont des femmes qui se sont imposées, Manuela Carmena à Madrid et Ana Colau à Barcelone. Juge à la retraite, anti corruption Manuela Carmena est un peu l’Eva Joly espagnole (mais une Eva Joly qui gagne).  Et puisque je fais référence à la France, restons-y.

Après avoir applaudi à la victoire de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne, Mélenchon rêve bien sûr , à haute voix, de réaliser la même opération en France. Mais la leçon que nous donne l’Espagne devrait lui montrer qu’il a nécessairement tort. Mélenchon  semble ne pas se rendre compte que c’est contre des gens comme lui, issus du système politique traditionnel, ancien ministre et parlementaire, contre des partis comme le PCF, que se sont levés Podemos  et Ciudadanos. L’espace qu’ils ont occupé, qu’ils ont pris aux partis traditionnels, n’est pas disponible en France : il est occupé par le Front National. Et c’est, je crois, là-dessus que nous devrions réfléchir. Non pas sur l’exportation en France de modèles grecs ou espagnols, mais sur notre incapacité à construire un discours politique qui rende inutile, inopérant, celui du FN.

Demain je reviendrai à ma petite chronique du plagiat illustré.



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22 mai2015 : Plagiat ? Acte 1

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Plagier c’est, selon le dictionnaire, « copier un auteur en s’attribuant  indûment des passages de son œuvre». Définition apparemment simple, claire et opératoire. Or, en lisant tardivement le livre qu’une certaine Marie Gil a consacré à Roland Barthes (Roland Barthes, au lieu de la vie, Flammarion 2012) j’ai eu une étrange impression, celle d’entendre une musique connue. Effectivement, en vérifiant, j’ai trouvé des dizaines de passages directement décalqués d’un livre que j’avais consacré à Barthes en 1990, republié en format de poche en septembre 2014. Ironie du sort, les deux ouvrages sont sortis chez le même éditeur. Au début de son livre, Madame Gil écrit à mon propos que j’ai « posé les jalons de toute biographie à venir de Roland Barthes » et ajoute en note : « c’est à la biographie de Louis-Jean Calvet que je renverrai pour ma part lorsqu’un fait ou une citation de lettres ne pourra s’appuyer sur aucune référence faute d’autorisation de citer ». Des faits, donc, et des citations de lettres. L’ennui est que son utilisation de mon travail va beaucoup plus loin que des faits et des lettres, et que le verbe renvoyer  a pour elle un sens très particulier. Elle me cite rarement mais m’utilise sans cesse et souvent semble me copier littéralement. En outre, elle me cite parfois en note sans que l’on puisse savoir si c’est une phrase, un paragraphe ou une page entière qui m’appartient : il n’y a pas de guillemets dans son texte. Plagiat vient du grec plagios, « oblique, fourbe », et nous avons là une belle illustration de cette étymologie. Je ne sais absolument pas qui est Marie Gil, j’ai donc jeté un coup d’œil sur Internet et, dans le court article que Wikipedia lui consacre, j’ai lu qu’elle « s'est fait connaître pour l'originalité de sa position sur la question biographique, qu'elle a appliquée à une biographie de Roland Barthes ». C’est beau comme de l’antique.

J’ai bien sûr écrit à l’éditeur, et son service juridique m’a répondu que M. Gil « renvoie à presque 70 reprises vers votre ouvrage » et poursuit : « Il est vrai que nous avons  parfois choisi de ne formaliser un renvoi qu’en début ou fin de chapitre », afin de « ne pas trop alourdir le corpus par une référence systématique ». Il n’y a donc pas, selon eux, plagiat, mais « référence systématique » non formalisée.  Dont acte, il n’y a pas plagiat. Je vais cependant prendre à témoin ceux qui me font l’amitié de lire ce blog, en donnant quelques extraits des deux ouvrages. Vous pourrez ainsi vous faire votre propre idée. Premier extrait donc, d’autres suivront (mais je vais être absent une semaine et reprendrai la publication de ces morceaux choisis à la fin du mois).

A la page 91 de mon ouvrage je tente d’évoquer la situation politique et culturelle de la France en 1945, alors que Barthes est encore en sanatorium, et j’écris entre autres choses ceci :

« Jean-Louis Bory a eu le prix Goncourt avec Mon village à l’heure allemande ; Romain Gary le prix des critiques avec Education européenne ».

A la page 153 du livre de M. Gil on lit ce qui suit. Il n’y a pas de plagiat, me dit le service juridique de l’éditeur, c’est donc une convergence d’idées:

« En 1945, Jean-Louis Bory obtient le prix Goncourt pour Mon village à l’heure allemande et Gary le prix des critiques pour Education européenne ».

C’est peu, c’est court ? Oui. Alors voici un autre exemple. En novembre 1946, Barthes se prépare à partir en Roumanie, où il a obtenu un poste. J’écris ceci, à la page 110 :

« Pendant tout le mois de novembre il s’occupe d’obtenir les visas nécessaires : visa bulgare, visa yougoslave, visa interallié pour Trieste, visa suisse. En effet les médecins lui interdisent l’avion –de peur qu’il ne fasse un pneumothorax « spontané », la pressurisation  des avions étant, à l’époque, moins sûre que maintenant- et il va lui falloir traverser en train une partie de l’Europe pour rejoindre le lieu de son premier travail : la Roumanie. La mère et le fils partent donc en laissant en sous-location l’appartement de la rue Servandoni à Robert David, qui l’occupera pendant toute leur absence ».

Et, à la page 167 du livre de M. Gil, nous lisons :

« Au cours de ce mois, il demande les différents visas : bulgare, yougoslave, interallié pour Trieste, suisse. Il doit en effet emprunter le train, l’avion représentant, à cause de la pressurisation, un risque de pneumothorax spontané. La mère et le fils laissent la rue Servandoni en sous-location à Robert David, qui l’occupera pendant tout leur séjour ».

 La prochaine fois, d'ici une semaine,  je vous ferai partager d’autres passages comparés... Pour l’instant je pars en Espagne. Il s’y passe dimanche des élections et il sera intéressant de voir ce que va faire Podemos.

 

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20 mai2015 : Racaille et volaille

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Lorsque j’étais étudiant à Nice, il y a bien longtemps, je gagnais un peu d’argent en écrivant dans la presse et, pendant l’été 1963, j’ai dirigé l’agence locale de Grasse du quotidien communiste Le Patriote. Entre autres choses (je devais écrire quinze feuillets par jour) je rendais compte de ce qui se passait au tribunal et j’ai compris ce qu’était une justice à dimensions variables. Les vols d’autoradios étaient fréquents et, de façon très régulière, les délinquants français écopaient d’une petite amende alors que les yougoslaves, nombreux à cette époque, faisaient de la prison ferme. Justice de classe, ou justice raciste, quoi qu’il en soit justice injuste.

Le verdict du tribunal correctionnel de Rennes qui a relaxé deux policiers, poursuivis pour non-assistance à  personne en danger, de la mort de deux jeunes, Zyed et Bouna, l’un maghrébin et l’autre noir, s’apparente-t-il à la même injustice ? Je n’en sais rien, bien sûr, je ne connais pas le dossier, mais a priori j’ai tendance à m’insurger contre une sorte d’impunité. Surtout, je comprends l’émotion des parents des deux victimes, qui considèrent que les policiers sont toujours blanchis (même si cela est faux, des policiers sont parfois sanctionnés, voire révoqués).

Et puis est venu un tweet de Marion Maréchal-Le Pen, la troisième génération de la petite entreprise familiale facho que constitue le Front National, un tweet qui dit ceci : « Ce verdict prouve que la racaille avait bien mis la banlieue à feu et à sang par plaisir et non à cause d'une bavure policière ». Tout dans ce texte est répugnant. A l’époque, c’était en 2005, la mort des deux jeunes qui, poursuivis par la police, s’était réfugiés dans un transformateur de l’EDF, avait effectivement entrainé des manifestations violentes que l’on peut comprendre sans pour autant les excuser. « A feu et à sang » ? Dans mes souvenirs, les seuls morts furent Zyed et Bouna. « Par plaisir » ? Laissons à mademoiselle Maréchal-Le Pen la responsabilité de sa conception de l’hédonisme. Quant à « la racaille », terme utilisé naguère par Sarkozy pour désigner les jeunes des banlieues, il relève d’évidence du racisme social.

Le Front National a un service d’ordre spécialisé dans la violence et l’a encore montré le premier mai dernier. Mademoiselle Maréchal-Le Pen ne m’en voudra donc pas de traiter ses membres de racailles.  Ce mot a une étymologie obscure mais rime évidemment, et ce n’est pas un hasard, avec canaille, qui lui vient de l’italien canaglia, « bande de chiens ». Mademoiselle Maréchal-Le Pen acceptera donc également que je traite ces membres du service d’ordre du FN de canailles. Et canaille me plaît bien car, en matière de chiens, la famille Le Pen a une certaine compétence. Le chien du grand-père a d’ailleurs récemment bouffé le chat de sa fille (non, ne cherchez pas d’allusion salace).

Revenons à cette racaille qui aurait mis la banlieue « à feu et à sang ». Mademoiselle Maréchal-Le Pen ne peut pas l’ignorer, les gens qu’elle vise se revendiquent de ce terme, sous sa forme verlanisée caillera. Et ils se moquent donc comme de leur premier joint qu’on les traite de cette façon. En fait ce n’est sans doute pas à eux qu’elle s’adresse mais aux électeurs de la région PACA, où elle sera tête de liste aux élections régionales, électeurs particulièrement réacs, et qu’elle espère plumer en faisant dans la surenchère droitière et populiste. C’est donc à la volaille électorale qu’elle s’adresse.

 

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17 mai 2015 : Mal nommer les choses c'est ajouter du malheur au monde

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Cela fait quinze ans que l’on se moque de façon continue du discours des pédagogues dans leurs textes, leurs circulaires, leur discours, essentiellement des pédagogues de l’éducation physique, avec en particulier un exemple célèbre, le référentiel bondissant pour désigner le ballon. En fait cette formule n’a jamais été employée, sauf par Claude Allègre qui adorait, parfois à tort et souvent à raison, se payer la tête des enseignants. Mais il demeure que la langue utilisée par les théoriciens ou les fonctionnaires de l’éducation laisse parfois rêveur. Non pas par son aspect abscons, il l’est, mais par l’inconscience dont il témoigne. L’éducation est en effet, en France, un sujet sensible. De la même façon que tous les amateurs de foot se considèrent comme des sélectionneurs compétents, tout le monde, parents, enseignants, joueurs de pétanques, cinéphiles ou fumeurs de H, tout le monde est un ancien élève et s’autorise du coup à pouvoir juger de n’importe quelle nouvelle réforme proposée, tout le monde considère que la meilleure pédagogie est celle qu’il a suivi. « De mon temps... » En soi, cela ne mange pas de pain, mais l’ennui est que l’éducation nationale est en permanence dans le collimateur. Les enseignants, qui sont systématiquement contre tout ce qui s’apparente à un changement, les parents d’élèves (ah ! si l’on pouvait se débarrasser des parents d’élèves : le rêve des profs) qui ne raisonnent qu’en fonction de ce qu’ils pensent être dans les intérêts de leurs lardons, les politiques qui critiquent systématiquement les propositions adverses, tout cela constitue une sorte de ballet infernal dans lequel on utilise n’importe quel argument, le plus souvent de mauvaise foi, pour discréditer l’autre. Dans cette situation, les responsables de l’éducation nationale devrait avoir à cœur d’utiliser le langage le plus clair possible, pour ne pas donner d’armes à ceux qui de toute façon leur tomberont dessus. Et c’est là où je parle d’inconscience car on continue à entendre ou à lire dans leurs bouche ou sous leur plume (pardon, sous leur outil scripteur, puisque c’est la formule utilisée pour désigner ce qui sert à écrire) les formules les plus inattendues. La dernière en date est le milieu aquatique profond standardisé. Ils ne peuvent pas dire « piscine » comme tout le monde ? s’exclament ceux qui cherchent tous les arguments possibles pour discréditer les réformes. Et, au lieu de trouver une formule claire, nos pédagogues répliquent qu’il ne s’agit pas seulement de piscine mais aussi  d’une rivière ou du bord de mer. En cela ils ajoutent au ridicule. Nous sommes depuis longtemps habitués aux politiques qui n’ont rien à dire mais le disent bien, nous sommes ici confrontés à des gens qui disent si mal qu’on se demande s’ils ont vraiment des choses à dire.

Najat Vallaud-Belkacem, la ministre de l’éducation, s’évertue à parler clairement, et elle a bien du mérite face aux tombereaux de critiques que l’on déverse sur elle. Elle devrait donner quelques leçons à ses troupes. Et leur rappeler cette phrase d’Albert Camus : « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde »

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9 mai2015 : Emmanuel Todd et les mariages marseillais

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Depuis quelques jours le livre d’Emmanuel Todd (Qui est Charlie ?) fait le buzz. L’auteur est sur toutes les chaînes de radios et de télés, dans tous les journaux, il se livre à des déclarations d’une étonnante prétention (« mon livre est un missile Exocet magnifiquement construit », « un chef d’œuvre de maîtrise intellectuelle ») ou d’une grande imbécilité (il a traité Manuel Valls, qui critiquait son livre, de « pétainiste »), bref il fait tout pour qu’on parle de lui. Alors parlons-en.

J’ai exprimé ici, en janvier, ma méfiance face aux unanimités, et la brochette de chefs d’états défilant en tête du cortège du 11 janvier me paraissait douteuse. Todd, lui, parle d’une imposture et part non pas d’un doute mais d’une certitude dont son sous-titre (sociologie d’une crise religieuse » rend parfaitement compte. Pour lui, les manifestants étaient constitués de néo-catholiques, blancs, laïques hystériques, islamophobes, héritiers des antidreyfusards ou des vichystes, des manifestants qui défendaient non pas le droit mais le devoir de blasphémer, et surtout de blasphémer la religion de l’autre, du musulman. Et il se targue de le démontrer, invoquant les concepts marxiste de fausse conscience et freudien d’inconscient et surtout la science statistique.

Car, il l’affirme, Todd est un savant d’une grande compétence (rappelez-vous, son livre est « un chef d’œuvre de maîtrise intellectuelle ») et il va nous le montrer en analysant la carte de France des manifestants, leur nombre (entre 7 et 10% de la populations des villes concernées) et en la comparant avec une avalanche d’autres cartes, celles du vote Le Pen, Sarkozy, Mélenchon ou Hollande en 2012, du taux de chômage, des problèmes scolaires, des classes moyennes ou ouvrières, des votes contre le traité de Maastricht en 1992, contre le traité constitutionnel en 2005 et surtout de ce qu’il appelle le « catholicisme zombie ». Et ses conclusions sont bien sûr sans appel, scientifiquement démontrées.

Le fait que certains, dont moi, qui étaient dans la manifestation du 11 janvier 2015 ne se reconnaissent pas dans ce portrait robot n’a aucune importance, puisqu’il s’agit de fausse conscience (Marx) ou d’inconscient (Freud). Mais ce qui m’intéresse, peut-être parce que j’ai ajouté depuis longtemps les statistiques à ma panoplie de linguiste, c’est la méthodologie de Todd. Or j’ai la forte impression qu’il compare un peu n’importe quoi (en termes techniques, qu’il fait n’importe quels tris croisés) et qu’il en tire des conclusions un peu rapide. Faisons une comparaison caricaturale ou imbécile (mais Todd traite tous ceux qui le critiquent d’imbéciles, alors...) : J’ai appris ce matin dans la presse régionale que la ville de Marseille, avec une augmentation de 10% dans l’année, était la championne de France du nombre de mariages. Par ailleurs, Marseille étant la ville dans laquelle il y a le plus d’assassinats, faut-il en conclure qu’il y a une corrélation positive entre le taux de possesseurs de kalachnikovs et celui des nouveaux mariés ? Ridicule, bien sûr. Et même si, en prenant en compte toutes les villes de France on trouvait une telle corrélation, encore faudrait-il se demander si elle ne tient pas au hasard, et dans le cas contraire l’expliquer, l’interpréter. Par exemple, pour poursuivre la comparaison imbécile, dire que l’augmentation des mariages à Marseille s’explique par le vote de la loi sur le mariage pour tous, et que Marseille est une ville d’homos... Or c’est un peu là que le bât me paraît blesser dans la démarche de Todd : dans son analyse des données statistiques qui relève parfois, dans ce livre, du funambulisme.

Libération, faisant allusion aux insultes qu’il professe à l’endroit de ses contradicteurs, titrait ce matin : Contre Valls, le point Godwin de Todd. La formule mérite quelques explications, que le journal ne donnait pas. Mike Godwin, avocat américain, avait en 1990, à propos des débats en ligne, formulé une « loi » selon laquelle plus  ces débats duraient longtemps et plus la probabilité d’y trouver une comparaison avec Hitler ou les nazis approchait de 1. En bref, plus un débat s’éternise et plus on a de chance d’en venir à ce type d’argument. Et Todd, traitant Valls de pétainiste, atteignait le « point Godwin » ou démontrait sa validité. Mais cela ne concerne pas le livre de Todd, sa méthodologie, son utilisation des statistiques, simplement ses arguments polémiques.

Pour ma part, face à sa démarche, j’ai plutôt le sentiment que nous avons un scientifique tellement amoureux de sa méthodologie qu’il en devient incapable d’en critiquer les résultats, même lorsqu’ils peuvent être considérés comme aberrants. Tel un Pygmalion face à sa Galatée en quelque sorte.

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7 mai 2015 : Jeter les thermomètres avec l'eau du bain ?

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Le maire de Béziers, Robert Ménard, vient de relancer de la façon la plus nauséabonde qui soit le débat sur les statistiques ethniques. Lundi soir, dans une émission de télévision, il annonce qu’il y a dans les écoles de sa ville 64,6% d’élèves musulmans. Et d’expliquer qu’il suffit pour établir ce chiffre de compter les enfants ayant un prénom arabe : « Pardon de vous dire que le maire a les noms, classe par classe, des enfants. Les prénoms disent les confessions, il ne faut pas nier l’évidence. Je sais que je n’ai pas le droit, mais on le fait ». Deux jours après, menacé de poursuites judiciaires, il se rétracte : « Il n’existe pas de fichier ou de comptabilité en mairie ». Ménard est donc soit un  menteur soit un trouillard : soit il a menti lundi soir, et l’on peut se demander pourquoi, soit il a dit la vérité mais a pris peur...

 Mais il faut aller plus loin. Ménard fait partie de ces idiots utiles qui, élus avec le soutien du Front National, peuvent dire ou faire les pires horreurs sans mettre en cause le parti qui l’a cautionné. Pour ne prendre qu’un exemple, il a décidé de rebaptiser la rue du « 19 mars 1962 » (date de la signature du cessez-le-feu en Algérie) en rue du « commandant Hélie Denoix de Saint-Marc », qui soutenait l’OAS. Un maire FN aurait pris une telle décision que son parti aurait été immédiatement taxé de fascisme, mais voilà, l’idiot utile n’est pas membre du FN...

Idiot il l’est d’ailleurs pour différentes raisons et de différentes façons. Par son mode de calcul, tout d’abord. Ma mère, née comme moi en Tunisie, s’appelait Meryem. Selon Ménard elle était donc musulmane, alors qu’elle était catholique. Mais surtout, pourquoi quelqu’un portant un prénom « arabe » serait-il nécessairement musulman ? Dirait-on de quelqu’une portant un prénom « français qu’il est catholique ?

Laissons l’idiot utile à ses idioties, si révoltantes soient-elles, car le débat qu’il relance est d’une toute autre portée. On le sait, la loi interdit en France la collecte et le traitement de « données à caractères personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ». Pour de bonnes raisons, bien sûr, mais des raisons qui pourraient bien s’apparenter au politiquement correct. Chaque jour ou presque des sondages nous donnent les pourcentages des partisans du Parti Socialiste, du FN ou de l’UMP (pardon, des Ripoublicains) qui pensent ceci ou cela de tel ou tel politique, ou qui voterait pour tel ou tel politique. Il s’agit bien de collectage et de traitement de données personnelles concernant les opinions politiques, mais il y a des dérogations à la loi. Or nous avons sans cesse besoin de ce genre de statistiques, pour des bonnes raisons. Lorsqu’on nous dit que les femmes sont, à compétence égales,  moins bien payées de les hommes, nous ne considérons pas ce discours comme sexiste. Alors, pourquoi serait-il raciste de chercher à savoir si les gens issus de telle ou telle communauté souffrent plus du chômage que d’autres, ou ont plus de difficultés que d’autres à trouver un logement ? On a beaucoup cité ces derniers mois une phrase d’Albert Camus selon laquelle « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde ». Et mal connaître les choses, les réalités, ne serait-ce pas s’interdire de pouvoir intervenir sur elles, de pouvoir corriger des inégalités par exemple ?

Ainsi, comme linguiste m’intéressant à la politique linguistique, j’aimerais bien avoir des données précises sur le nombre de locuteurs en France du berbère, du breton ou du chinois. Ou encore, comme linguistique m’intéressant à la sociolinguistique urbaine, j’aimerais bien connaître la répartition quartier par quartier des différentes communautés linguistiques. Mais, pour ce dernier cas, on me dira sans doute qu’il y a là un risque de montrer du doigt des groupes de citoyens, d’essentialiser des communautés. Or cela me paraît relever d’une grande imbécilité. Les instruments de mesure de la réalité sociale sont des instruments de savoir et non pas de stigmatisation ou de ségrégation. Il s’agit de thermomètres, et ce n’est pas en cassant les thermomètres, ou en se refusant de les utiliser, que l’on pourra changer les choses. Les statistiques ethniques sont dangereuses? Ceux qui disent cela me semble témoigner d'une bien-pensance selon laquelle il suffirait d'enlever un n (la haine?) à ethnique pour garantir une certaine éthique, ce qui est un peu court.

En bref, vous l’aurez compris, je pense qu’il y a là un débat qui mérite d’être ouvert. Qu’il le soit à propos des déclarations d’un maire aux tendances populistes et racistes n’enlève rien à la chose. Les Biterrois, qui l’ont élu, ont ce qu’ils méritent, mais ceci ne nous empêche pas de dire qu’il ne faut pas jeter les thermomètres avec l’eau du bain.

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5 mai 2015 : Quelles langues pour quelles fonctions ?

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Il y a une dizaine de jours, à la veille de partir en vacances aux Antilles, je publiais sur le site du Huffington Post  un article consacré à la polémique qui battait son plein en France à propos de l’enseignement de certaines langues. Je vous le donne ci-dessous, in extenso.

Les professeurs de langues, essentiellement d’allemand, de grec et de latin, ne sont pas contents de la réforme du collège proposée par Najat Vallaud-Belkacem. Derrière leurs arguments, en partie corporatifs et en partie pédagogiques, on ne trouve cependant pas d’analyse historique de la fonction et de l’utilité des langues, ce qui pourrait cependant être intéressant.

En 1532, dans son Pantagruel, Rabelais faisait écrire par Gargantua une lettre à son fils, parti étudier à Paris, une lettre dans laquelle il dressait son programme d’éducation. On y trouvait, pour ce qui concernait les langues, les propositions suivantes :

« J’entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la grecque, comme le veult Quintilian, secondement la latine ; et puis l’hebraïcque pour les saintes lettres, et la chaldaïcque et arabicque pareillement ; et que tu formes ton style quant a la grecque, a l’imitation de Platon ; quant a la latine, de Ciceron… »

Quels parents songeraient aujourd’hui à faire étudier par leurs enfants le grec, le latin, l’hébreu, le chaldéen et l’arabe, c’est-à-dire des langues utilisées à l’époque uniquement pour lire  des textes classiques et religieux ? Mais là étaient  les langues que l’on considérait comme importantes en 1532. Trois siècles plus tard, en mars 1838, une circulaire du ministre de l’éducation nationale stipulait que :

« L’université n’aura rempli sa tâche sous le rapport de l’instruction que lorsque les enfants, que les familles lui confient, sortiront des ses mains sachant tous, avec le grec et le latin, ces deux grands éléments de toute éducation libérale et forte, l’une de ces quatre langues : l’allemand, l’italien, l’espagnol ou l’anglais ».

Autres temps, autres langues : on gardait certes le latin et le grec et on y ajoutait une langue choisie parmi quatre, des langues de pays voisins et considérées comme utiles pour le commerce. La chronologie des créations d’agrégations (concours de recrutement des enseignants du second degré) de langues est d’ailleurs parlante : allemand et anglais (1848), italien et espagnol (1900), arabe (1906), russe (1945), portugais (1974), hébreu (1977), polonais (1978), japonais (1986), néerlandais (1998), chinois (1999)… On y lit en effet à la fois l’écho de la politique extérieure de la France, la trace des migrations et des idées sur l’avenir de certaines langues.

Pour revenir à aujourd’hui et à notre sujet, le latin et le grec n’ont évidemment plus la même fonction qu’en 1532 ou en 1838. Par ailleurs, le « baromètre Calvet des langues du monde » [1] propose pour les langues vivantes un classement dont voici les dix premières : anglais, espagnol, français, allemand, russe, japonais, néerlandais, italien, portugais, chinois. Le « poids » de ces langues est établi grâce au traitement statistique de différents facteurs. Le mandarin par exemple est bien sûr la langue la plus parlée, mais l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe et le portugais sont, dans cet ordre, celles qui sont officielles dans les plus grand nombre de pays, d’autres sont celles dont on traduit le plus, d’autres encore sont celles dont les locuteurs ont la natalité la plus forte, etc. [2]

En réfléchissant sur ces données et en prenant en compte leur évolution probable, on se rend compte par exemple que l’allemand, qui est actuellement la quatrième langue du monde, est géographiquement peu dispersée (son « entropie » est faible), officielle dans peu de pays, que sa population de locuteurs décroît, et que l’on peut penser par exemple que le portugais le rejoindra, voire la dépassera, d’ici peu.

A quoi peuvent donc servir ces trois langues, allemand, latin et grec ?

L’allemand remplit depuis un demi-siècle dans l’enseignement français une double fonction. Langue de sélection ou de distinction d’une part, parce que considérée comme difficile, cela tout le monde le sait, mais surtout langue « politique ». Depuis près de vingt ans, parce que de moins en moins d’élèves l’étudient, la France truque à la hausse ses besoins d’assistants ou de lecteurs d’allemand pour se garantir qu’en retour l’Allemagne continuera de réserver au français un place convenable dans son système éducatif.

Le grec classique remplit une fonction très différente. Dans son roman  Paris-Athènes  l’écrivain Vassilis Alexakis se souvient qu’au début de sa vie en France il entendait les mots prothèse, aphorisme, ténia, en leur sens grec (« intention », « excommunication », « film ») et ajoutait : « si l’on m’avait parlé à cette époque d’une bonne prothèse ou d’un mauvais ténia j’aurais compris probablement qu’il s’agissait d’une intention louable et d’un film raté ». Dans un autre de ses romans, Le premier mot, il cite le cas de nostalgie, construit sur deux racines grecques (νόστος « retour » et λγος « souffrance »), mais qui n’a jamais existé en grec et apparaît pour la première fois en 1688 dans le titre d’un ouvrage du médecin suisse Johannes Hofer, pour désigner l’humeur ressentie par les exilés, le « mal du pays ». Et, dans un récent roman, il revient sur le même thème avec humour, notant que :

« tous les Français meurent d’une maladie grecque ,  j’ai cité la cirrhose, le diabète, l’encéphalite, la pneumonie, l’artériosclérose, la cardiopathie, la gangrène, la méningite, la poliomyélite » [3] .

 

En fait nos langues européennes modernes puisent parfois dans une sorte de fonds commun méditerranéen et construisent à partir de racines grecques ou latines des mots qui n’ont pas nécessairement existé en grec ou en latin, comme nostalgie que nous venons d’évoquer, ou comme chronophage pour désigner ce qui prend du temps, thalassothérapie pour désigner l’usage thérapeutique de l’eau de mer ou encore cantologie pour désigner l’analyse du chant ou de la chanson, avec un mélange de racines latines et grecques.

Tous les néologismes, bien sûr, ne sont pas construits à partir de racines étrangères. Lorsque par exemple en français un pantalon  dont les jambes ne descendent que jusqu’au mollet est appelé pantacourt il y a tout à la fois création d’un nouveau mot, peut-être une étymologie populaire (selon laquelle un pantalon serait un pantalong) mais aucune utilisation d’éléments étrangers à la langue. En revanche, lorsque le grec autos (« lui-même », « le même »), sans doute par le biais de l’abréviation d’automobile  en auto,  devient un élément de composition pour des mots comme autoroute ou autostop, ou lorsque le mot grec archi, du verbe grec arkhein, « commander » (d’où archange, archiduc,  archevêque...) est utilisé comme superlatif pour construire des formes comme archi-simple ou à l’inverse archi-compliqué, nous avons des éléments d’origine grecque utilisés pour construire des mots d’usage quotidien et non plus savants. Beaucoup de mots « grecs » ou « latins » ont ainsi été inventés bien après l’apogée de la Grèce ou celle de l’empire romain.

Nous savons tous qu’un hypermarché est plus grand qu’un supermarché, mais nous ne savons pas nécessairement que pour marquer en français cette opposition de taille nous passons d’un préfixe grec à un préfixe latin. De la même façon les jeunes Français, pour exprimer leur admiration, alternent sans le savoir entre ces deux langues : c’est super/c’est  hyper. Le grec constitue donc aujourd’hui une sorte de boite à outils néologique dans laquelle nous puisons sans cesse et l’on pourrait imaginer un enseignement de cette langue axé sur la compréhension de ces phénomènes de formation de mots.

Quant au latin il se situe, c’est une évidence, au centre d’une galaxie de langues romanes qui, ajoutées les une aux autres, ont plus de locuteurs que l’anglais et bientôt autant que le mandarin. Le latin constitue une passerelle entre ces langues. Pourquoi dès lors ne pas proposer, en France mais aussi partout dans le monde, l’enseignement d’un minimum de latin permettant la compréhension des correspondances entre le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le corse ou le provençal ? Les rapports entre chant et canto, entre cheval et caballo, entre fils, hijo et filho, entre cane et chien, en fuoco, fuego et feu, ou entre huevo et œuf, pour ne prendre que quelques exemples s’éclairciraient ainsi à l’aide de règles simples.

Le problème n’est donc pas de se battre pour maintenir l’enseignement du grec ou du latin ne varietur mais d’imaginer une autre pratique facilitant la compréhension de la langue maternelle, français ou portugais, italien ou espagnol, tout en ouvrant des horizons sur nos racines, sur notre histoire, sur les sources de nos langues et de nos cultures.  

  [1] http://wikilf.culture.fr/barometre2012/

[2] on trouvera sur le site du baromètre des explications détaillées concernant nos facteurs et leur traitement

[3]   V. Alexakis, La clarinette, Paris, Seuil, 2015, page 70

 

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Avril 2015

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22 avril 2015 : Chic alors !

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Chic alors, l’équipe du Qatar (je veux dire le Paris Saint-Germain) a perdu à Barcelone ! En fait je me fous du foot comme de ma première chemise, mais il y a des jours où l’obscène accumulation du fric vous dégoûte et où son échec réjouit. Plus sérieusement : chic alors, je pars en vacances ! Cela fait des mois que je bosse sur un livre que je viens de terminer et je prends dix jours de vacances. Alors, à plus !

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19 avril 2015 : Ripoublicains

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Je m’étais le 14 avril amusé autour du changement de nom de l’UMP, voulant devenir Les Républicains pour tenter de séparer le « nouveau » parti des différents scandales financiers qui sont associés à l’ « ancien ». J’avais oublié un petit détail. En 1977 Valéry Giscard d’Estaing créait le Parti Républicain, qui devait l’aider à devenir président de la République. Mais, vingt ans après, le parti giscardien changeait de nom et devenait « Démocratie Libérale ». Les mêmes causes produisaient les mêmes effets : la justice enquêtait sur des financements occultes  du Pari Républicain. Mais il faut ajouter une nouvelle pièce au dossier du parti sarkozyste. Les Républicains, disent certains, est un véritable hold-up sémantique puisque ce terme est un héritage commun, remontant à 1789, et que nous sommes tous républicains. Un avocat, Christophe Léguevaques, serait même sur le point d’entamer une procédure judiciaire pour « appropriation d’un patrimoine commun ». A suivre.

Mais au fond peu importe. Qui pourrait vraiment croire que ce changement de nom fera oublier les vicissitudes de l’UMP ? L’UMP était pourrie, Les Républicains ne le seraient pas, alors qu’il s’agit des mêmes acteurs ? Il suffit simplement, pour le pas oublier, de les appeler désormais Ripoublicains.

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15 avril 2015 : Suicidaire...

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Tout le monde le sait désormais, la maison de la radio, ou « maison ronde », ne tourne pas rond, ou tourne en rond. Vingt-neuf jours de grève, avec entre 8 à 10% de grévistes à l’appel d’une intersyndicale de cinq membres(CFDT, CGT, Unsa, Sud et Snfort), enfin jusqu’à hier. En effet, quatre d’entre eux ont appelé à la suspension de la grève, seule la CGT s’obstinant. Et les auditeurs des chaînes de Radio France n’en savent toujours pas beaucoup sur les raisons du mouvement. Mais ce qui me frappe, à travers des articles de presse et quelques interviewes, c’est que jamais n’est abordé la question des contenus, du style, du ton, en bref des programmes. Les enquêtes d’opinion semblent montrer une certaine fidélité des auditeurs, un soutien aussi, un soutien qui ne peut être que passif puisque les grévistes ne s’adressent pas à eux.

La France est un pays paradoxal. Le taux de syndicalisation y est le plus bas de tous les pays de l’OCDE (autour de 8%) alors que c’est dans notre pays qu’on trouve le taux de couverture le plus élevé de salariés par des conventions collectives. C’est-à-dire que les non-syndiqués, très majoritaires, profitent de l’action des syndicats, minoritaires. Mais ce paradoxe n’autorise pas ces syndicats à faire n’importe quoi, à s’enferrer dans des conflits sans issue pour ne pas perdre la face. Ce que qui semble se passer à Radio France, et cela commence à être irresponsable, voire suicidaire. Encore un effort, camarades, et comme à la SNCM (Société Nationale Corse Méditerranée) vous parviendrez à mettre l’entreprise en faillite.

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14 avril 2015 : Dynasties et pseudonymes

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Dynastie : du grec dynasteïa, « souveraineté, puissance » a lentement pris en français le sens de « suite de souverains » de la même branche familiale, ensuite élargi à celui de succession de personnes de la même famille dans les mêmes fonctions, industrielles ou politiques. Dans ce dernier cas on songe bien sûr  à des exemples nord-américains, les Kennedy, les Bush, maintenant les Clinton, mais la France n’est désormais pas en reste puisque Jean-Marie Le Pen, après avoir mis sa fille à la direction du Front National veut maintenant se faire remplacer par sa petite fille en tête de liste des élections régionales dans la région PACA. Jusqu’ici, nous connaissions les files ou filles de, dans la chanson ou le cinéma, voici donc que la politique est elle aussi atteinte par le syndrome dynastique.

Dans le cas du FN, il y a jusqu’ici parallélisme entre le nom d’une formation et celui des dirigeants : FN=LE Pen, comme les capétiens ont longtemps été à la tête du royaume de France. Voici que dans la droite un peu (à peine) moins extrême on se prépare à changer le nom de la structure : l’UMP va devenir Les Républicains. Mais un rapide regard sur l’histoire récente nous montre qu’il s’agit d’une habitude. Lorsque De Gaulle revient aux affaires en 1958 il crée un mouvement à sa botte, l’UNR (Union pour la Nouvelle République), qui après quels avatars mineurs devient en 1968 l’UDR (Union pour la Défense de la République), vite transformée en Union  des Démocrates pour la République. Ici on change un mot mais on conserve le sigle.  Le RPR (Rassemblement pour la République) est ensuite créé pour soutenir Jacques Chirac en 1976, transformé en 2002 en UMP (Union pour un Mouvement Populaire), toujours soutien de Chirac avant de devenir celui de Sarkozy. Union, puis Rassemblement puis à nouveau Union, on reste dans le regroupement, mais regroupement pour quoi ? Pour la République, longtemps, puis pour un mouvement populaire. Et surtout, alors que UDR était une union des démocrates, l’UMP se prépare à changer de bord, si nous jugeons la sémantique à l’aune de la politique européenne, pour devenir  Les Républicains. Qui, bien sûr, seront au service de Sarkozy.

Cette modification, pour l’instant purement sémantique (nous ne savons pas, en effet, en quoi Les Républicains seront politiquement différents de l’UMP), a bien entendu une fonction évidente : tenter de faire oublier les dérives financières du parti, couper le cordon entre l’affaire Bygmalion et l’UMP.

Et ceci me rappelle une autre affaire baptismale si je puis dire, celle du Crédit Lyonnais , dont le logo était C. Frôlant la faillite en 1993 (elle perd plus de 100 milliards de francs), soupçonnée en  2005 d’avoir utilisé un prête-nom (la MAAF) pour acquérir  une compagnie d’assurance américaine (la banque évitera le procès en payant 525 millions de dollars), elle devient LCL 2005. Fini le Crédit Lyonnais ou le CL, donc, oublié le scandale financier. Mais, le pseudonyme était transparent : prononcez LCL comme on prononce les lettres de l’alphabet, vous entendrez « elle c’est elle ». Oui, c’est bien elle, la même banque. Alors, Les Républicains feront-ils oublier l’UMP ? Le pseudonyme cachera-t-il vraiment le nom d’origine ? Ce sont peut-être les juges financiers qui, in fine, répondront à cette question.

 

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13 avril 2015 : Mauvaise mémoire ou mauvaise foi ?

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Dimanche soir, sur France Inter, Bruno Le Maire répondait aux questions de journalistes. Ou plutôt faisait semblant de répondre. L’un des intervieweurs lui demande si la vente d’avions Rafales à l’Arabie Saoudite puis, tout récemment, à l’Inde, est une victoire sous l’Elysée. « Une victoire pou M Dassault » réponde Le Maire qui explique qu’il s’agit d’une grande et belle entreprise, française, pleine de réussites, pleine d’avenir, et.. Oui, enchaîne le journaliste, mais c’est bien le président Hollande qui a accompagné, facilité les négociations. Imperturbable, Le Maire poursuit son panégyrique de Dassault. Le journaliste insiste : Monsieur Sarkozy, lorsqu’il était président, a sans cesse annoncé avoir vendu des Rafales, en particulier au Brésil, alors qu’il n’en était rien. Ici, n’est-ce pas aussi la discrétion qui a payé avec François Hollande? Le Maire cherche à passer à autre chose, il semble avoir perdu la mémoire : cela ne lui rappelle rien, et si l’Inde ou l’Arabie Saoudite ont acheté des Rafales, c’est tout simplement grâce à la maison Dassault.

Un autre journaliste l’entretient des porte-hélicoptères Mistral que la Russie a commandés à la France et que cette dernière a bloqué depuis l’invasion de la Crimée puis d’une partie de l’Ukraine par la Russie. Vous êtes d’accord ? demande le journaliste. Etre d’accord ? Ecoutant la radio, je ne pouvais pas voir son visage, mais Le Maire a dû pâlir à la simple idée de pouvoir être d’accord avec la politique du pouvoir socialiste. Mais que dire ? Qu’il n’est pas d’accord ? Difficile de défendre Poutine. Alors il se lance :  « J’ai toujours dit qu’il fallait suspendre cette vente, mais il fallait le faire beaucoup plus tôt. Plus tôt que quoi ? Le contrat concerne deux porte-hélicoptères, la vente des deux est bloquée, aucun n’a donc quitté la France. Bref Bruno Le Maire n’a plus de mémoire lorsqu’il s’agit des rodomontades de Sarkozy à propos de la vente des Rafales, et il est d’une énorme mauvaise foi lorsqu’il s’agit des Mistrals.

C’était un extrait du discours politique ordinaire.

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8 avril 2015 : Je suis, nous sommes, nous suivons
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Sur un trottoir du Boulevard Henri IV, à Paris, cette inscription : Je suis Alain Soral. Passé le dégoût que ce patronyme m’inspire, et passé le constat que l’itinéraire  de cet individu, du parti communiste à l’extrême droite, est finalement caractéristique de notre époque, je soupèse la phrase : Je suis Alain Soral. On peut bien sûr y entendre un écho inversé du Je suis Charlie qui a fleuri après les attentats de janvier. Certains se plaisaient à affirmer je ne suis pas Charlie et l’on peut détourner la formule d’une autre façon, en changeant le nom propre. Je suis Alain Soral, donc, signifierait je suis du même bord qu’Alain Soral, je suis de son côté. Mais, je l’ai dit, cette phrase est écrite sur un trottoir, là où l’on marche, donc, et me vient une autre interprétation : Je suis Alain Soral, au sens de « je le suis à la trace », « je suis sur sa piste ». Et cette hypothèse m’évoque une autre formule, « il est passé par ici, il repassera par là », tirée d’une chanson enfantine, Il court il court le furet (Au fait, il s’agit d’une contrepèterie, mais sans doute l’aviez-vous déjà remarqué). Autre sens possible, je suis la ligne d’Alain Soral, ses positions, toujours du verbe suivre. Soupesant cette phrase qui n’en demande sans doute pas tant, jouant avec elle, je convoque le cogito cartésien, cogito ergo sum, « je pense donc je suis », que je transforme en , je ne pense pas donc je suis, comprenez « je suis suiviste ». Bref je suis peut correspondre à deux verbes, être ou suivre, à deux pluriel, nous sommes ou nous suivons. Je sais, tout ceci est évident mais, en même temps, très démonstratif. Car il est impossible de comprendre je suis hors contexte, il nous faut l’interpréter, et il s’agit là  d’un principe général. Le signifiant ne renvoie jamais automatiquement à un signifié, il nous faut au contraire construire le sens, le plus souvent par rétroaction. Bref, si ces considérations vous cassent les pieds, ou vous paraissent futiles, vous pouvez toujours effacer la phrase je suis Alain Soral ou, plus simplement, cracher dessus.

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Mars 2015

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26 mars 2015 : En raison d'un appel à la grève
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J’ai l’habitude, lorsque je suis chez moi,  d’écouter France-Inter depuis tôt le matin, en travaillant. En voiture j’écoute France-Info ou France-Culture. Bref j’ai mes habitudes d’auditeur. Or, depuis plus d’une semaine, Radio-France est en grève. Et chacune des chaînes nous sert de la musique en continu, ce qu’on appelle dans le jargon du métier une « playlist musicale », entrecoupée de temps en temps par une voix féminine qui lance « vous écoutez France-Inter » (Ah bon !) ou sur France-Culture une autre voix, toujours féminine, qui annonce plus simplement « France-Culture ». Sur toutes les chaînes en revanche un même bref texte est lu par des voix encore féminines, sauf sur France-Info où c’est un homme :

« En raison d’un appel à la grève par plusieurs organisations syndicales portant sur les difficultés budgétaires et la défense de l’emploi à Radio France nous ne sommes pas en mesure de diffuser l’intégralité de nos programmes habituels, nous vous prions de nous en excuser ».

C’est bien peu, après huit jours de grève sans aucune explication. Mais il y aurait là un beau sujet d’étude : Les caractéristiques de la « playlist » de chacune des chaînes. Je me suis contenté de prêter attentivement l’oreille à celle de France-Inter, un mélange pas désagréable de jazz, de chanson francophone, latino ou anglo-saxonne, de rap, puis de commencer à l’analyser. Alternent des standards, un vieux Ferré (Ah ! Monsieur William), un vieux Gainsbourg ou un vieux Trenet, un Dylan ou un Cohen, de plus jeunes artistes déjà connus, Arthur H, Paradis ou Juliette, et des inconnus, du moins inconnus de moi, mais apparemment pleins de talent, et enfin des choses difficiles à qualifier, des morceaux qui n’auraient normalement aucune chance de passer sur les ondes hors des jours de grèves, de purs ringards qui profitent de l’anonymat (en effet, les morceaux et les interprètes ne sont jamais annoncés) pour engranger quelques droits d’auteurs. Mais, dans l’ensemble, on a plaisir à écouter en continu des choses que l’on aime, ou que j’aime, alors qu’il nous faudrait sortir de notre discothèque une centaine de CD pour nous ménager un récital comparable.

Parfois un titre joue les catalyseurs de mémoire. Ce matin j’ai entendu Cora Vaucaire chanter Trois petites notes de musique, qui m’a remémoré leurs auteurs, paroles d’Henri Colpi, musique de Georges Delerue, chanson d’un film de Colpi justement, Une aussi longue absence, et qui m’a rappelé Heureux qui comme Ulysse, des mêmes auteurs, que Brassens avait interprétée dans un autre film de Colpi, de même titre. Au moment au j’écris j’entends les Rita Mitsuko, et je pense à Catherine Ringer que j’ai vue il y a quelques semaines dans un spectacle de Bernard Lavilliers.

Finalement, ces « playlists » toutes prêtes pour jours de grève sont non seulement agréables, je l’ai dit, mais prêtent à la fois à la rêverie et à la réflexion, à l’analyse culturelle, sociologique et musicologique: c’est une bande son de notre histoire qui défile en boucle.

Tout cela me fait penser à deux chose. Le première est évidente : ces grévistes qui disposent de plusieurs chaines de radio ne sont pas capables de nous faire savoir pourquoi ils sont en grève. Mise à part la phrase citée plus haut, rien pour expliquer leur combat, et il nous faut chercher dans d’autres média pour tenter de comprendre  que Mathieu Gallet, jeune PDG de Radio-France monté en (mauvaise ?) graine un peu vite et au demeurant plus antipathique est derrière tout cela, et qu’il se trouve en mauvaise posture. Un peu paradoxal, non, que des gens de radio ne puissent pas s’expliquer sur les ondes ?

La seconde est plus grave. Outre qu’une telle grève est de nature à irriter les auditeurs fidèles de Radio-France, que les grévistes qui ne prennent pas la peine de nous expliquer leur mouvement sont en train de scier la branche qui les porte, le plaisir que l’on peut prendre à ces « playlists » pourrait être de nature à concurrencer les émissions habituelles de Radio-France. Deuxième paradoxe, tout aussi cruel que le premier.

 

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21 mars 2015 : Intermède linguistique
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Allez, avant la gueule de bois annoncée, je vous propose de changer d’idées à l’aide d’un intermède linguistique. J’ai il y a quelques jours dîné avec des amis, tous linguistes, et la conversation a porté sur la notion de corpus. Certains ont en effet littéralement déifié le corpus jusqu’à la caricature, considérant que deux ou trois heures d’enregistrement leur permettaient de tout savoir sur une communauté linguistique alors qu’il faut des semaines d’observation participante et des milliers de notes pour commencer à comprendre  ce qu’il s’y passe. Mais là n’est pas mon propos. Dans la chaleur de la discussion (et, peut-être, du vin) l’un d’entre nous a en effet lancé : « Vous savez d’où vient le corpus ? De corpus Christi ! ». Ah bon, ont répondu les autres (sauf moi), intéressés bien sûr par cette étymologie qui confirmait l’aspect presque religieux que la collecte des données dans laquelle certains linguistes voient une garantie de scientificité : si le sens premier de corpus était religieux, alors l’étymologie viendrait au secours de l’épistémologie et soulignerait cette place presque magique réservée au fameux corpus.

En fait, corpus existait bien sûr en latin bien avant l’apparition du catholicisme. Le dictionnaire Gaffiot en atteste et nous donne différents sens du mot, « corps » mais aussi « ensemble », « corporation » et surtout « tout le droit romain » (corpus omnis juris Romani). Plus tard, au XII° siècle, viendra l’expression ecclesia corpus Christi, « église, corps mystique du Christ », qui prendra au XVIII° le sens d’ « hostie ». Une étymologie doit toujours pouvoir expliquer deux filiations, l’une phonétique et l’autre sémantique, et l’on voit mal comment on aurait pu passer sémantiquement d’ « hostie » à « ensemble de données ». C’est en effet de corpus juris que va découler le sens dont nous parlions ce soir-là. On trouve par exemple dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey le passage suivant:

« Il a été repris en droit au XIX° siècle dans corpus juris (1863) « collection du droit romain », calque d’une expression du latin classique. Par généralisation du sens qu’il a dans cet emploi, il désigne un recueil de pièces et documents concernant une même discipline. Il est spécialisé en linguistique au sens d’ « ensemble d’énoncés servant de base à l’analyse » (1961) ». Et le dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg est tout aussi précis :

« Corpus, 1863 (corpus iuris, 1845). Tiré du lat. corpus juris ou corpus, « recueil de droit » ; sert aujourd’hui à désigner des recueils divers. »

Mais, dans le texte de Rey, juste avant le passage cité plus haut, apparaissait une mention de corpus Christi, et une lecture trop rapide pouvait faire croire à un lien. Cette idée de filiation entre la religion et la science était effectivement plaisante, mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on interprète souvent les textes de la façon qui nous arrange, qui vient confirmer ce que nous pensons ou voulons prouver. Alors, pour revenir à l’actualité, et pour montrer que la linguistique peut parfois servir à la lecture du monde, je vous conseille de vous pencher sur les interprétations du Coran qui fleurissent de nos jours. Ou de vous demander comment certains de nos députés lisent certaines lois pour les critiquer. Mais vous avez sans doute autre chose à faire.

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20 mars 2015 : Gueule de bois
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Les élections de dimanche vont être une catastrophe pour la gauche. Pourtant, selon un sondage publié hier, nous irions vers les pourcentages suivants : 30% pour l’UMP, 29% pour le FN et 35% pour la gauche. Mais voilà, la gauche est divisée comme jamais. Mélenchon rêve du modèle grec et se voit comme le sauveur de la « vraie gauche », sans qu’on sache vraiment ce qu’il entend par là, les Verts ne pensent qu’à leurs divisions internes, les communistes ne se rendent pas compte qu’ils vont disparaître, mais tous veulent être candidats et feront objectivement le jeu du FN. C’est donc là le premier facteur expliquant cette catastrophe annoncée. Le second facteur, c’est l’abstention attendue, plus de 50%. De cette abstention, les politiques sont bien sûr responsables : personne ne leur fait plus confiance. Mais il demeure que chacun de nous peut jouer un rôle. Nous ne pouvons certes pas renouer les liens entre des partis de gauche déchirés et égocentriques, mais nous pouvons voter et faire voter. Avant la gueule de bois de dimanche soir.

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19 mars  2015 : Ratures 
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J’ai sous les yeux une photo datant de mon adolescence. J’ai quinze ou seize ans et pose fièrement, en costume-cravate, devant de magnifiques mosaïques. Ma tante Cricri m’avait amené pour la première fois à Tunis, au musée du Bardo, que je fréquente donc depuis près de soixante ans. J’en ai suivi les modifications, dont certaines toutes récentes, l’évolution muséologique, j’y découvre sans cesse de nouvelles choses, bref le Bardo fait partie de mes petits secrets culturels. On dit beaucoup que la Tunisie est le seul pays arabe démocratique, ce qui est vrai, mais sa singularité est ailleurs, dans sa culture, justement. Les pays arabes n’aiment pas beaucoup ce qui n’appartient pas à l’histoire de l’islam, les Egyptiens par exemple ne s’intéressent guère à leur passé gréco-romains ou aux pyramides. La Tunisie pour sa part, même si les fouilles de Carthage mériteraient peut-être plus d’assiduité, mélange harmonieusement ses références et ses racines: l’amphithéâtre d’El-Djem voisine avec la grande mosquée de Kairouan, les ruines romaines d’Utique ou de Dougga avec la synagogue de Djerba. Et cette tolérance historique est aussi un signe de démocratie, de démocratie politique et culturelle. Je ne sais pas ce que visait l’attentat d’hier, tout à la fois sans doute, la politique, la culture, le tourisme, tout ce qui fait de ce pays qui est en partie le mien une petite perle rare au creux de la Méditerranée. Une perle que les fous de la kalachnikov veulent raturer. J’ai encore en mémoire une affiche du Hezbollah vue à Beyrouth il y a quelques années, sur laquelle, dans l’inévitable allah akbar, l’un des L d’allah se transforme en bras tenant une kalachnikov. Tout un programme !

J’avais prévu en fait de parler ce matin d’Israël. La presse prévoyait la fin de Netanyahou, et ce fut le contraire, la catastrophe. On peut songer à ces vers de Victor Hugo, dans Les Châtiments : « Le soir tombait, la lutte était ardente et noir/ Il avait l’offensive et presque la victoire/ Il tenait Wellington acculé sur un bois (...) Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! C’était Blücher ». Netanyahou/ Blücher l’a donc emporté. On a, dit une formule éculée, les dirigeants que l’on mérite. Les Israéliens ont choisi de conserver le plus conservateur de leurs hommes politiques dont la dernière intervention, durant la campagne, a été d’affirmer que, lui vivant, il n’y aurait jamais d’Etat palestinien. Ce qui a le mérite d’être clair, comme sont claires les déclarations de Sarkozy sur les menus des cantines scolaires. L’un vise le FN, l’autre les colons. A propos de colons, un simple regard sur la carte des territoires de l’autorité palestinienne est plein d’enseignement: on y voit un espace criblé de colonies, comme autant de violations des accords internationaux. Les Israéliens ont donc choisi, une fois de plus, le déni de justice, sans se rendre compte que dans leur mépris pour l’autre ils risquent de bâtir, pièce par pièce, la machine qui pourrait un jour les anéantir. Il y a un mouvement, Chalom Akhshav, « la paix maintenant », qui milite pour un objectif clair : deux peuples, deux états. Mais Netanyahou n’est pas la paix, il est sa rature.

 

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 11 mars 2015 : L'hélicoptère et la hache 
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Depuis l’accident d’hélicoptères en Argentine lors du tournage d’une émission de TF1, Dropped, la télé-réalité est sur la sellette. Ce matin Libération nous sort un de ces titres-jeux de mots que j’adore, La télé-réalité au centre des dégâts. Dégâts, le mot est faible. Déjà, en 2013, un tournage de Koh Lanta au Cambodge avait entraîné deux morts, il y en a dix cette fois. La télé-réalité porte malheur ? La volonté d’aller toujours plus loin dans ces émissions débiles met les gens dans des situations limites ? Peu importe. Ce qui m’a frappé c’est qu’hier soir, au « Grand Journal » de Canal +, deux ou trois personnes visiblement proches de TF1 se battaient sur les mots, répétant jusqu’à la nausée qu’il ne s’agissait pas, en Argentine, d’une émission de télé-réalité mais d’une émission « d’aventure ». Emission de télé-réalité, émission d’aventure, qu’importe ? Quoi qu’il en soit : dix morts. On a beaucoup cité ces derniers temps une phrase d’Albert Camus selon laquelle « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde ». Le malheur est déjà là, et le débat sur la nomination paraît un peu orwellien. Disons qu’il s’agit, si vous me permettez l’expression, d’émissions de merde. Mais nous sommes sur TF1. Faut-il rappeler qu’en 2004 l’ancien PDG de cette chaîne, Patrick Lelay, avait déclaré cette chose pleine de vérité :

« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

Alors, deux morts, dix morts... On peut cependant s’étonner que les téléspectateurs, devant un tel mépris, continuent de regarder TF1.

Un qui ne s’embarrasse pas de mots, c’est le ministre israélien des affaires étrangères, Avigdor Lieberman. Selon NewsWeek (mais j’ai vu la séquence sur une chaîne de télé) il a déclaré dimanche, lors d’un meeting, que les Arabes israéliens qui n’étaient pas fidèles à Israël devaient être « décapités à la hache ». Fichtre ! Les commentateurs disent qu’il s’agit d’une déclaration « électorale ». Ce qui signifierait que l’électorat israélien est sensible à ce type de menaces et de pratiques. En Arabie Saoudite, on décapite au sabre. En Israël un ministre menace de décapiter à la hache. Vous avez une préférence ? Nous vivons une époque moderne !

 


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fleche 10 mars 2015 : Retour d'Afrique

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Au Togo comme au Bénin les églises évangélistes pullulent et je ne résiste pas au plaisir de vous en donner quelques noms : Eglise des saints du dernier jour, église de la pentecôte, les épouses du Christ, église évangéliste de la foi, église des rachetés du Christ, église des assemblées de Dieu, les ambassadeurs du Christ, église du christianisme céleste, église du Dieu de la prophétie, église céleste du Christ, église évangélique de la parole du Christ au monde, etc. Elles ont en commun d’ignorer Marie (pauvre vierge oubliée) et d’être des pompes à fric, avec parfois un humour involontaire :  J’ai ainsi vu à Lomé une affiche annonçant « 24 heures sans interruption, prières et dévotions » avec, en surtitre, « Jésus Christ sponsor officiel ». Tout cela donne l’impression que les catholiques ont ici secrété leurs anticorps, mais en fait ces sectes viennent des pays anglophones voisins, Ghana et Nigeria, et donc indirectement des USA. Les voies du Dieu capital sont décidément très prévisibles.

Le Togo est un petit pays, étroit, si étroit qu’au centre de la capitale, Lomé, deux panneaux indiquent deux directions opposées : frontière Ghana, frontière Bénin. La frontière avec le Bénin est à 50 kilomètres, mais celle du Ghana passe dans la ville. Imaginez, au centre de Paris, un panneau indiquant la frontière allemande, un autre la frontière espagnole…

Peut-être ces dimensions réduites expliquent-elles qu’à la prochaine élection présidentielle, en avril, il n’y aura qu’un seul tour. Ce qui est bien pratique pour le sortant : l’opposition, divisée, n’aura aucune chance de se regrouper au deuxième tour, puisqu’il n’y a pas de deuxième tour. C’est même tellement pratique que l’on trouve le même système au Gabon, où l’on votera en 2016.

J’étais là-bas pour donner des conférences, dans le cadre du mois de la langue française, et à la fin d’une table ronde, au moment des interventions du public, j’ai noté quelques répliques intéressantes. Par exemple : « Le français est votre langue, vous devez nous aider à le maintenir » (comprendre : nous aider financièrement). Mais, surtout, et en particulier chez les jeunes, se manifeste une grande suspicion face à la francophonie, le mère de tous les maux selon certains, qui fait obstacle au développement des langues africaines. Mon propos était justement de parler de la promotion des langues africaines, et je n’étais pas dans le collimateur. Mais, cinquante cinq ans après les indépendances, on ne peut que noter deux choses : d’une part les gouvernements ne semblent pas concernés par ces langues, ou bien peu, et d’autre part les jeunes qui veulent défendre leurs langues ne se tournent pas vers leurs dirigeants mais vers la Francophonie, ce qui est un peu paradoxal. Je leur ai conseillé d’aller voter et de se demander quelle était la place des langues dans les programmes des candidats

 Pour finir avec quelque chose qui n’a rien avoir (quoique...), Vassilis Alexakis, dans son dernier roman, La clarinette,

joue avec l’étymologie du mot grec signifiant la vérité, aléthéia. En effet, en enlevant la a- privatif on obtient soit lathos (« erreur), ce qui ferait de la vérité ce qui n’est pas erroné, soit léthé (« oubli ») ce qui en ferait ce qu’on n’oublie pas. Comme dans un supermarché ou une cafétéria  vous pouvez choisir l’étymologie qui vous convient… Et certains militants africains pourraient réfléchir sur ce point : oubli ou erreur.

 

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Fevrier 2015




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fleche28 février 2015 : Dernière (et bonne) nouvelle

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La librairie Harmonia Mundi est sauvée, elle ne ferme pas. Ce qui n'enlève rien à la teneur de mon billet d'hier.
Ceci dit, je pars une semaine travailler en Afrique. A plus tard, pour des nouvelles de la francophonie....



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fleche27 février 2015 : Ouvrir, fermer

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Une librairie, la meilleure à mes yeux, d’Aix-en-Provence, Vents du sud, a disparu il y a deux mois. Une autre, Harmonia mundi,  va fermer. Il en restera deux ou trois, plus la FNAC. Il y a beaucoup de livres à la FNAC, mais jamais ceux que je cherche. Signe des temps : des piles de bouquins qui n’ont rien à dire, des bouquins à lire sur la plage, presque en pensant à autre chose, et si l’on sort de ce chemin balisé, aseptisé,  il nous faut commander ce que nous voulons lire et attendre... J’ai également vu, depuis une dizaine d’années, toujours à Aix-en-Provence, deux excellents disquaires fermer boutique, après l’ouverture de la FNAC justement. Il y a des disques à la FNAC, mais rarement ceux que je cherche. Voir plus haut.

 Passons à autre chose qui n’a rien à voir. Encore que, peut-être...

En 2001 les talibans afghans faisaient sauter à la dynamite les bouddhas de Bamyan. Plus récemment, à Tombouctou, on a brûlé des statues et des manuscrits, détruits des sanctuaires, interdit la musique. Et, il y a deux jours, au musée de Mossoul, des esthètes de Daech ont massacré à la masse des statues datant du VII° siècle avant notre ère. Derrière la haine de l’art, de l’écrit, de la musique, de que sais-je encore, il y a une haine plus profonde, la haine de ce qui n’est pas musulman, la haine de ce qui est plus ancien que l’islam, et derrière tout cela encore la haine de la vie mais, surtout, il y a une profonde inculture. Combien de gens se réclamant du Coran peuvent-ils réellement le lire et non pas réciter mécaniquement quelques sourates? On avance le chiffre de cinq pour cent. Mais c’est au nom d’un livre qu’on ne comprend pas que l’on hurle, que l’on condamne et que l’on tue. De la même façon qu’en Chine, durant la révolution culturelle, on hurlait, condamnait et tuait au nom du petit livre rouge dans lequel il n’y avait pas grand chose à comprendre.

On prête à Victor Hugo une phrase selon laquelle ouvrir une école ce serait fermer une prison. Il faut, bien sûr ouvrir des écoles et, dans le monde arabe, y enseigner la modernité, les cultures, toutes les cultures, non pas dans une langue incompréhensible mais dans la langue que les gens parlent. Mais il faudrait pour cela vouloir s’ouvrir au monde, vouloir s’ouvrir aux autres, vouloir lutter contre l’intolérance, ce qui est loin d’être gagné.

Ouvrir des écoles, apprendre à lire, fermer des librairies, interdire la musique, fermer des disquaires : Bien sûr tout cela n’a rien à voir, nous ne sommes ni à Tombouctou ni sous la botte des abrutis de Daech et je suis bien conscient d’exagérer un peu. Mais ce tourbillon d’inculture et de fermeture de lieux de culture me paraît inquiétant. J’espère être inutilement pessimiste.


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fleche25 février 2015 : Appeler un chat un chat

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Je ne crois pas beaucoup m’avancer en supposant que personne, parmi ceux qui me font l’amitié de me lire, ne souhaite aux Grecs plus de privations, de malheurs et d’austérité. Reste bien sûr à comprendre comment ils ont réussi à entrer dans l’Europe avec un dossier économique truqué et pourquoi, depuis des années, ils n’ont pas de cadastre (c’est-à-dire pas d’impôts locaux), pourquoi depuis que les impôts existent l’église, pourtant très riche, n’en paie pas, pourquoi tout le monde triche, bref, ce n’est pas mon sujet. Alexis Tsipras et son ministre des finances Yanis Varoufakis proclament depuis des semaines qu’ils refuseraient de se plier aux diktats de la « troïka » (c’est-à-dire la Commission européennes, la Banque Centrale Européenne et le FMI), que la Grèce ne paiera pas sa dette, qu’elle obtiendrait de nouvelles conditions, etc. Et le refus de la troïka était au centre de leurs discours. Ils ont dû céder sur tous les points devant l’intransigeance européenne, non seulement celle de l’Allemagne, dont tout le monde parle, mais aussi et peut-être surtout celle de pays qui ont, eux, appliqué avec succès un programme d’austérité et de redressement, comme l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne, qui ne voient pas pourquoi ont accorderait à Athènes des faveurs qu’on leur a refusées. La Grèce a cédé, mais pas devant « la troïka », non, devant « les institutions » selon les documents qu’ils ont signés. C’est quoi, « les institutions » ? Et bien, c’est la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne et le FMI, c’est-à-dire la troïka.

On cite beaucoup, depuis quelques semaines, une phrase d’Albert Camus selon laquelle « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde ». Je ne sais pas si bien les nommer c’est donner du bonheur au monde, mais l’idée qu’il faut appeler un chat un chat est bien ancrée dans la culture française, depuis sans doute que Nicolas Boileau a un jour condamné sans appel en deux alexandrins cinglants un procureur véreux, Charles Rollet : 

« Je ne puis rien nommer si ce n’est par son nom 
J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon »

Dans un autre genre, Jean-Paul Sartre écrivait que « La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie » . Nommer les choses par leur nom, ou appeler un chat un chat, c’est appeler  « troïka » la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne et le FMI. Changer ce mot par « les institutions » c’est, bien sûr, badigeonner les choses, mais le faire sans beaucoup d’imagination. Les institutions ! C’est vague et bien peu poétique. Troïka renvoyait au moins à un traineau tiré par trois chevaux et glissant sur la neige ? Tant qu’à appeler un chat un chat, on aurait pu choisir dans une longue liste dont je ne donne que quelques éléments : chat, abricot, boutique, chagatte, cramouille, matou, minet, moule, etc.


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fleche19 février 2015 : Non à la litote !

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Vous le savez, bien sûr, la litote est une figure de style qui consiste à dire le moins pour laisser entendre le plus. On en donne souvent des exemples littéraires, comme cette phrase adressée par Chimène à Rodrigue dans Le Cid : « Va, je ne te hais point », pour dire « je t’aime ». Mais le langage populaire n’ignore pas ce procédé rhétorique, lorsqu’une formule comme « vous n’êtes pas sans savoir » est utilisée pour « vous savez très bien »,  « Il n’est pas gentil » pour « il est méchant », « ce n’est pas un enfant de chœur» pour « c’est un truand », « vous arrivez un peu en retard » pour « vous êtes très en retard », « les discours politiques ne sont pas très passionnants » pour « ils sont casse-pieds », etc.

Tout cela est bien beau, me direz-vous, mais qu’ai-je donc contre la litote pour avoir donné ce titre à mon billet ? Rien, je vous le jure, je n’ai rien contre la litote, même si ce titre pourrait constituer un slogan un peu sibyllin, à scander dans des manifestations contre le style de tel ou tel écrivain. Non, rien de tel. Mais attendez la suite.

Le mot litote, tous les dictionnaires étymologiques vous le diront, vient du latin, avec le même sens, qui lui-même l’avait emprunté au grec litotês,  qui signifiait « simplicité ». Mais il existe en grec moderne le mot λιτότητα qui a pris un sens très différent. Ne me demandez pas pourquoi, je ne connais pas assez le grec pour pouvoir expliquer cette évolution, mais λιτότητα signifie aujourd’hui « austérité ». Et Όχι στην λιτότητα est un titre fréquent dans la presse grecque, « non à l’austérité » donc mais que l’on pourrait entendre « non à la litote ». Je trouve ça très poétique, ou plutôt économico-poétique. Pas vous ?



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fleche14 février 2015 : Rafales, merci Sarkozy et double contrainte

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Il est des jours où il faut savoir faire amende honorable. Je me suis moqué pendant des années des mensonges et des approximations de Sarkozy chaque fois qu’il prétendait être sur le point de vendre des Rafales, plein de Rafales, au Brésil, à « monsieur Lula », comme il disait (vous imaginez la reine d’Angleterre par exemple parler de « monsieur Sarko » ?). J’ai d’abord, en tant que linguiste, été injuste car j’aurais dû souligner qu’il illustrait parfaitement les analyses du philosophe John Austin dans son livre What to do Things with Words (la traduction française de ce titre, Quand dire c’est faire, est tout aussi parlante) : effectivement, Sarkozy pense que dire c’est faire, et sur ce point non plus il n’a guère changé. Mais surtout, il s’est simplement trompé de pays, petite erreur géographique (on ne peut pas briller dans tous les domaines). Le Brésil, l’Egypte, c’est pareil, ce qui compte c’est de les vendre, « nos » Rafales. D’ailleurs, sans Sarkozy et son acolyte Tony Blair, Hollande n’en aurait jamais vendus. Pourquoi l’Egypte veut-elle acheter ces avions ? Parce que la Libye est plus que menaçante pour toute la région. Pourquoi est-elle menaçante ? Parce qu’il y règne une totale anarchie. Pourquoi cette anarchie ? Parce que Sarkozy et Blair y ont semé le désordre, voulant se débarrasser de Kadhafi sans se préoccuper de ce qui allait le passer ensuite et transformer une dictature en supermarché d’armes en tous genres. Et voilà ! Hollande n’a rien fait, merci Sarkozy !

La classe politique ne se trompe pas sur ce succès collectif, fruit de « l’esprit du 11 janvier », de la convergence de tous les courants, et elle se félicite d’une seule voix. Enfin presque. Emmanuelle Cosse, la secrétaire nationale des Verts, a d’abord répété que le Rafale était « un ratage industriel », puis s’est demandé si « la priorité de l’Egypte était vraiment d’acheter ces avions » (les Egyptiens sont sans doute flattés que madame Cosse se préoccupe de leur priorité), et a enfin rappelé que la police égyptienne a tiré il y a une semaine sur des manifestants. Après Sarkozy illustrant les théories d’Austin, Cosse vient illustrer ce qu’on appelle la « double contrainte », c’est-à-dire le fait qu’une injonction soit paradoxale. On en connaît de nombreux exemples, les plus savoureux étant ceux qui s’apparentent à des histoires drôles.  Ainsi une mère qui offre à son fils deux cravates, une noire et l’autre verte et qui le dimanche suivant le voit porter la noire et lui dit : la verte, tu ne l’aimes pas ? Ou encore un panneau de circulation qui porterait ce message : « ignorez ce panneau ».

Emmanuelle Cosse vient de nous fournir un nouvel exemple de double contrainte : « Le Rafale est un ratage industriel » mais « il ne faut pas vendre le Rafale ». Pour finir, est-il nécessaire de rappeler que Grégory Bateson avait lancé ce concept de double contrainte (qu’il appelait, en anglais, double bind) pour expliquer la schizophrénie ?

 

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fleche4 février 2015 : Ni-nisme et lessiveuse

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Au milieu des années 1950, dans l’une de ses Mythologies, Roland Barthes analysait ce qu’il appelait la « critique ni-ni », faisant allusion à un article anonyme publié dans l’Express, une sorte de profession de foi posant « que la critique ne doit être ni un jeu de salon, ni un service municipal ; entendez qu’elle ne doit être ni réactionnaire, ni communiste, ni gratuite, ni politique ». Il s’agissait, bien sûr, de critique littéraire, mais le commentaire qu’en faisait Barthes est, aujourd’hui, d’une lecture savoureuse. Il définissait cette « mécanique de la double exclusion » de la façon suivante :

« On fait le compte des méthodes avec une balance, on en charge les plateaux, à volonté, de façon à pouvoir apparaître soi-même comme un arbitre impondérable doué d’une spiritualité idéale, et par là-même juste, comme le fléau qui juge la pesée ».

Vous avez déjà compris où je veux en venir, vous qui avez vu ou entendu sur tous les media des politiques de l’UMP défendre leur position du « ni FN ni PS ». Mais continuons à lire Barthes :

« « Bien entendu cette belle morale du Tiers-Parti aboutit sûrement à une nouvelle dichotomie, tout aussi simpliste que celle qu’on voulait dénoncer au nom même de la complexité. C’est vrai, il se peut que notre monde soit alterné : mais soyez-sûrs que c’est une scission sans tribunal : pas de salut pour les Juges, eux aussi sont bel et bien embarqués ».

Parvenu à ce point, je me dis que cette position du juge, ou de « tiers-parti » (Ah ! la belle formule dont Barthes ne pouvait pas savoir qu’elle s’appliquerait si bien à ce que nous vivons aujourd’hui) pourrait bien impliquer que l’UMP se trouve un jour exclue  du jeu, prise au piège et minorée face aux deux plateaux de la balance, FN d’un côté, PS de l’autre. Je rêve ? Peut-être. Mais plus que la dévaluation du guide bonapartiste que veut être Sarkozy, plus que le refus du « front républicain » cher à la gauche naïve qui vota Chirac en 2001 pour faire échec à Le Pen, il y a dans ce grand désordre discursif que nous ont servi Juppé, Sarkozy, Guaino, Kosciusko-Morizet, Balkany et quelques autres, comme un constat  d’incapacité, de paralysie ou d’effroi face aux questions posées par le réel. La métaphore de la balance peut être d’ailleurs utilisée sur un mode plaisant : en balançant ce qu’il y a de chaque côté, ne se pose-t-on pas en fléau ? Ces « Ni-Ni », écrivait Barthes, sont « adaptes d’un univers bi-partite dont ils seraient la divine transcendance ». Mais n’est pas transcendantal qui veut, n’est-ce pas monsieur Balkany.

En des termes moins choisis, j’utiliserais volontiers une autre métaphore, tirant du côté des lavandières. Les thèses du FN représentent à mes yeux le linge sale de la France, chemises sales, slips sales, chaussettes sales. On peut choisir de se boucher le nez, pour tenter de récupérer quelques électeurs, de se détourner, de pérorer entre soi, pour finir par asséner la sentence, Ni-Ni, afin de ne pas exposer au grand jour ses divisions. Mais, outre qu’aujourd’hui il est impossible de cacher ces divisions, à vouloir éviter la grande lessive, en choisissant de laver son linge sale en famille, on risque de ne pas être devant la balance, impartial, mais dans le tuyau d’évacuation de la machine à laver.

 

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Janvier 2015


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fleche23 janvier 2015 : Ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière

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Il faudrait un jour, tâche harassante, faire un inventaire des lieux communs ou des postures politiquement correctes que la gauche angélique, dont je suis sans doute, s’abreuve. L’inventaire des lieux communs de droite serait d’ailleurs tout aussi intéressant et tout aussi harassant , mais j’avoue me sentir moins concerné par les bêtises de la droite que par celles de la gauche.

A gauche donc, on tend à nier toute influence autre que sociale sur les différents problèmes dont traite régulièrement la presse. Nous pouvons voir ici la marque d’un marxisme primaire, mal assimilé (pauvre Karl !), ou encore le fait de prendre systématiquement la position inverse de celle que prend la droite, peu importe, mais l’explication uniquement par le social a toutes les faveurs de la gauche et permet « d’expliquer » bien des choses de façon confortable. Une politique des banlieues (laquelle ?) permettrait ainsi de résoudre tous les problèmes.

D’ autres lieux communs viennent de ressurgir à l’occasion du massacre de Charlie hebdo. Je lis par exemple ce matin dans une tribune libre publiée par Libération une analyse simpliste, bien résumée par son titre (« Au commencement du jihad l’humiliation et la revanche »), selon laquelle ce serait « la longue mythologie de l’humiliation qui pétrit le monde musulman » qui expliquerait les actes des frères Kouachi, de Coulibaly et de quelques autres. Par ailleurs, disent certains, derrière les victimes c’est l’islam que les terroristes islamistes atteignent, l’islam qui serait donc une autre victime, ou une victime collatérale du terrorisme. D’autres clament « ce n’est pas cela l’islam », ou « pas en mon nom ». Et il découle de tout cela un dernier lieu commun : l’islam n’est pas comptable des horreurs de l’islamisme (le catholicisme ne serait alors pas comptable des croisades ?), nous ne pouvons pas demander aux musulmans de condamner sans cesse le terrorisme, ils en sont aussi victimes. On peut sourire, en évoquant Brassens qui chantait « ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière ». Mais on peut aussi souligner que nous entendons ces mêmes proclamations depuis près de quinze ans, que l’argument est un peu court. Et pourtant, si c’était cela aussi l’islam ? Si le silence  ou l’inaction de l’ensemble des pays arabo-musulmans face à Al-Qaeda ou à l’Etat Islamique était une forme de complicité ?   Il est bien sûr tentant d’invoquer l’humiliation dont le colonialisme serait le déclencheur, mais c’est oublier que la décadence de la pensée arabe date de près de dix siècles, lorsque Bagdad a cessé d’être le centre de la science méditerranéenne, lorsqu’après deux ou trois siècles au cours desquels on a traduit (du grec, du syriaque...) en arabe tous les textes scientifiques, le mouvement s’est inversé : on s’est mis à traduire de l’arabe vers le latin et on n’a plus entendu parler de  science en arabe. Aujourd’hui, il suffit pour s’en rendre compte de consulter l’index translationum de l’UNESCO : les pays arabes traduisent peu, et surtout des textes religieux, leurs citoyens n’ont pas accès à d’autres pensées que celle de leur idéologie dominante. Dès lors, la question n’est pas, ou pas seulement, de se pencher sur la situation sociale des quartiers défavorisés, des ghettos, voire de « l’apartheid » en France, ou sur les difficultés scolaires de certains de nos concitoyens. Elle est plutôt de s’interroger sur l’état de la pensée arabe et/ou musulmane, sur l’analphabétisme, au sens propre comme au sens figuré, qui se trouve derrière des manifestations ou des massacres en réponse à des textes que les manifestants n’ont pas lu, voire ne savent pas lire. J’ai cité Brassens, « ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière ». Lui, au moins, ne cachait pas sa position.

 

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fleche17 janvier  2015 : On peut pleurer de tout mais pas avec n'importe qui

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Depuis un peu plus d’une semaine je me suis trouvé loin de mon ordinateur de bureau, et dans l’impossibilité d’avoir accès à mon site. Je dois avouer que je n’en suis pas mécontent, car face au massacre qui a eu lieu à Paris mes réactions ont changé au fil des jours, voire des heures, et je préfère de très loin le recul et la réflexion. Voici donc une sorte de petit journal.

Paris, mercredi 7 janvier 2015. J’arrive à la gare de Lyon vers 12 heures 20, saute dans un taxi, circulation fluide, cinq minutes après nous sommes à la Bastille, où c’est un embouteillage inexplicable : des motards, des voitures de police-secours, des ambulances. Je demande au chauffeur de mettre la radio et j’apprends. Nous sommes à 300 mètres de Charlie Hebdo. Des assassins surarmés et peut-être surentraînés ont montré qu’ils avaient peur de dessinateurs, peur de la plume et du crayon, et qu’ils leur préféraient la kalachnikov. Ont montré qu’ils voulaient « punir » par la mort l’expression d’une liberté qui leur est inacceptable ou incompréhensible. Deux cultures, deux civilisations, les dessins contre l’intolérance, la kalachnikov contre le rire et la liberté. Et, derrière cela, se profilent deux grands principes : d’une part la liberté d’expression, imprescriptible, le droit à la caricature, voire au blasphème, et d’autre part le droit pour tous de croire ou de ne pas croire, et en même temps le devoir de ne pas vouloir imposer aux autres leur croyance ou leur non croyance.

Je suis d’une génération qui, il y a bien longtemps, a découvert le grand Duduche, ce personnage maladroit, timide, amoureux de la fille du proviseur, créé par Cabu, dans le journal Pilote au début des années 1960. Je suis d’une génération qui l’a suivi jusqu’au beauf puis au fils du beauf, dans le Canard enchaîné, en passant par Hara Kiri, l’Enragé et enfin Charlie hebdo.  Cabu qui était fou de Charles Trenet et de jazz. Je pense à cette chanson, Y d’la joie, massacrée par Maurice Chevalier qui sautait à pieds joints sur la dernière syllabe, avec une rythmique presque militaire, Y d’la joie, tandis que Trenet la swinguait en mettant en évidence la pénultième, Y d’la joie. Cabu c’était cela, tout à la fois la joie et le rire, le grand Duduche et le Beauf, la tendresse et la dérision, le swing. Le swing dans le trait du dessin, dans le regard tendre et ironique. Y d’la joie.

Je suis également d’une génération qui a découvert Siné pendant la guerre d’Algérie, Siné qui travaillait à l’Express avant de s’en faire virer, qui créa Siné Massacre, puis, en 1968, L’Enragé,  qui rejoignit Charlie hebdo puis créa Siné mensuel. Siné est un amoureux des mots et du graphisme, il sait jouer sur les deux à la fois, poétiquement, sémiologiquement, ce qui n’est pas si simple car en même temps il tire à vue sur tout ce qui bouge du côté de l’extrême droite, des racistes, des curés et autres ayatollahs, de l’armée, de la police. Il a pu réaliser un album jouant tout entier sur le mot chat, sur ses dérivés, sur ce que le va-et-vient entre le dessin et le mot pouvait dire, et un autre jouant malicieusement sur des finales hispanisantes en cia, évoquant en fait la CIA, de la poésie au militantisme. Dans son long parcours politique, pas une erreur, pas un renoncement. Pourquoi parler de Siné ? Disons-le tout de suite, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : je n’avais plus acheté Charlie hebdo depuis des années, depuis que Philippe Val, se prosternant devant Sarkozy, avaient viré Siné, avec sans doute l’assentiment d’une partie de la rédaction, ce qui avait d’ailleurs permis à Val d’obtenir la direction de France Inter. Cela ne change rien à mes sentiments d’aujourd’hui, à ce qui va suivre, aux analyses que je vais tenter, mais cette précision me paraissait nécessaire. Retournons donc à Paris, le 7 janvier.

Le soir, place de la République, des dizaines de milliers de personnes, venues pour être là, ensemble, sans se connaître mais se connaissant, se reconnaissant. Soudain, dans le ciel noir monte une sorte de mini montgolfière, un ballon de papier peut-être, ou une lanterne, je ne vois pas très bien, avec au centre une bougie, puis deux, trois, quatre lanternes, je ne compte plus, je suis sûr qu’il y en a douze, comme les douze assassinés. Une ribambelle de points lumineux qui vont très haut et disparaissent lentement dans l’obscurité. Une sorte de poésie et de joie lumineuse. Y d’la joie. Je sais que cette formule pourra choquer en de pareilles circonstances, mais Cabu et ses copains c’était cela, de la joie, de la poésie, qui rejoignait celle de Charles Trenet et son swing. Y d’la joie.   

 

Paris, jeudi 8 janvier 2015

Ce matin la presse est d’une unanimité suspecte, toutes les « unes » tirant vers le noir, jusqu’à Google affichant « je suis Charlie ». Ouais… Ca les aurait fait bien rigoler, les potes de Charlie : « Je suis Charlie », « nous sommes Charlie »… Une seule « une » me retient, celle d’un journal que je n’achète pratiquement jamais, L’Equipe : Liberté 0, Barbarie 12. C’est vrai que, pour l’instant, le match semble bien inégal.  Sur France Inter Patrick Pelloux, médecin urgentiste et chroniqueur à Charlie Hebdo, arrivé juste après le massacre, le premier à avoir vu les cadavres, explique des larmes dans la voix qu’il croit que Charb, avant d’être assassiné, a fait un bras d’honneur à ses bourreaux. On se prend à rêver que c’est vrai, même si ça ne change pas grand chose à l’horreur de ce qui s’est passé.

A midi, devant les locaux de Charlie Hebdo, nous sommes quelques centaines à déposer qui des fleurs, qui une bouteille de vin rouge ouverte, qui des bougies allumées, qui des crayons. Là, ils auraient bien rigolé, les potes de Charlie, surtout pour le pinard. Une minute de silence, puis de longs, très longs applaudissements, comme s’ils ne devaient jamais s’arrêter. Toutes les télévisions du monde sont à l’affut. Passe une vielle dame, un foulard sur la tête, visiblement maghrébine : une journaliste lui demande de traduire et de réciter une sourate du Qoran sur la paix. Un peu déstabilisée, elle répond par l’un des dix commandements, « tu ne tueras point »…  On me dit qu’il y a des milliers de gens devant Notre-Dame, pour écouter sonner le glas. Notre-Dame, ça les aurait fait encore plus rigoler, les potes de Charlie. Encore une fois, cette unanimité me gêne. Je suis de ceux qui pensent qu’on peut pleurer de tout, mais pas avec n’importe qui, que l’on peut choisir, que l’on doit choisir, avec qui partager sa peine. Je n’aime guère l’idée d’union ou d’unité nationale, et je ne me sens pas du tout concerné par tous ceux qui s’expriment en son nom. D’ailleurs,  sur les media audiovisuels, on commence à déverser des tombereaux de langue de bois, par la bouche des politiques: « ne nous laissons pas diviser »,  « ne culpabilisons pas les musulmans », etc. En face, certains disent que les musulmans sont bien muets, d’autres qu’à travers le monde tous les attentats viennent de l’islam. Le problème est qu’ils ont tous en partie raison. On parle d’unité nationale, et la tête de Christian Jacob expliquant que l’UMP sera au défilé de dimanche mais que chacun est libre d’y aller ou de ne pas y aller aurait inspiré Cabu, ou Charb, Wolinski ou Tignous.

Et puis on nous vend la traque des assassins, des informations clairsemées, avec ces clins d’œil des gens « informés » : « nous ne pouvons pas tout vous dire, pour ne pas gêner l’enquête ». Ouais, en attendant les chaînes de télé retrouvent leurs tics, accrocher le gogo, fidéliser, en meublant, en faisant parler des gens qui n’ont parfois pas grand chose à dire mais qui le disent avec componction. On pense aux chaînes de télé américaines lors de la première guerre du Golfe, disant tout et n’importe quoi, et surtout des mensonges dictés par l’armée US. Le métier, quoi.

Je ne suis pas sûr qu’ils en auraient ri, les potes de Charlie, ils auraient sans doute préféré quelques dessins pleins de bites et d’étrons, quelques formules bien senties. L’après-midi, dans le Monde, l’inévitable Bernard Henri Levy débite ses habituelles fadaises, « le moment churchillien de la V° république », ça ne mange pas de pain, « libérer l’islam de l’islamisme », tu l’as dit, bouffi, tu aurais peut-être mieux fait de réfléchir avant de prôner l’intervention en Libye…

Paris, vendredi 9 janvier

 Le matin, on continue de nous vendre la traque : ils sont cernés, avec un otage, ils sont retranchés dans un entrepôt de travaux publics, non, dans une imprimerie. Puis une autre prise d’otages, porte de Vincennes. Bref, le spectacle se poursuit. Le voyeurisme, notre voyeurisme se poursuit. J’ai envie de fermer la télévision mais ne peut m’y résoudre… Si je croyais en une vie après la vie, je les imaginerais volontiers, les potes de Charlie, tenant leur conférence de rédaction quelque part dans les nuées, échangeant des idées de « une ». Charlie  assassiné,  on arrête enfin de parler de Houellebecq. Sarkozy : merci Charlie , grâce à vous j’ai mis une dernière fois les pieds à l’Elysée. Siné : si Val ne m’avait pas viré, j’y aurais peut-être laissé ma peau. Hollande : merde Valérie n’était pas à Charlie… Je sais, ils auraient eu de meilleures idées, mais on tente de rire comme on peut.

Paris, samedi 10 janvier. Devant le siège de Charlie la foule continue de défiler, les fleurs, les bougies, les crayons constituent maintenant un mur qui traverse la rue. Le soir, boulevard de Rochechouart, au Trianon. Nous sommes un peu plus de mille dans cette salle bondée, où se produit pour un concert unique prévu depuis de longues semaines Bernard Lavilliers. Sur l’écran, avant le début du spectacle, en lettres géantes : Nous sommes tous Charlie. Après deux heures de musique je ressors, plein d’une énergie renouvelée. Merci Bernard.

Paris, dimanche 11 janvier. Impossible d’accéder à la place de la République. Nous zigzaguons d’une rue à l’autre, traversant des flots piétinants, comme s’il y avait des dizaines de manifestations, des affluents convergeant vers le fleuve central. Une images stupide me traverse l’esprit : l’Amazonie et ses flots boueux. Chacun a sa pancarte, le plus souvent Je suis Charlie, avec parfois des variantes dont l’une me ravit : Je blasphème donc je suis. Nous marchons plus de deux heures pour arriver enfin à rejoindre le flot principal. Il se dégage de tout cela une sorte de fraternité assez rare, même si, encore, je me méfie de l’aspect doucereux de l’unanimité. Ce qui est sûr, c’est que pour la première fois de ma vie je plaisante avec un CRS, lui demandant quel est le meilleur moyen de rejoindre le centre du défilé, lui me répondant qu’il n’en sait rien, qu’il est perdu, que sa compagnie vient du sud-ouest, moi le traitant en riant de provincial attardé… De cela, ainsi que de l’ampleur inégalée du défilé, tous les médias ont parlé. Mais peu ont relaté la chose la plus comique de la journée.  Derrière le premier groupe, celui des parents de victimes, il y avait celui des chefs d’états, strictement organisé par les services du protocole. Au premier rang Hollande, Merckel, Juncker, Netanyahou, Abbas et quelques autres, au troisième rang Sarkozy. Or une série de photos prises de haut nous le montre, jouant des coudes, se faufilant, pour arriver finalement à se glisser entre le président malien et le premier ministre israélien. Pour la photo officielle, on le remettra à sa place, il disparaîtra. Mais ce comportement de gamin qui veut être sur la photo met un peu de joie, sans pourtant nous faire oublier qu’il y a là quelques personnages peu recommandables, quoique chefs d’état : Bongo, Orban, Netanyahou… Encore une fois, l’unanimité me fait gerber. Je me refuse à partager ma peine avec ces gens-là.

Londres, lundi 12 janvier. Miracle de l’Eurostar, je commence pratiquement ma journée sur les rives de la Tamise après m’être réveillé à Paris. Toute la presse britannique rend compte de la marche parisienne, plusieurs pages chaque fois. Et si vous jetez un coup d’œil sur le Courrier international vous verrez qu’il en va de même dans le monde entier. Et puis, lentement, en passant d’une chaîne à une autre, je prends conscience d’une chose qui m’était à peine apparue la vieille au soir, en suivant le journal télévisé de la 2. En écoutant la BBC, j’ai soudain l’impression qu’il s’est produit à Paris un attentat antisémite. La grande synagogue de Paris, une visite de Netanyahou au supermarché kasher de la porte de Vincennes, des drapeaux israéliens, puis le lendemain le transport des corps, de quatre corps, vers Jérusalem, bref on parle bien du journal Charlie mais on a l’impression que les morts sont tous juifs. Après l’unanimité nationale factice, une sorte de détournement un peu indécent.

Mercredi 14 janvier, je me réveille à Londres et me couche à Paris. Charlie hebdo  d’après massacre est sorti, avec la une que vous savez, et de Paris à Londres la polémique enfle. En gros on parle de provocation. Pour ma part je crois que l’équipe de Charlie , du moins ce qu’il en reste, a fait le bon choix : ne pas céder à ceux qui veulent faire peur et, en même temps, donner du « prophète », dont je me fous d’ailleurs comme de ma première chemise, une image plutôt sympathique. En Grande Bretagne la presse écrite et télévisuelle a soigneusement flouté la couverture : on a le courage qu’on peut. Le journal, tiré à 700.000 exemplaires, est vendu en moins d’une heure. On le retire pour le lendemain, revendu aussi vite, on le retirera encore. Certains ont acheté plusieurs exemplaires et tentent de les revendre  10, 20, 40 fois plus cher. Ambiguïté totale, sens des affaires, le bizness n’est-ce pas. Il y aura sans doute plusieurs millions d’acheteurs de ce numéro. Et alors ? Et après ?

Jeudi 15 janvier, le soir je renoue avec la télé française et regarde C dans l’air. Le grand rabbin revient sur l’antisémitisme, sur les Juifs qui ont peur, qui veulent partir en Israël. Quelqu’un suggère que le conflit israélo-palestinien n’est pas étranger à cette ambiance. Il dénie avec vigueur. Et pourtant, monsieur le grand rabbin… Et pourtant, au minimum, si la colonisation de l’état israélien prenait fin, les décérébré antisémites n’auraient plus cet argument. Argument de mauvaise foi, dit le rabbin. Peut-être, sans doute, mais la colonisation, elle, est réelle, et les arguments israéliens d’une plus grande mauvaise foi encore. Mais qu’importe. Ce qui est clair c’est qu’il aura suffit de quelques jours pour que cette pseudo unanimité, cette union nationale factice, se dilue.

Le massacre de Charlie aura révélé beaucoup de choses, qu’il est difficile de démêler, des faux-culteries, des solidarités, sans que la frontière entre les deux soit nécessairement claire. Déjà, chez les jeunes beurs français circulent diverses théories du complot, par exemple que le policier musulman tué ne l’a pas été par des musulmans mais par le Mossad (les musulmans, c’est bien connu, n’assassinent pas des musulmans). D’autres disent clairement que ces assassins sont des héros : à chacun son Che Guevara. Le défi auquel nous sommes confrontés est peut-être là : comment lutter contre cette décérébration, contre cet analphabétisme politique sur lequel reposent les religions, qui fait que les uns idolâtrent « le prophète », les autres défendent inconditionnellement Israël. Ce qui nous mène, même si cela n’est pas politiquement correct, à un fait incontournable : de la même façon que les Etats Unis devraient cesser de soutenir de façon inconditionnelle l’injustifiable politique coloniale de l’état d’Israël, les musulmans devraient balayer devant leur porte, mettre de l’ordre dans leur basse-cour de tarés. Dans les deux cas, on peut toujours rêver…

Bref, tout cela est bien confus, mais tout est confus dans cette histoire, sauf peut-être cette pancarte aperçue dimanche : Je blasphème donc je suis. Bonne année tout de même.

 

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